Professeur à l’université de Warwick (Angleterre), Michael Bradshaw vient de cosigner, avec plusieurs chercheurs britanniques, un article sur la stratégie russe en matière de gaz dans la prestigieuse revue Nature. Selon lui, Moscou ne parviendra pas à compenser les pertes financières liées à la chute des livraisons vers l’Europe. Mais de son côté, le Vieux Continent doit sans doute se préparer à payer son gaz plus cher jusqu’en 2026.L’Express : La Russie ne livre plus de gaz via l’Ukraine. Doit-on s’attendre à de fortes tensions sur les marchés ?Michael Bradshaw : Nous avons écrit en octobre que la crise du gaz en Europe était loin d’être terminée et que l’Europe avait eu beaucoup de chance au cours des deux derniers hivers d’éviter une crise de l’approvisionnement. Cette analyse tient toujours. Le marché mondial du gaz naturel liquéfié (GNL) reste tendu. Les températures basses ainsi que des périodes de « Dunkleflaute » (NDLR : plusieurs jours consécutifs avec un vent faible et un manque d’ensoleillement) ont entraîné une faible production d’énergies renouvelables et stimulé la demande de gaz ces derniers mois. Résultat : les réserves ont été davantage sollicitées par rapport aux deux derniers hivers. La situation n’est pas encore trop problématique mais il faut bien voir que les hivers en question ont été exceptionnellement doux.À cela s’ajoute l’arrêt des exportations russes via le gazoduc en Ukraine. Le marché l’avait anticipé, mais cela représente une perte de 15 milliards de m³ d’approvisionnement, soit environ 5 % de la demande totale de gaz de l’Union européenne. Il en résulte une tendance à la hausse des prix du gaz en Europe. La situation au cours des prochains mois sera déterminée par ce qui se passera pendant le reste de l’hiver, mais aussi par l’équilibre entre l’offre et la demande sur le marché mondial du GNL. L’entrée en service de nouveaux terminaux a été retardée. Il est possible que l’Europe doive faire face à des prix plus élevés que la moyenne pendant un certain temps encore, jusqu’en 2026. Au-delà, on peut espérer que le marché connaîtra une offre excédentaire et que les prix baisseront.Certains dirigeants européens s’émeuvent de l’augmentation récente des importations de GNL par bateau en provenance de Russie. Comment expliquez-vous cette tendance ?Il est vrai que les volumes de GNL russe arrivant en Europe ont augmenté. Selon une étude de l’institut Bruegel, ils ont atteint 21,3 milliards de m³ en 2024, contre 17,7 milliards en 2023. Mais il est important de rappeler que le GNL échappe pour l’instant aux paquets de sanctions déjà votés. Seul le transbordement du gaz naturel liquéfié russe sur des bateaux accostés dans les ports européens sera bientôt interdit, à partir du mois de mars. Or, cette mesure va paradoxalement accroître les exportations russes vers l’Europe, car les cargaisons de GNL n’auront nulle part où aller puisque pendant les mois d’hiver, la route maritime du Nord est fermée.Le nouveau responsable de l’énergie de l’UE, Dan Jørgensen, est déterminé à se débarrasser de la dépendance à l’égard de l’énergie russe. Cependant, les gouvernements européens veulent aussi éviter les prix records du gaz de l’été 2022. Ils sont bien conscients de la tension qui règne actuellement sur le marché. Je doute que l’Europe sanctionne le gaz russe tant qu’elle n’a pas la certitude que cela n’augmentera pas la facture pour les consommateurs. Il existe également des contrats à long terme couvrant les exportations de GNL russe vers certains pays européens qui comportent une clause « A prendre ou à payer ». Là encore, seule l’imposition de sanctions formelles en Europe pourrait y mettre un terme. Il y a donc encore du gaz russe qui parvient en Europe. La question à plus long terme est de savoir quand le gazoduc russe fera transiter de nouveau, ou non, des volumes significatifs. Cela dépendra de la façon dont se termine la guerre menée par la Russie contre l’Ukraine.Selon vous, la Russie pourrait-elle contourner des sanctions dans le domaine du gaz ?Il y a une énorme différence entre le pétrole et le gaz. Pour le premier, la Russie a trouvé des acheteurs consentants, à prix réduit, et elle a mis en place une flotte fantôme pour l’acheminer jusqu’au marché. Le gaz est plus difficile à transporter et les gazoducs sont très visibles. Pour l’instant, la Russie n’a pas besoin de cacher son commerce de GNL à partir de ses usines existantes car elles ne sont pas sanctionnées. Seul le projet Arctic-2 (NDLR : situé à l’embouchure de l’Ob, dans le nord du pays) l’est. La Russie doit donc trouver un marché pour les premières cargaisons issues de ce projet.A moyen et long terme, en l’absence d’un retour des flux vers l’Europe via le gazoduc ou de la construction de la liaison Power of Siberia 2 vers la Chine, d’autres difficultés vont se poser à elle. Si l’Europe s’en tient à son objectif de 2027 – l’indépendance vis-à-vis des combustibles fossiles russes -, le pays sera incapable de trouver des marchés alternatifs suffisants, en volume ou en valeur, pour compenser cette perte. Selon les différents scénarios possibles, les exportations de la Russie afficheraient en 2040 une baisse comprise entre 13 % et 47 % par rapport à 2020.
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Author : Sébastien Julian
Publish date : 2025-01-20 06:45:00
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