Au printemps 1979, alors que l’ayatollah Khomeiny s’installe à la tête de la République islamique, Olivier Todd dénonce la dégradation de la condition des femmes qui est « incontestablement un indicateur du caractère progressiste ou rétrograde d’une société » et avertit : « L’évolution de la situation en Iran incarne une des plus désagréables découvertes du XXe siècle : tout renversement d’un régime autocratique féodal, ou colonial, ne porte pas automatiquement en soi le progrès politique, économique et social. »La contre-évolution, par Olivier Todd, en 1979Dans l’affaire de ces droits des femmes, symbolisée, catalysée par le port du tchador, l’ayatollah Khomeiny louvoie. De fait, il a biaisé pendant trente ans sur toutes les questions concernant les droits civiques.Un matin, il annonce la création d’un ministère du Contrôle du comportement religieux. Voilà une intéressante contribution à la science politique et enceinte d’un riche avenir, comme l’invention ailleurs, de ministères de l’Information ou de la Culture. Le soir même, le saint homme rend hommage au rôle des femmes dans la révolution. Il proclame que la tenue islamique est non pas un ordre, mais un devoir religieux. II demande aussi, un peu tard, un « châtiment exemplaire » pour ceux qui auront attaqué des femmes non voilées. En ce moment, à Téhéran, il y a plus de femmes insultées ou poignardées que d’insulteurs simplement blâmés par des tribunaux islamiques.Un double pouvoir conflictuel est installé en Iran. D’un côté, celui de Mehdi Bazargan, poussé ou repoussé vers le laïcisme occidental et démocratique. De l’autre, le mystérieux Conseil révolutionnaire islamique, émanation de l’ayatollah. Il essaime à travers le pays. Il se charge de faire régler l’ordre moral, et d’abord chez les femmes.Le référendum, ou plutôt le plébiscite, du 30 mars ne propose pas un vrai choix politique. Il vise à légitimer un régime islamique dur. Ne pouvant plus se battre sur le libellé de la question du référendum, les partisans de Bazargan combattent sur le plan institutionnel. Ils préparent un projet de Constitution plus ou moins à l’occidentale. II accorderait un rôle important au Parlement. Les partisans de l’ayatollah, qui ne veulent pas « singer » l’Occident, souhaiteraient que ce Parlement eût surtout des pouvoirs consultatifs. Dans cette querelle, qui n’est pas simplement juridique, le statut formel des femmes, donc de leurs droits réels, joue un rôle fondamental.Les femmes dans la rueLa situation actuelle a une apparence paradoxale : régulièrement, les femmes les plus évoluées se retrouvent dans la rue. D’un pouvoir qui se prétend révolutionnaire, elles exigent des droits qui avaient été octroyés sous l’ancien régime monarchique, contre-révolutionnaire en fonction des demandes de la bourgeoisie et des nécessités de l’industrialisation. Des femmes qui, enveloppées de tchadors, manifestaient en décembre pour Khomeiny avec un courage extraordinaire, protestent aujourd’hui avec une égale détermination contre la volonté évidente des extrémistes religieux. Ceux-ci veulent enserrer les femmes dans un vêtement qui ne leur permet pas d’être facilement professeur, ingénieur, hôtesse de l’air, secrétaire, employée de banque.Sous le Shah, les Iraniennes étaient sans doute, avec les Libanaises et les Israéliennes, les femmes les plus émancipées du Proche et du Moyen-Orient. On trouvait autour de 40 % de femmes dans les universités, pour un pays qui restait pourtant à 50 % analphabète. Au milieu des années 30, Reza Shah interdit, officiellement, le port du voile. En 1962, son fils signait un décret permettant l’éligibilité des femmes à des fonctions municipales. Ce décret fut violemment dénoncé par Khomeiny. Pour cet esprit manichéen, tout ce qui vient de l’Occident est détestable. L’année suivante, l’ayatollah s’opposait aussi à une loi de protection de la famille. Elle avait ses imperfections. Elle abolissait cependant la polygamie et accordait aux femmes les mêmes droits qu’aux hommes en matière de divorce. »Treize siècles en arrière »L’avant-garde des femmes iraniennes – elle doit être nombreuse, si elle peut réunir des dizaines de milliers de manifestantes dans le climat actuel – réclame d’abord le maintien des droits acquis sous le précédent régime, ensuite leur renforcement. Ces femmes déclarent très nettement qu’elles ne « veulent pas revenir treize siècles en arrière ». Façon prudente de dire qu’une République islamique fondée sur le Coran risque, pour elles, d’être un recul et, en somme, une contre-évolution. Il faut pratiquer une gymnastique intellectuelle périlleuse pour tirer des sourates du Coran une interprétation égalitaire des rapports entre les sexes. Bien sûr, le phallocratisme, la peur des femmes ou le profond désir des hommes de maintenir les inégalités ne sont pas spécifiques de l’Islam le plus figé. Dans le bassin méditerranéen, en tout cas, plus un régime politique se réclame d’une idéologie religieuse, Espagne de Franco, Portugal de Salazar, Libye de Kadhafi, Arabie saoudite des princes, moins les femmes y sont libres. Une religion, quelle qu’elle soit, rudement appliquée au temporel ne fait pas souvent des femmes des citoyennes à part entière. La femme mère, vouée au foyer, n’est franchement pas non plus ce qu’il y a de plus attirant dans la vision d’un Soljenitsyne.La condition féminine est incontestablement un indicateur du caractère progressiste ou rétrograde d’une société. Qu’une fille ait le droit d’aller dans une école mixte, qu’une femme ait le droit d’être cosmonaute ou cantonnier ne prouve pas qu’une société est progressiste. Mais si ces droits lui sont refusés, alors on démontre que la société est réactionnaire. En Iran bouillonnent des forces puissantes de réaction, de contre-évolution qui fermentaient. Même par rapport à la monarchie absolue et policière qui l’a précédée, la mollarchie d’aujourd’hui représente pour les femmes la répression et la régression. Elles le clament. Elles sont entendues. Dans le monde entier, la gauche accueillit avec enthousiasme la chute du Shah. Elle a pris ses distances aujourd’hui, après les parodies de justice et les exécutions, mais surtout, peut-être, en voyant la révolte des femmes iraniennes. Elles ne sont pas « les masses » téléguidées, mais elles sont une masse identifiable, autodéterminée.L’évolution de la situation en Iran incarne une des plus désagréables découvertes du XXe siècle : tout renversement d’un régime autocratique féodal, ou colonial, ne porte pas automatiquement en soi le progrès politique, économique et social. Le vieil et sinistre argument « On ne fait pas d’omelette (une révolution) sans casser des œufs (hommes ou femmes) » ne joue plus. Il y a de nouveau accélération dans la prise de conscience historique. Malgré les témoignages abondants, il fallut un demi-siècle à une partie de l’intelligentsia pour découvrir les aspects rétrogrades de l’U.R.S.S. A propos de la Chine dite populaire, la même conversion prit trente ans. Cuba, moins de quinze ans. Pour le Vietnam uni, l’opération fut réalisée en trois ans. Pour le Cambodge, en deux. La « révolution » iranienne a été défétichisée en quelques semaines, en partie parce qu’elle ne se réclamait pas monolithiquement du marxisme.Cette révolution ne sera-t-elle que le mouvement d’une société parcourant une courbe fermée ? La terreur verte de l’Islam est-elle vraiment plus prometteuse que la terreur blanche du Shah ?
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Publish date : 2024-12-29 07:42:11
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