L’Express

Rentrée littéraire : les huit premiers romans qui ont attiré notre attention

Une femme lit un livre sur un canapé.




Qui ne rêverait d’avoir la destinée des deux derniers lauréats du prix Première Plume, Eric Chacour, pour Ce que je sais de toi (Philippe Rey), et Anthony Passeron, pour Les Enfants endormis (Globe), qui ont vu leurs romans gravir les marches de la renommée et des ventes (respectivement 98 000 et 55 000 exemplaires) ? Ils étaient six sélectionnés cette année à pouvoir prétendre à cette distinction, six auteurs français, belge, québécois, au profil similaire, familiers de l’écrit (poète, journaliste, « scribe »..), et un seul gagnant, Alice Develey… Mais d’autres primo-romanciers parmi les 68 du millésime 2024 ont également retenu notre attention. Tout comme deux Anglo-Saxons. Autant de lectures hautement recommandables.Alice DeveleyLa révolte d’une adolescente anorexiqueAlice DeveleyC’est un livre coup de poing, un long cri qui résonne longtemps en vous. Seize ans plus tard, Alice Develey n’a rien oublié de son année et demie passée dans un hôpital dijonnais. Aussi la journaliste du Figaro littéraire, aujourd’hui âgée de 30 ans, a-t-elle achevé cette fiction, composée avec « les débris de ses souvenirs ». Le but ? Témoigner pour tous les enfants enfermés, pour tous les anorexiques « jamais écoutées ». Elle était juste, écrit-elle, une « gosse de 14 ans dans un pyjama trop grand », abandonnée par des parents divorcés (« je suis l’enfant de l’échec »), un père colérique et injuste, une mère expéditive et souffreteuse. La narratrice, 36 kilos pour 1,64 mètre, est donc envoyée à l’hôpital. C’est vers l’âge de 6-7 ans que Sissi, « l’une des bêtes » démoniaques qui vit dans sa tête, lui a interdit de manger, jusqu’à se suffire de trois pommes par jour.A l’hôpital, il y a certes la complicité avec les deux jeunes diabétiques de sa chambre, mais aussi et surtout l’interne Rebecca et de multiples infirmières harassées, dont une certaine Catherine, qui la gave de médicaments – bientôt prescrits pour soigner toutes sortes de maladies (schizophrénie, bipolarité, dépression, épisodes maniaques, etc.) sans raison sérieuse invoquée, signale Alice Develey dans sa postface. Pesée, prise de sang, auscultation, fréquence cardiaque, repas immangeables… Les jours se suivent et Sissi est toujours là, dans sa tête, à lui répéter qu’elle est immonde. Puis surgit cette scène, atroce, de la sonde qu’on tente de lui mettre dans l’estomac. Elle se débat, six infirmières en viennent à bout. Ne lui reste plus qu’à « dormir, manger, déféquer », et à se scarifier (« suave plaisir »). La langue est âpre, la radioscopie de l’hôpital à l’os, la colère toujours présente et le jury du prix Première Plume conquis. Marianne PayotTombée du ciel, par Alice Develey. L’Iconoclaste, 414 p., 20,90 €.Ruben BarroukLa dernière des juifsRuben BarookElle est la « presque dernière juive » de Marrakech, la gardienne octogénaire d’une époque révolue, celle d’avant les conflits israélo-arabes. Dans Tout le bruit du Guéliz, le jeune Ruben Barrouk raconte avec une grâce folle la visite à sa grand-mère marocaine, ancienne coiffeuse pour dames. Dans son appartement du quartier du Guéliz, dessiné par les Français. Paulette est hantée par un bruit mystérieux. Simple acouphène ou écho d’un passé qui ne veut pas sombrer dans l’oubli ? Venus de Paris, sa fille et son petit-fils Ruben mènent l’enquête tout en « pèlerinant » sur les vestiges d’une communauté envolée. Dans le Mellah, quartier jadis réservé aux juifs, il ne reste d’eux que le cimetière et la vieille synagogue.Méditation poignante sur l’errance et l’extinction d’une minorité séfarade pourtant protégée par le pouvoir alaouite, ce livre est aussi et avant tout le formidable portrait d’une grand-mère fantasque, « sultane oubliée » d’un royaume dépeuplé. Une mamie qui lit de vieux magazines de mode, fête shabbat avec des assiettes vides, se déguise en reine Esther pour Pourim et brandit une photo d’elle avec Mohammed VI, roi qu’elle vénère. Ruben Barrouk la quitte alors que le premier avion direct entre Casablanca et Tel-Aviv décolle, dans le cadre des accords d’Abraham. Les juifs referont-ils un jour du bruit au Guéliz ? En attendant, les jurés du Goncourt n’ont pas raté les incroyables promesses littéraires contenues dans ce livre, faisant de Ruben Barrouk le seul primo-romancier de leur première sélection. Thomas MahlerTout le bruit du Guéliz, par Ruben Barrouk. Albin Michel, 213 p., 19,90 €.Sébastien DuludeEnfance minéeThetford Mines, son quartier Mitchell, sa mine d’amiante King-Beaver, ses hauts terrils, son cimetière de pneus… Ainsi pourrait-on présenter la ville natale du jeune narrateur Steve Dubois, celle-là même où son créateur, le poète, performeur et éditeur québécois Sébastien Dulude a passé ses 6-16 ans. Un décor qui ne fait pas rêver mais où l’on peut passer des moments heureux lorsqu’on a 8 ans et un ami en la personne de Charlélie, dit le petit Poulain, rencontré l’été 1985. « Notre proximité était à la fois nonchalante et immense », écrit Steve, aussi timoré que Charlélie est déluré. Construction de cabanes, jeux avec les pneus, lectures des Tintin, ainsi vont les loisirs dans la ville d’amiante, « pays de l’or blanc ». Autre hobby, étonnant, la constitution d’un « album des catastrophes », et elles sont pléthore en cette année 1986 : Tchernobyl, Navette Challenger, Daniel Balavoine, collision aérienne d’un DC9 mexicain, naufrage d’un paquebot soviétique en mer Noire…Puis, tout s’éteint. 1991 : Steve est de nouveau seul, Charlélie n’est plus, une tornade a raison de son père, un mineur-camionneur (détesté, lui) qui ne verra donc pas la fermeture annoncée de la mine, et sa mère est psychologiquement fragile. S’il n’y avait la gentille Cindy, 16 ans, Steve sombrerait très vite, plus vite… Contrairement à ce que pourrait laisser accroire ce bref résumé, Amiante n’est pas un puits de noirceur. Il rayonne aussi de cette amitié étincelante entre deux gamins et du vocabulaire bourré de québécismes, le tout ayant ravi le jury du prix Première Plume… manqué d’un cheveu. M. P.Amiante, par Sébastien Dulude. Editions La Peuplade, 224 p., 20 €.Charlotte AugustaQuand le vernis craqueCharlotte AugustaTravailler dans un musée, une galerie ou pour un riche mécène bien établi : a priori, un rêve pour plein de jeunes esthètes cherchant à gagner leur vie dans un cadre agréable. Plus dur est l’envers du décor. Les Œuvres intérieures de Charlotte Augusta, c’est un peu Le Diable s’habille en Prada transposé dans le monde de l’art. Arrivée à la fin de ses études, Gabrielle est embauchée en CDD par une fondation très chic au patron fuyant. Rien n’a changé depuis la cour de Louis XIV. Le snobisme domine toujours le monde. Et avec lui les courbettes et les efforts qu’il faut faire pour se distinguer. A ce jeu, la discrète Cécilia craque. Un jour, elle disparaît. Plus personne ne sait où la joindre. Est-ce un simple abandon de poste ou faut-il y chercher des raisons plus graves ? Gabrielle aimerait percer le mystère…Situé entre Paris, Stockholm et l’île d’Yeu, Les Œuvres intérieures est un livre éthéré et très stylisé qu’on conseillera plus volontiers aux inconditionnels de Sofia Coppola qu’à ceux de Ken Loach. Il n’est guère question ici de la classe ouvrière. Et alors ? Un an après L’Allègement des vernis de Paul Saint Bris, on a une nouvelle preuve que le petit milieu des conservateurs et curateurs peut donner lieu à de bonnes comédies humaines : derrière les couloirs aseptisés et les cocktails champagnisés, les chausse-trappes sont légion. Gabrielle parviendra-t-elle à ne pas perdre son âme entre tous ces faux-semblants ? Réussira-t-elle à sauver Cécilia ? Avec finesse (et souvent esprit), Charlotte Augusta a parfaitement réussi sa première exposition – pardon, son premier roman. Louis-Henri de La RochefoucauldLes Œuvres intérieures, par Charlotte Augusta. Denoël, 253 p., 20 €.Michael MageeLa littérature comme petite flammeIl est des espoirs qui, trop vite, se fanent. Ceux de Sean Maguire en font partie. Il est le seul de ses amis à avoir quitté l’Irlande du Nord pour l’université de Liverpool, mais son diplôme obtenu, il n’y a pas trouvé de travail. Le voici de retour à Belfast, il vivote, squatte un appartement, vole de la nourriture au supermarché, s’installe en terrasse au pub pour y finir les pintes laissées par d’autres, bosse en boîte de nuit. L’époque des Troubles est révolue, mais la petite voisine touchée par les balles en plastique de Royal Fusiliers en allant chercher une bouteille de lait à l’épicerie est encore dans toutes les mémoires.La violence n’a pas disparu, elle est plus ordinaire. Le formidable talent de Michael Magee tient dans sa capacité à dresser par de minuscules touches le portrait d’une classe ouvrière qui n’en finit pas de transmettre ses traumatismes de génération en génération. Et aussi de nous narrer, d’une écriture fluide où les dialogues se fondent dans le texte, la possibilité d’un autre destin. Le Retour à Belfast de Sean n’en est pas forcément un, il peut encore choisir entre la violence et la littérature, tenter de concilier sa vie passée, à laquelle il est constamment renvoyé, avec le futur universitaire dont il rêve. Il suffit de peu pour y parvenir, une mère femme de ménage qui n’a pas renoncé à la peinture, une amie assez maline pour se réinventer en ne créant un compte Facebook qu’une fois le quartier quitté, une chambre dans un quartier étudiant, un livre de Kundera, de Sartre ou d’un autre. Agnès LaurentRetour à Belfast, par Michael Magee, trad. de l’anglais par Paul Matthieu. Albin Michel, 434 p., 22,90 €.Célestin de MeeûsBelgique, un 21 juin meurtrierCélestin de MeeusDès la première phrase, que dis-je, dès les deux premières pages, l’on comprend que le Belge Célestin de Meeûs, poète (reconnu) et éditeur de son état, a un ennemi, le point, et une sacrée appétence pour les longues, longues phrases. Mais le plus extraordinaire, c’est qu’on ne s’y noie pas. Et qu’on accepte de se laisser embarquer dans sa petite ville située à une heure de Bruxelles en compagnie de ses deux protagonistes centraux : Theo, 18 ans et tout juste bachelier, et le docteur Rombouts, la cinquantaine exténuée par ses activités hospitalières. En ce 21 juin écrasé de chaleur, Theo traîne, désœuvré, dans le parking de la zone commerciale, occupé à se rouler le plus beau joint possible et à siroter des bières, tandis que Rombouts s’achemine vers sa belle maison située dans la campagne environnante acquise grâce à des années de labeur.Mais tout n’est pas rose chez le bon docteur, sa femme et ses enfants l’ont quitté (il était allé « un peu trop loin » avec une consœur), seules consolations : un verre de whisky (voire plusieurs) et la beauté d’un coucher de soleil. Bientôt, Theo est rejoint par son ami Max, à peine rentré d’une soirée de solstice « de dingue » ; les deux potes décident d’aller se mettre au vert, dans une petite cabane bordant un étang. C’est ainsi que Célestin de Meeûs nous balade, d’une génération à l’autre, d’une rumination alcoolisée à l’autre, d’un avenir incertain à l’autre, nous menant habilement à la confrontation « inévitable » entre ses personnages. Roman d’atmosphère de belle volée, Mythologie du .12 (.12 comme le fusil de chasse du médecin) a reçu le prix Stanislas. A juste titre. M. P.Mythologie du .12, par Célestion de Meeûs. Editions du Sous-sol, 160 p., 17,50 €.Navid SinakiL’Iran dans toute sa détressePlus que jamais, avec Les Larmes rouges sur la façade, l’éditeur marseillais Le bruit du monde décline l’ambition affichée dans son nom : se faire l’écho des soubresauts des sociétés contemporaines. Navid Sinaki, artiste reconnu mais primo romancier, né à Téhéran et vivant désormais à Los Angeles, y narre d’une plume, tout à la fois crue et poétique, le parcours tragique d’Anjir. Amoureux d’un autre homme dans un pays où l’homosexualité est un crime mais qui accepte le changement de sexe, le jeune homme décide de devenir une femme pour pouvoir vivre au grand jour.Avec lui, on découvre le réel d’un monde qui étouffe ses citoyens dès qu’ils prennent des chemins de traverse, où l’on meurt pendu à un citronnier parce qu’on a été vu avec un autre homme, où l’on redoute le souffle de la climatisation qui, en soulevant un rideau, laisserait deviner des amours qui doivent rester clandestines, où l’on se rêve aveugle pour pouvoir tenir la main de l’autre sans avoir à se justifier. Avec ce texte, Navid Sinaki réinvente l’histoire du couple maudit. Il ne cache rien du sordide du sexe, mais y distille des moments de grâce comme ces noyaux de cerise qui glissent sur un nez, et qui, suivant qu’ils tombent à droite ou à gauche, disent l’avenir d’une relation. Il y utilise le « tu » comme un cri d’amour d’Anjir à Zal, son amant, un amour que l’on pressent à sens unique et sans avenir. Comme si dans ce contexte, l’issue ne pouvait être que tragique pour ceux qui rêvent de liberté. L’histoire récente de l’Iran en atteste. A. L.Les Larmes rouges sur la façade, par Navid Sinaki, trad. de l’anglais (Etats-Unis) par Sarah Gurcel. Le bruit du monde, 288 p., 22 €.Martial CavatzLa vista d’un bigleuxMartial CavatzJolie coïncidence : alors que les Jeux paralympiques ont mis le handicap à l’honneur, Martial Cavatz met lui aussi le sien de « déficient visuel » en lumière, à sa manière singulière. Roman autobiographique empreint d’humour, de lucidité, de candeur et de sincérité, Les Caractériels retrace son enfance défavorisée « aux 408 », cité pourrie de Besançon où il est né en 1978. Atteint de strabisme et d’un nystagmus (les yeux qui bougent dans tous les sens) depuis la naissance, le garçonnet a également souffert « de la honte d’avoir une famille qui vivait des aides sociales », des parents qui s’engueulaient tout le temps. Un beau-père détesté, oisif au possible, et une mère dépassée qui comptait sur les colis de la Banque alimentaire : « Donc j’étais cassos et bigleux, une belle addition d’emmerdes. »C’est qu’à la honte s’ajoutait la violence, les bastons sans raison avec les uns et les autres, car « la misère ne vous rend pas meilleurs, elle fait de vous des fauves sans pitié ». Mais la chance viendra précisément de son handicap, qui a permis au gamin « trop turbulent » d’intégrer un institut spécialisé pour enfants « caractériels », puis un internat pour les malvoyants et les non-voyants. Des chapardages de Caddie à l’atmosphère apaisante de la médiathèque, de la bienveillance d’éducatrices aux vacances d’été en famille d’accueil, Les Caractériels suit le chemin escarpé d’un minot « déclassé » et à « grosses lunettes », mais à l’envie furieuse d’en découdre avec son fichu fatum. Par la lecture, le dessin, l’instruction et aujourd’hui l’écriture. Sans jamais s’apitoyer. Bien vu ! Delphine PerasLes Caractériels, par Martial Cavatz. Alma éditeur, 180 p., 18 €.



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Author : Marianne Payot, Louis-Henri de La Rochefoucauld, Agnès Laurent, Thomas Mahler, Delphine Peras

Publish date : 2024-09-08 09:30:00

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