L’Express

Gitanas Nauséda, président de la Lituanie : « La défaite de l’Ukraine serait la nôtre »

L'économiste Gitanas Nauseda vainqueur de la présidentielle en Lituanie, le 26 mai 2019 à Vilnius




Qui se souvient que la Lituanie a autrefois été le plus grand pays d’Europe ? Du XIIIe au XVe siècle, ce Grand-Duché connaît une expansion considérable jusqu’à couvrir une vaste superficie, de la mer Baltique jusqu’à la mer Noire, englobant les territoires de l’actuelle Ukraine et de la Biélorussie. De ce passé immense, les Lituaniens ont conservé le sens de la grandeur. En 2021, ils ne craignent pas de tenir tête à la Chine lors d’une grave crise diplomatique. Depuis 2022, ils sont, avec les autres pays Baltes, la Pologne et la Finlande, parmi les plus farouches opposants à Vladimir Poutine.Aujourd’hui, avec plus de 2,5 % de son PIB consacré à la défense, la Lituanie (2,8 millions d’âmes) est l’un des quelques pays qui dépasse de loin l’engagement minimum de 2 % exigé par l’Otan, dont elle est membre depuis 2004. De passage à Paris à l’occasion des Jeux olympiques et paralympiques, le président de la République Gitanas Nauséda, un économiste récemment réélu triomphalement, a partagé avec L’Express sa vision du monde, à quelques semaines du lancement de la « saison culturelle de la Lituanie » qui comptera plus de 200 événements partout en France.L’Express : Pourquoi est-il déterminant, selon vous, de ne pas oublier l’Ukraine ?Gitanas Nauséda : Parce qu’il s’agit de nous tous. S’imaginer que la Russie vise uniquement l’Ukraine ou que seuls les Etats baltes et la Pologne pourraient devenir les futures cibles de Moscou serait une grave erreur. C’est l’ensemble du monde démocratique qui est menacé par Poutine ! C’est simple à comprendre. Il suffit de lire ses interviews, écouter ses déclarations, analyser sa rhétorique. Il défie l’Otan et l’Union européenne parce qu’il déteste nos règles, l’Etat de droit, la liberté, la démocratie, les droits de l’homme, etc. Si Poutine n’est pas stoppé en Ukraine, ses prochaines actions viseront directement l’Europe et l’Otan.Hélas, depuis 2022, nous n’avons pas fait assez pour arrêter cette guerre. Depuis un an et demi, nous avons perdu un temps précieux. Si nous avions pris des décisions rapides et si nous avions fourni les équipements adéquats (munitions, missiles à longue portée, avions F-16, etc.), la contre-offensive de 2023 aurait probablement été couronnée de succès et l’Ukraine aurait déjà remporté cette guerre. Au contraire, la Russie profite de notre indécision pour se renforcer. Aujourd’hui, elle pense pouvoir percer la ligne de front.Etes-vous davantage inquiet qu’il y a un an ?Je suis optimiste par nature. Mais je suis un peu déçu parce que la situation pourrait être plus favorable. L’armée russe a tiré des leçons de cette guerre. Elle se bat de manière plus efficace qu’au début. La Russie sacrifie toutes ses ressources sur l’autel de la guerre ; mobilise tous ses moyens financiers et économiques. Les capacités de son appareil militaro-industriel ont été augmentées.Elle produit désormais plus de munitions, plus de chars d’assaut que tous les pays européens réunis. Et cela, alors même l’économie russe est beaucoup plus petite que celle de l’UE. Cela signifie que nous devons être beaucoup plus impliqués et conséquents. Nous devons fixer des objectifs ambitieux et les mettre en œuvre dès que possible. Car une chose est claire : la défaite de l’Ukraine signifierait l’échec du monde démocratique en entier. Ce serait aussi notre défaite.Alors, que faire ?Nous devons unir nos efforts, en Europe et aux Etats-Unis, non seulement militairement, mais aussi juridiquement. Il faut que le régime russe soit comptable de ses actes devant la justice, ce qui signifie punir Moscou pour son crime d’agression. En ce moment, les Russes cherchent à anéantir les infrastructures énergétiques de l’Ukraine, ce qui entraîne d’énormes complications pour les gens ordinaires. J’admire le courage des Ukrainiens qui font tout pour être victorieux. Mais je pense constamment aux civils non armés, qui peuvent mourir à chaque instant sous des bombardements aveugles.Jusqu’ici, nous, les pays qui soutenons Kiev, avons introduit 14 paquets de sanctions. Et cependant, l’économie russe se porte relativement bien. C’est donc que ces mesures sont insuffisantes. Il faut passer à la vitesse supérieure. Nous avons besoin de prise de décision plus rapide et, aussi, de coordonner nos actions entre pays de même sensibilité : Union européenne, Etats-Unis, Japon ainsi que d’autres qui sont sur la même longueur d’onde.Quelle leçon tirez-vous du sommet de l’Otan, le mois dernier à Washington, à l’occasion du 75e anniversaire de l’Alliance atlantique ?Je ne suis guère déçu parce que mes attentes n’étaient guère élevées. Les 32 pays de l’Alliance ont réaffirmé le principe du renforcement du « flanc oriental » de l’Europe ; ils ont désigné la Russie comme la menace principale ; ils se sont engagés à augmenter leurs dépenses militaires. Mais en réalité, le seuil des 2 % [NDLR : du PIB de chaque pays] fixé lors du sommet de Vilnius l’année dernière est insuffisant. Je me réjouis que 23 pays sur 32 pays atteignent cet objectif, mais 9 pays sont encore en deçà. Or soyons réalistes : c’est plutôt à 3 % qu’il faudrait fixer dès maintenant le plancher minimal des dépenses militaires.De plus en plus de dirigeants comprennent que nous devons dépenser davantage, non seulement pour soutenir l’Ukraine mais aussi pour moderniser nos armées et renforcer nos industries de défense. Disons que le sommet de Washington a représenté un bon début avant le sommet qui aura lieu en 2025 à La Haye, aux Pays-Bas. J’espère que nos partenaires seront alors prêts à plus d’audace, notamment au sujet de l’adhésion de l’Ukraine à l’Otan, que je souhaite la plus rapide possible.La présidentielle américaine approche. Qui est votre candidat, Kamala Harris ou Donald Trump ?Je ne peux répondre à cette question. Dans le contexte d’incertitude actuel, la réponse n’est d’ailleurs pas aussi simple qu’il semble de prime abord. Je me souviens de Donald Trump quand il présidait les Etats-Unis. Nous nous sommes rencontrés plusieurs fois en différentes occasions, notamment à Londres et lors d’un sommet de l’Otan à Bruxelles. A mon avis, il a fait un certain nombre de choses positives pour le renforcement de l’Alliance atlantique, en particulier en mettant la pression pour que les Etats membres respectent leurs obligations financières vis-à-vis de l’organisation.Souvenez-vous qu’à l’époque, on discutait de « l’état de mort cérébrale de l’Otan ». Or si cette mort ne s’est pas produite, c’est en partie grâce à lui et à l’insistance avec laquelle il a intimé aux pays de l’Alliance de respecter leurs engagements financiers. J’ai donc hâte de coopérer et de travailler avec celui ou celle qui accédera à la Maison-Blanche. Si c’est Kamala Harris, les choses seront assez prévisibles, dans la continuité de l’administration Biden qui a défendu l’idée démocratique et soutenu l’Ukraine. Quoi qu’il en soit, il ne faut pas trop simplifier la réponse à votre question. Car d’après ce que j’ai vu, Donald Trump ne veut pas détruire l’Otan. Rien ne permet d’étayer une telle affirmation.Depuis l’ouverture d’un bureau de représentation sous le nom de Taïwan à Vilnius, les relations de la Lituanie avec la Chine (1,4 milliard d’habitants) sont grandement détériorées. Etes-vous inquiet ?Dans cette crise diplomatique avec Pékin, le cœur du sujet est notre droit sacré à développer des relations avec toutes les régions du monde. Hélas, la réaction de la Chine a été exagérée. Oui, Taïpei a ouvert un « bureau de représentation de Taïwan en Lituanie ». Mais, en même temps, depuis notre indépendance en 1990, nous avons toujours respecté « le principe d’une seule Chine ». En raison de la réaction démesurée des Chinois, nos relations ont commencé à se détériorer, unilatéralement. Ainsi, nous avons fait l’expérience de la coercition économique : Pékin a pris des mesures de rétorsion à notre encontre.Résultat, nous avons perdu le marché chinois. Nos exportations vers la Chine sont tombées à un niveau très faible. Mais, parallèlement, nous avons observé des développements positifs avec d’autres pays de la région. Dans « l’Indo-Pacifique », nos exportations ont augmenté. En définitive, nous avons surcompensé nos pertes en Chine par un gain de parts de marché au Vietnam, au Japon, en Indonésie. Aujourd’hui, nous souhaitons rétablir et développer des relations normales avec la Chine, mais pas à n’importe quel prix. Nous défendrons toujours notre droit à établir et entretenir des relations diplomatiques et économiques avec tous les pays ou régions du monde.Parlons de l’UE. Qu’attendez-vous de la nouvelle Commission européenne ?Je connais bien la présidente de la Commission Ursula von der Leyen, dont le premier mandat (2019-2024) a coïncidé avec le mien [NDLR : à la présidence de la république de Lituanie]. L’UE a été confrontée à de nombreux défis : pandémie, guerre en Ukraine ou encore migrations, en particulier la migration instrumentalisée, comme à la frontière entre la Lituanie et la Biélorussie en 2021 et 2022. Compte tenu de la complexité des problèmes et de l’imprévisibilité de la situation internationale, elle a fait du bon travail. Pour son deuxième mandat, je m’attends à une certaine continuité. Il est essentiel que nous fixions un ordre du jour stratégique clair. Des petits groupes de dirigeants dans différentes capitales, y compris Vilnius, s’y emploient et font des recommandations intéressantes.L’un de ces sujets est la compétitivité. C’est stratégique. L’Europe doit être compétitive, faute de quoi nous décrocherons sur le plan économique et nous perdrons toute influence politique. Notre continent doit, par ailleurs, se doter d’outils efficaces pour lutter contre l’immigration, en particulier l’immigration instrumentalisée, comme c’est le cas actuellement en Pologne. Les règles qui s’appliquent à l’immigration classique ne sont pas adaptées à l’immigration fomentée par les dictateurs comme [le Biélorusse] Loukachenko et Poutine qui utilisent des êtres humains pour déstabiliser nos sociétés. Nous ne pouvons pas les laisser faire. Il faut donc rester unis, ce qui est généralement le cas.Y compris avec Viktor Orban ?Jusqu’à présent, nous sommes presque toujours parvenus à faire entendre raison au Premier ministre hongrois, même sur des sujets complexes. Mais son voyage en Russie, le mois dernier, alors que la Hongrie venait de prendre la présidence tournante de l’UE, pose problème. Il est en contradiction totale avec nos efforts pour parvenir à la paix en Ukraine. En la matière, Viktor Orban n’est pas fondé à parler au nom de l’Union européenne.Pensez-vous que l’influence de la France en Europe a reculé depuis la dissolution de l’Assemblée nationale par Emmanuel Macron ?De prime abord, c’est ce qu’on pourrait penser. Mais je connais Emmanuel Macron depuis 2019 et je suis heureux d’avoir construit avec lui une relation personnelle très forte. Il demeure l’un des leaders marquants de l’Union européenne, un visionnaire qui cherche des solutions, même si celles-ci sont parfois controversées. Lorsque par exemple, en mai, il a évoqué l’idée d’envoyer des troupes ou des experts militaires en Ukraine, cette idée a d’abord rencontré une certaine résistance dans plusieurs capitales européennes. Mais cela a fait bouger les lignes. Ce qui compte, et que j’apprécie, c’est cette façon de sortir des sentiers battus et de casser la routine.Emmanuel Macron sait aussi évoluer et changer d’avis. Avant février 2022, je me souviens de ses efforts pour parler avec le président Poutine avec l’espoir d’arrêter la guerre. Ensuite, il a compris que Poutine lui faisait perdre son temps et que, lors de ses conversations téléphoniques, il essayait seulement de le mener en bateau. Bref, Emmanuel Macron a changé de position de manière très significative. Aujourd’hui, il est engagé à fond pour l’Ukraine avec la paix en ligne de mire. Mais pas la paix à n’importe quel prix.Qu’attendez-vous de la « saison culturelle de la Lituanie en France » qui démarre le 12 septembre ?Ce genre d’événement est d’abord un excellent moyen d’en savoir plus sur nos pays respectifs. Je suis bien conscient que les Français manquent d’information sur notre histoire, et c’est l’occasion de mieux la connaître. Pour ce qui est de l’avenir, il existe entre nos pays un potentiel de rapprochement économique considérable, notamment dans le domaine militaire. Votre industrie de défense est très solide et nos objectifs de développement en la matière sont ambitieux. Notre pays repose sur une économie solide qui, pendant la pandémie, a bien résisté. C’est le seul Etat membre de l’UE qui n’a pas connu de récession en 2020. Notre croissance était à 0 %. Depuis, nous progressons chaque année, notamment grâce aux secteurs à forte valeur ajoutée tels que la biotechnologie, l’industrie du laser, la fintech, etc. La France et la Lituanie sont faites pour s’entendre.



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Author : Eric Chol, Axel Gyldén

Publish date : 2024-08-06 06:00:00

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