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Côtes-du-rhône, Jacques Chirac et chah d’Iran : Guigal, l’incroyable histoire d’un empire du vin

Côtes-du-rhône, Jacques Chirac et chah d'Iran : Guigal, l'incroyable histoire d'un empire du vin




Au loin et par temps clair, la silhouette ventrue du mont Ventoux barre la ligne d’horizon. Juste à côté, les graciles Dentelles de Montmirail sont autant de petits créneaux ocre sur un ciel bleu délavé. Au fond de la vallée vauclusienne, les ruines immobiles de la tour carrée du château de Châteauneuf-du-Pape surveillent les vignes à perte de vue. Ici, les collines sensuelles sont trompeuses. La terre est rude, un curieux melting-pot géologique que ce terroir-là. Des parcelles arides comme un sol lunaire, empilement de galets roulés d’où émergent les corps noueux des ceps de vigne. Puis, quelques mètres plus loin, la terre devient sableuse, parfois brune ou rouge, parsemée d’éclats de silex ou de grès.En ce début d’été, la chaleur se laisse encore désirer et les cigales boudent. En plein cœur du vignoble, le château de Nalys, l’une des plus grandes propriétés du coin, ressemble pourtant déjà à une ruche bourdonnante. Il faut préparer les chais, surveiller la formation du raisin, planifier les prochaines vendanges vertes, qui permettront aux grappes restantes de gagner en maturation et en concentration, traiter les quelques feuilles déjà jaunies par le mildiou… Il a tant plu ces dernières semaines.500 000 euros l’hectare au bas motNalys est l’une des dernières conquêtes de la famille Guigal, qui compte parmi les plus puissantes maisons de vin en France. Elle a racheté les 53 hectares du domaine en septembre 2017 à l’assureur Groupama, au terme d’une négociation menée dans le plus grand secret. Le montant de l’opération n’a pas fuité, mais au village quelques langues se délient tout de même : ici, l’hectare vaudrait au bas mot près d’un demi-million d’euros… La famille a les reins solides, des banquiers conciliants. Après tout, on ne prête qu’aux riches. Depuis, la propriété a grossi, une parcelle ici, une autre là : désormais près de 73 hectares en tout, sur les plus beaux emplacements des alentours de Châteauneuf-du-Pape.Guigal grignote, Guigal paie bien. Les viticulteurs du coin applaudissent. Après tout, les Guigal sont des Rhodaniens… Rien à voir avec ces fonds d’investissement étrangers qui rêvent de faire une jolie culbute ou ces géants du luxe qui ne cherchent qu’à collectionner les plus belles pépites, claquent des milliards et font grimper le prix des vignobles. La famille, elle, joue le temps long. Silhouette longiligne, jean brut, baskets blanches, casquette Hugo Boss vissée sur la tête, l’héritier assume : « Nalys est un véritable coup de foudre. Une terre incroyable », confie Philippe Guigal, cherchant du regard son épouse, Eve. Chez les Guigal, à chaque génération, c’est le couple qui parle.Jacques Chirac en VRP de chocL’histoire aurait pu être différente. L’ombre de Jacques Chirac plane encore sur les vignes du domaine, dont les historiens ont retrouvé les premières traces en 1633. En 1975, le propriétaire du château de Nalys est mourant, son fils unique, décédé, alors il doit vendre. Le chah d’Iran ajouterait bien Nalys à sa collection de joyaux. Mais Chirac, alors Premier ministre de Giscard d’Estaing, met son veto. Pas un cep de vigne dans des mains étrangères, fussent-elles richement dotées. Et le voilà qui se métamorphose en faiseur d’affaires de haut vol. Il a son idée : convaincre le groupement des assureurs mutualistes, l’ancêtre de Groupama, de racheter le domaine. Les assureurs tiquent, rechignent, mais on ne barguigne guère quand Matignon donne un ordre.Pendant quarante-deux ans, Groupama gérera le château de Nalys. Cahin-caha, sans vraiment investir. Le vin est médiocre, les manquants – ces ceps de vigne morts dans une rangée – nombreux. Le rachat par les Guigal est providentiel. Ils ont un projet. Un concours international d’architectes pour rénover de fond en comble le château et y faire naître un projet d’œnotourisme de luxe. Coût des travaux : 20 millions d’euros. Et puis, passer tout le domaine en bio. « Nous, on sait travailler la vigne », souffle Philipe Guigal en faisant rouler doucement un galet au creux de sa paume.Le mythe des « La-La-La »De fait, en trois générations à peine, les Guigal ont construit un petit empire. Un peu plus de 70 millions d’euros de chiffre d’affaires l’an passé, dont 50 % sont réalisés à l’export dans près de 140 pays. Près de 10 millions de bouteilles vendues chaque année. Une offre sur presque toute la gamme de prix : des vins à un peu moins de 10 euros en côtes-du-rhône jusqu’à des flacons qui s’envolent au-delà des 500 euros pour les plus beaux crus. Aux Etats-Unis, Guigal est la marque de vin la plus vendue, toutes appellations confondues. Le succès n’est pas que commercial. « La valeur immatérielle de ce qu’ils ont créé est exceptionnelle », s’enflamme Samuel Montgermont, président des négociants de la vallée du Rhône.Les noms des appellations où la famille « travaille la vigne » sur ses propres terres ou en tant que négociant-producteur font rêver : Hermitage, Crozes-Hermitage, Saint-Joseph, Condrieu, Tavel, Gigondas… Et évidemment Côte-Rôtie, avec les « La-La-La », les trois parcelles mythiques que sont La Mouline, La Landonne et La Turque. Des vignes plantées sur des pentes abruptes et laissées quasiment à l’abandon pendant des décennies et que le grand-père Etienne Guigal et son fils Marcel ont ressuscité au début des années 1960. « Le succès du vignoble de Côte-Rôtie doit tout aux Guigal, et inversement. Ils sont la locomotive de toute la région », ajoute Samuel Montgermont. Alors que la plupart des grandes maisons ont cédé aux sirènes du nouveau monde – Californie, Australie, Afrique du Sud… –, eux n’ont pas fait d’infidélité à la vallée du Rhône. « On a encore tant de choses à faire ici, pas besoin de se disperser », promet Philippe Guigal, pas bégueule.Réseaux parallèlesLeur méthode ? « Chaque cuvée a une identité à l’intérieur d’une vision commune », décortique Yohan Castaing, critique de vin pour Robert Parker. Un travail méthodique de la vigne, un élevage long, entre douze et dix-huit mois. Pas de vente en primeur. Une sélection drastique des raisins ou du vin qu’ils achètent en tant que négociant et qui leur permettra ensuite de faire leurs assemblages, notamment en côtes-du-rhône. « Ils paient rubis sur ongle, entre 30 et 40 % plus cher que la coopérative. En échange de quoi, la qualité de ce qu’on leur fournit doit être irréprochable », témoigne Damien Gilles, président du syndicat des vignerons des Côtes-du-Rhône.Pour ne pas abîmer la marque, ils n’ont jamais accepté de livrer la grande distribution, à l’exception de Monoprix. Et pourtant, chaque année, des bouteilles Guigal se retrouvent en bonne place dans les rayons des hypermarchés Carrefour, Auchan ou Leclerc, notamment lors des foires aux vins. « La marque est devenue tellement forte qu’il faut l’avoir en tête de gondole », confie le patron d’une grande enseigne. Et tant pis s’il faut gruger. Pour démanteler ces réseaux parallèles de revente, toutes les bouteilles sont désormais traçables. Et les grossistes peu scrupuleux sont immédiatement rayés de la carte.L’inconnue TrumpSi la famille déborde de projets – ils ont racheté en 2022 le Château d’Aqueria, dédié aux appellations Tavel et Lirac –, la crise du vin menace. Comme partout en France, les viticulteurs grands ou petits, prennent en pleine face la chute de la consommation. Un désamour du vin rouge, notamment, qui s’est encore intensifié depuis le Covid. En côtes-du-rhône, la surproduction atteindrait de 10 à 15 %. Avec à la clé une chute des prix. « Si les crus ne sont pas encore touchés, le prix vrac des vins d’appellation d’origine, qui ont de gros volumes, a dégringolé en moyenne de 15 à 20 % en l’espace d’un an », s’alarme Philippe Pellaton, président d’Inter Rhône, le syndicat qui rassemble les professionnels de la viticulture et du négoce de la vallée du Rhône.Face à cette dépression sans précédent, l’héritier des Guigal n’a qu’un seul mot à la bouche : la qualité, gage de création de valeur. Une stratégie qui a un prix, ou plutôt un coût. « Pour cela, il faut investir. Or, beaucoup de viticulteurs de la région ont le couteau sous la gorge et songent même à arracher une partie de leurs vignes ou, plus radical, à faire faillite », s’inquiète Damien Gilles, du syndicat des vignerons des Côtes-du-Rhône. D’autant que de nouvelles ombres planent : la potentielle élection de Donald Trump aux Etats-Unis cet automne et l’instauration, comme en 2019, de droits de douane prohibitifs sur les vins français. « On fera comme la dernière fois, on s’adaptera en rognant sur les marges », répond Philippe Guigal, fataliste. Le luxe d’une famille qui ne doit rien à personne.



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Author : Béatrice Mathieu

Publish date : 2024-07-21 07:00:00

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