L’Express

Tatiana Stanovaya : « Si Poutine considère qu’une ligne rouge est franchie, tout est possible »

Vladimir Poutine assiste à une rencontre avec le président de l'Autorité palestinienne à Novo-Ogaryovo, près de Moscou, le 13 août 2024.




Un mois et demi après la percée surprise de l’armée ukrainienne dans la région russe de Koursk, la stratégie du Kremlin demeure floue au sujet de cette incursion inédite d’une armée étrangère sur son sol depuis la Seconde guerre mondiale. Si l’armée russe vient de lancer une contre-offensive et revendique la reprise de plusieurs localités, elle fait tout pour ne pas dégarnir son front prioritaire dans le Donbass, où ses troupes grignotent des kilomètres chaque semaine. »Le public occidental part du principe que Poutine se bat en Ukraine pour un morceau de terre. Ce n’est pas le cas. En réalité, les territoires occupés ne sont qu’un outil au service de son seul objectif : « établir une ‘Ukraine amicale’ à sa frontière », analyse dans un entretien à L’Express la chercheuse russe Tatiana Stanovaya, fondatrice du cabinet d’analyse R.Politik, basé à Paris.L’Express : le directeur de la CIA a déclaré il y a quelques jours que l’offensive ukrainienne dans la région de Koursk avait « soulevé des questions au sein de l’élite russe ». Partagez-vous ce constat ?Tatiana Stanovaya : Je ne me permettrais pas de mettre en doute les propos du directeur de la CIA ! Cela étant, j’ai observé que chaque événement majeur depuis le début de cette guerre – du premier jour de l’invasion à l’offensive de Kharkiv en septembre 2022, de la mutinerie de Evgueni Prigojine à l’incursion vers Koursk – provoque une inquiétude au sein de l’élite russe. Mais à chaque fois, la secousse passe rapidement.Quand l’armée ukrainienne a franchi la frontière russe dans la région de Koursk, une première pour l’armée conventionnelle (même si des unités de volontaires l’avaient déjà fait), cela a été perçu comme un gros coup. Sur les réseaux sociaux russes, les discussions sur l’utilisation possible d’armes nucléaires se sont multipliées, les gens posaient beaucoup de questions sur les raisons de cette incursion et sur le manque d’anticipation de l’armée russe. Des experts militaires avaient pourtant vu que l’Ukraine amassait des troupes près de la frontière russe. Cette offensive n’aurait donc pas dû être une surprise. Le Kremlin ne l’a pas vu venir.Il est clair que cette offensive a suscité des doutes et des critiques, mais l’agitation a été de courte durée. A Moscou, la vie continue normalement pour les élites, comme pour la majeure partie de la société, qui n’est pas directement touchée par cette attaque. La région de Koursk est très éloignée et la plupart des gens de Moscou considèrent que cette affaire ne les concerne pas. D’ailleurs, les sondages les plus récents, réalisés par l’institut russe FOM (Public Opinion Foundation), montrent qu’après une montée de l’anxiété et du mécontentement début août, la situation se stabilise. La réaction n’a donc pas été si significative et la société russe s’habitue désormais à ce qui se passe à Koursk. Depuis plus de deux ans, les régions russes voisines de l’Ukraine sont régulièrement frappées par les Ukrainiens, cela fait partie de la guerre.En Russie, les haut gradés ont un sacré problème : Poutine déteste recevoir des mauvaises nouvelles.J’ajouterais que dans certains cercles libéraux et antiguerre, une colère froide monte contre l’opposition anti-Poutine à l’étranger, car certains d’entre eux ont soutenu cette attaque à Koursk. D’une certaine manière, cette offensive joue en faveur de Poutine, les Russes ayant tendance à faire corps autour de l’État quand leur « patrie » est visée. Je suis quasiment sûre que cette attaque renforcera les sentiments antiukrainien et antioccidental, ce qui est aussi bénéfique pour Poutine. Le Kremlin peut donc tourner la situation en sa faveur sur le plan politique. Il n’empêche que tactiquement, cette offensive est embarrassante pour Poutine et place les habitants de la région de Koursk dans une situation très difficile. Des ordres d’évacuation contradictoires ont été donnés, les services de l’Etat s’avèrent défaillants. Mais là encore il s’agit d’un problème très local. Quand bien même les gens sont désespérés, que font-ils ? Ils enregistrent des vidéos appelant Poutine et des députés – donc le pouvoir – à l’aide.Vous l’avez dit, des signaux auraient dû alerter les généraux russes de l’imminence de cette offensive ukrainienne. Comment expliquer cet échec ?En Russie, les hauts gradés ont un sacré problème : Poutine déteste recevoir des mauvaises nouvelles, il abhorre l’alarmisme. Ainsi, si le commandement militaire observe un regroupement de troupes près de la frontière russe, il aura toujours tendance à sous-estimer les risques. Le simple fait d’alerter sur l’imminence de cette menace est synonyme pour Poutine d’un échec. Pour lui, ses généraux ont pour mission de veiller à ce que les Ukrainiens n’amassent pas d’hommes près de la frontière russe, point. Dans la verticale du pouvoir poutinienne, la circulation de l’information est donc dysfonctionnelle. Ce qui entraîne des erreurs tactiques importantes.Des renforts russes ont fini par arriver dans la région de Koursk, mais Poutine ne s’est pas pressé pour les envoyer. Comment l’expliquez-vous ?Il n’a pas de bonnes solutions militaires : soit il retire des troupes du front oriental de l’Ukraine et le rend plus vulnérable, en espérant libérer la région de Koursk, soit il privilégie l’intensification des frappes sur les infrastructures critiques ukrainiennes tout en accélérant l’avancée des troupes russes dans la région de Donetsk et en tolérant la présence des Ukrainiens sur le territoire russe. Il a choisi cette seconde option.Le président russe considère l’attaque de Koursk comme un piège, dans lequel il n’est pas question de tomber. Par conséquent, il ne devrait pas retirer ses meilleures forces du front – que ce soit dans la région de Donetsk ou ailleurs. Politiquement, ni la société ni les élites ne se retournent contre lui, car il n’y a pas d’alternative et le contrôle politique continue de s’accroître. Moscou peut donc tolérer la présence de l’armée ukrainienne à Koursk pendant des mois, voire des années.Tant que Poutine est au pouvoir, il poursuivra l’escalade.Le public occidental part du principe que Poutine se bat en Ukraine pour un morceau de terre. Ce n’est pas le cas. En réalité, les territoires occupés ne sont qu’un outil au service de son seul objectif : établir une « Ukraine amicale » à sa frontière. Cela concerne donc l’Ukraine tout entière, l’endroit où se trouve la ligne de front n’a que peu d’importance. Par exemple, si Odessa reste une ville appartenant à une « Ukraine amicale », peu importe qu’elle soit russe ou non ! Cela ne veut pas dire que Poutine a l’intention d’occuper tout le territoire, mais plutôt de forcer les autorités à capituler et à accepter des conditions qui garantiraient une politique étrangère « amicale » de la « nouvelle Ukraine. »Si Koursk ne change pas le cours de la guerre, comme l’ont espéré certains observateurs au lendemain de cette percée, qu’est-ce qui pourrait y parvenir ?J’ai une vision très sombre de la situation : d’après moi, rien ne peut vraiment affecter les intentions de Poutine concernant l’Ukraine. Tant qu’il est au pouvoir, il poursuivra l’escalade et n’envisagera aucune concession réelle, aucun retrait. Il estime qu’il s’agit d’une question existentielle pour la Russie. Et si le spectre de la fameuse « défaite stratégique pour la Russie » se concrétise, Poutine sera prêt à recourir à l’arme nucléaire.L’offensive de Koursk a une nouvelle fois remis en question les fameuses « lignes rouges » de Poutine. En a-t-il vraiment ?La doctrine de Poutine sur les lignes rouges a évolué depuis le début de la guerre. Dans un premier temps, il pensait avoir tracé des lignes rouges que l’Occident, surtout Washington, respectait. Puis, l’Ukraine a franchi toute une série d’étapes, avec des attaques très audacieuses, visant des villes très éloignées du front grâce aux drones, attaquant les régions frontalières et touchant le pont de Crimée, une cible particulièrement sensible pour le Kremlin.Apres deux ans et demi de guerre, il est évident que l’Ukraine dispose d’une marge de manœuvre beaucoup plus large que ce que les observateurs imaginaient au début. Les « lignes rouges » de Poutine se sont simplement dévaluées. Pour autant, je ne dirais pas qu’il n’y en a plus. Si Poutine estime que l’Ukraine et ses alliés occidentaux disposent d’un potentiel militaire à même de menacer la capacité de la Russie à se défendre, il pourrait considérer que la ligne rouge a été franchie. Après, tout est possible.Quelle forme pourrait prendre cette menace « supérieure » contre la Russie ?C’est toute la difficulté, il n’y a pas de définition claire. Par exemple, Poutine semble réellement préoccupé par le feu vert que pourraient bientôt donner les Occidentaux à l’Ukraine pour frapper le territoire russe dans sa profondeur, grâce à des missiles de longue portée. Ses déclarations semblent très menaçantes à ce sujet.Mais nous avons déjà entendu cela par le passé… Pensez-vous que sa réaction sera différente cette fois-ci ?Même si Poutine recourt régulièrement à la rhétorique nucléaire, je pense qu’il veut à tout prix éviter une telle escalade, qui serait l’échec ultime pour lui. Toutefois, si l’Ukraine frappe des cibles stratégiquement importantes sur le territoire russe, je crois que Pourrait sera tenté de recourir à la bombe.Personne, pas même les plus proches de Poutine, n’est capable d’anticiper ses décisions.Le sujet n’est donc pas tant l’autorisation d’utiliser ces armes à longue portée pour frapper la Russie, mais plutôt les cibles qui seront choisies.Quelle cible pourrait être considérée comme un point de non-retour pour Poutine ?Il m’est difficile de le dire. Il peut s’agir d’un ensemble de cibles, mais laquelle suscitera la réaction la plus impitoyable ? Des installations militaires ? Des infrastructures nucléaires ? Un aérodrome ? Impossible à dire à ce stade. D’autant que personne, pas même les plus proches de Poutine, n’est capable d’anticiper ses décisions.Outre le scénario nucléaire, quelles sont les autres options de Poutine pour nuire à l’Ukraine et ses alliés ?Il peut poursuivre sa guerre asymétrique contre « l’Occident collectif ». Par exemple, il a menacé en juin les États-Unis de fournir des armes et des technologies militaires aux « régions » (il est resté très vague) susceptibles de frapper des cibles sensibles pour les Occidentaux. Cela pourrait concerner les Houthis, ce mouvement rebelle chiite soutenu par l’Iran qui combat le gouvernement au Yémen, et plus généralement les forces pro iraniennes. Il peut et va intensifier les actes de sabotage dans les États occidentaux.Par ailleurs, Poutine a récemment demandé à son gouvernement d’envisager des restrictions sur les exportations d’uranium aux Occidentaux. Sa stratégie consiste à cibler tous les points faibles de l’Occident dans le monde entier. Cela peut être en Afrique, au Moyen-Orient. En réalité, Poutine n’est pas en mesure d’inverser fondamentalement le cours de la politique occidentale. Il s’attelle donc à ébranler lentement leurs positions partout où il le peut, en montrant qu’il est plus avantageux d’abandonner l’Ukraine que de continuer à se battre contre la Russie.Il semble que la pression des alliés occidentaux augmente sur l’Ukraine pour qu’elle s’asseye à la table des négociations. Côté russe, les élites envisagent-elles un processus de paix ?Avant l’attaque du Koursk, une grande partie de l’élite russe espérait que nous approchions de pourparlers de paix : il était entendu que la Russie ne pouvait pas prendre Kiev et que l’Ukraine ne pourrait pas renverser la situation pour chasser les Russes de son territoire. Côté occidental, il demeure d’importants désaccords quant à la poursuite du soutien à l’Ukraine (notamment sur son coût et ses objectifs) et la polarisation des sociétés s’accentue, comme le montrent les élections successives. Personne ne sait aujourd’hui comment la campagne américaine affectera la situation future. Tout cela pesait plutôt en faveur de négociations.L’offensive de Koursk a dissipé ces espoirs. Quoi qu’il en soit, l’élite russe n’a aucun poids sur le dénouement de ce conflit. Elle ne peut qu’observer, elle vit au jour le jour sans trop réfléchir. Bien sûr, certains ont des espoirs, mais ils ne comptent pas trop dessus.Qu’en est-il des individus qui participent directement à la « machine de guerre » ? Eux n’ont pas grand intérêt à ce que cette guerre s’arrête ?Absolument, il y a maintenant un segment important de l’élite russe qui profite de la guerre. La poursuite de la guerre garantit la sécurité. Il ne fait aucun doute que si elle s’arrête, ce sera un choc énorme pour l’économie, actuellement en surchauffe. La crise sera inévitable, qu’elle arrive avant ou après la disparition de Poutine.Avant l’incursion de Koursk, il était question de négociations secrètes en vue d’un cessez-le-feu. Qu’en savez-vous ?Ce n’est pas nouveau. Depuis le début de la guerre, il y a des allers-retours impliquant principalement des experts russes (mais pas des fonctionnaires) en contact étroit avec les autorités des États occidentaux, de l’Ukraine et de la Russie, qui font de la diplomatie parallèle. Par ailleurs, quelques personnalités mènent aussi leur propre diplomatie privée, à l’image de l’oligarque Roman Abramovitch, mais tous ces gens agissent de leur propre initiative, sans mandat de Poutine. Ces discussions sont utiles, mais plutôt pour l’avenir, quand – et si – la situation change et qu’un espoir de paix se profile. Ce ne sera ni demain, ni dans les mois à venir.



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Author : Charlotte Lalanne

Publish date : 2024-09-19 16:45:50

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