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Svetlana Tikhanovskaya : « La Biélorussie ne doit pas servir de lot de consolation pour Poutine »

Svetlana Tikhanovskaya : « La Biélorussie ne doit pas servir de lot de consolation pour Poutine »


Près de cinq ans après les grandes manifestations qui ont secoué la Biélorussie en 2020, Alexandre Loukachenko, à la tête du pays depuis plus de trente ans, a été réélu pour un septième mandat fin janvier lors d’un scrutin verrouillé. Cette fois, cependant, sans protestation majeure dans les rues. Et pour cause : depuis ce mouvement de contestation inédit, son régime a impitoyablement étouffé toute dissidence. « Un simulacre d’élection », dénonce la cheffe de l’opposition en exil, Svetlana Tikhanovskaya, qui, à l’heure où les négociations autour de la guerre en Ukraine concentrent l’attention internationale, appelle les Européens à ne pas abandonner les forces démocratiques biélorusses. « Nos deux pays sont confrontés à une problématique commune : l’ambition impérialiste de la Russie. Moscou ne veut pas que la Biélorussie et l’Ukraine soient libres de pouvoir choisir eux-mêmes leur avenir. C’est pourquoi les destins de nos deux pays sont liés », martèle l’ancienne candidate à la présidentielle biélorusse, qui avait revendiqué la victoire en 2020. Aujourd’hui, elle espère que la question de l’avenir de son pays sera intégrée aux pourparlers sur la fin du conflit en Ukraine. Interview.

L’Express : Alexandre Loukachenko a été réélu président de la Biélorussie fin janvier avec 87 % des voix. Quelle a été votre réaction à ce résultat ?

Svetlana Tikhanovskaya : Ce qu’il s’est passé en Biélorussie pendant cet événement n’a rien à voir avec la démocratie. Il ne s’agit pas d’une « élection présidentielle » lors de laquelle Loukachenko aurait été réélu. En réalité, il s’est juste nommé lui-même. Il n’existe pas de liberté de choix dans un pays où la population vit dans la terreur d’une répression constante, où les médias libres ont été liquidés, et où les opposants politiques sont soit en prison, soit en exil. Les gens ont été forcés de se rendre dans les bureaux de vote pour participer à cette farce. Nous ne reconnaissons pas ce simulacre d’élection. Je préfère d’ailleurs la qualifier « d’opération électorale spéciale » [NDLR : en référence à « l’opération militaire spéciale », expression utilisée par la Russie pour désigner son invasion de l’Ukraine] parce que cela ressemble plus à une opération militaire qu’à un processus électoral. En tant que nation et peuple biélorusses, nous n’avons pas élu Loukachenko. Et je remercie nos alliés, les démocraties, de n’avoir pas reconnu ce résultat non plus. Loukachenko a accédé au pouvoir grâce à la brutalité et au soutien de la Russie. Il est le serviteur de Poutine, pas celui du peuple biélorusse.

Que pensez-vous des autres candidats qui se présentaient face à Loukachenko ?

Aucun véritable opposant n’a été autorisé à se présenter. Les candidats qu’il avait en face de lui faisaient tous partie de son fan-club : ils étaient juste en compétition pour montrer lequel d’entre eux était le plus loyal à Loukachenko. Il n’y avait absolument aucun doute sur qui sortirait vainqueur de ce processus. La seule incertitude était le score final que Loukachenko allait décider de s’octroyer.

Contrairement à l’élection de 2020, il n’y a pas eu de manifestations massives. La Biélorussie est-elle complètement verrouillée aujourd’hui ?

C’est une certitude. La Biélorussie est aujourd’hui une immense prison où les gens vivent dans la crainte perpétuelle d’être arrêtés, comme à l’époque soviétique, sous Staline. Les messages de propagande diffusés sur les différentes chaînes de télévision étaient d’ailleurs très clairs quant au fait que toute opposition pourrait conduire à une condamnation à vingt ans de prison, voire à la peine de mort. Nous n’avons donc pas appelé les gens à descendre dans la rue pour résister, parce que nous ne voulions pas qu’ils se mettent en danger en vain. Il faut bien comprendre que la répression ne s’est jamais arrêtée, depuis 2020.

Le président du Bélarus Alexandre Loukachenko vote pour la présidentielle, le 26 janvier 2025 à Minsk

Même si les gens n’ont pas abandonné leur aspiration à vivre dans un pays libre et démocratique, je leur ai demandé de garder leur énergie en réserve. Elle sera utilisée lorsque le moment opportun se présentera. Il ne faut toutefois pas croire que l’absence de rassemblements signifie que les gens abandonnent. Ce qui est visible n’est qu’une partie de la résistance. Beaucoup de nos militants sont entrés dans la clandestinité. Malgré les risques encourus, ils nous fournissent des informations sur ce qu’il se passe dans le pays, et réalisent, pour certains, des actes de sabotage. Le combat n’a pas cessé, nous voulons toujours en finir avec ce régime.

Quand pourrait survenir ce « moment opportun » que vous évoquez ?

Pour l’heure, nous ne savons pas quand ni comment il se produira. Ses causes pourraient être diverses. Ce « moment » pourrait être lié aux événements en cours en Ukraine. Il pourrait être lié à la dégradation de la situation économique en Biélorussie – car les sanctions fonctionnent réellement. Il pourrait aussi être lié à des dynamiques se produisant en Russie. Ou même à un coup d’Etat interne. L’entourage de Loukachenko se rend bien compte qu’il vend notre indépendance et permet à la Russie de s’immiscer dans toutes les sphères de la vie de notre pays : l’économie, l’éducation, les médias… Nous assistons à un processus de russification à marche forcée, une forme d’occupation rampante. Et les gens de la nomenklatura ne sont pas satisfaits de cette situation.

Une période de turbulences en Biélorussie, ou ailleurs, pourrait donc constituer ce moment d’opportunité. Lors de la rébellion de Prigojine [NDLR : l’ancien patron du groupe de mercenaires Wagner], en 2023, nous avons par exemple été submergés de demandes de la part du peuple biélorusse, qui était prêt à se mobiliser. Les régimes semblent invincibles jusqu’à ce qu’ils s’effondrent soudainement. Nous l’avons encore vu récemment avec Assad en Syrie. Notre tâche consiste donc à nous préparer à ce moment. Lorsque l’occasion se présentera, les forces démocratiques devront être aussi unies et fortes que possible. Il n’y aura que deux options pour la Biélorussie : soit nous réussirons à initier un processus de transition avec le soutien du monde démocratique, soit un pro russe parviendra à s’imposer. Les gens doivent savoir de quel côté ils se trouveront le moment venu.

Votre mari, Serguei Tikhanovsky, est toujours en prison en Biélorussie. Avez-vous des nouvelles de lui ?

A l’heure actuelle, la Biélorussie compte au moins 1 300 prisonniers politiques. Parmi eux, neuf personnes sont maintenues dans un isolement total, dont mon mari. C’est ce que les défenseurs des droits de l’homme qualifient de « disparition forcée ». En mars prochain, cela fera deux ans que j’ai entendu mon mari pour la dernière fois. Je ne sais pas dans quelle prison il se trouve, ni quel est son état de santé. Je ne sais pas non plus si les lettres que nous lui écrivons, avec mes enfants, lui parviennent encore. Au début de sa détention, nous avions réussi à maintenir un lien, mais c’est terminé.

Notre crainte est que la Biélorussie soit simplement donnée à Poutine comme lot de consolation

Mes enfants me posent souvent des questions : « pourquoi ne nous écrit-il plus de lettres ? » Ils se demandent si leur père est encore en vie, ou s’il les aime encore. Et c’est particulièrement douloureux. C’est pourquoi nous demandons au monde démocratique d’utiliser les instruments dont il dispose pour enquêter sur ces disparitions forcées. Pour sortir nos proches de cet isolement total. Sans cela, Loukachenko se sentira libre de faire plus d’otages et de poursuivre sa politique de terreur.

Le régime a récemment donné des nouvelles de Maria Kolesnikova et Viktor Babariko, deux figures de l’opposition, elles aussi emprisonnées. Comment l’interprétez-vous ?

Maria Kolesnikova et Viktor Babariko ont eux aussi été mis à l’isolement total pendant près de deux ans. Nous sommes donc heureux d’avoir eu quelques signes de vie, même s’ils restent modestes. Toutefois, cela donne aussi le sentiment d’une manœuvre du régime : un os à ronger, pour balayer les critiques contre lui. Il faut donc maintenir la pression pour exiger, avant tout, l’arrêt de la répression. Loukachenko cherche à diviser les forces démocratiques. Nous entendons çà et là des voix qui disent qu’il faudrait négocier la libération des prisonniers politiques en échange de la levée des sanctions contre la Biélorussie. Mais il ne faut pas tomber dans ce piège : quand bien même Loukachenko libérerait 500 personnes contre un allègement des sanctions, il n’aura aucun problème à en enfermer 1 000 de plus. Il lui suffit de faire plus d’otages, puis de s’en servir comme monnaie d’échange. Face à cela, la seule solution est de démanteler son régime.

Les négociations autour de la guerre en Ukraine sont actuellement au cœur des discussions internationales. Comment celles-ci pourraient-elles affecter la Biélorussie ?

Même si les situations de l’Ukraine et de la Biélorussie sont différentes, nos deux pays sont confrontés à une problématique commune : l’ambition impérialiste de la Russie. Moscou ne veut pas que la Biélorussie et l’Ukraine soient libres de pouvoir choisir elles-mêmes leur avenir. C’est pourquoi les destins de nos deux pays sont liés. Une victoire de l’Ukraine ouvrirait une fenêtre d’opportunité à notre peuple. Il est donc très important pour nous de donner aux Ukrainiens tout ce dont ils ont besoin pour gagner cette guerre. Nous ne pouvons pas permettre que l’Ukraine sacrifie ses terres et sa souveraineté pour plaire à Poutine. Si les dictatures perçoivent que les démocraties hésitent, sont prêtes à faire des concessions, ou à renoncer à certaines valeurs, cela ne fera que les enhardir. Et dès lors, qui sait, des troupes russes pourraient un jour se masser à la frontière d’un pays de l’Union européenne.

Photo diffusée par le service de presse de la présidence ukrainienne, le 12 février 2025, du président ukrainien Volodymyr Zelensky dans son bureau à Kiev lors d’un appel téléphonique avec le président américain Donald Trump

L’Ukraine doit donc pouvoir aborder ces négociations en position de force, en sachant que le monde démocratique la soutient. D’autre part, nous pensons que la question de la Biélorussie doit faire partie de ces négociations. Si le mouvement démocratique biélorusse n’est pas en mesure de participer directement à ce dialogue, il pourrait être représenté par nos partenaires européens, afin d’exiger de la Russie une politique de non-ingérence dans nos affaires intérieures. Cela impliquerait notamment un retrait des troupes russes de la Biélorussie, et celui des armes nucléaires.

Faute d’avoir conquis toute l’Ukraine, craignez-vous que Poutine tente d’absorber la Biélorussie ?

Oui, notre crainte est que la Biélorussie soit simplement donnée à Poutine comme lot de consolation. Mais il ne faut pas laisser cela se produire. Seule une Biélorussie indépendante, pacifique et démocratique sera un partenaire fiable pour les Européens. Loukachenko est la marionnette de Poutine : ce que Poutine dit, il l’applique. Mais nous refusons de faire partie d’un nouveau pacte Molotov-Ribbentrop, qui diviserait les territoires comme un gâteau et laisserait la Biélorussie à Moscou. Les Biélorusses ne sont pas des Russes, et nous ne voulons pas être dans leur sphère d’influence. Notre avenir est européen.

Or si la Biélorussie était abandonnée à son sort, beaucoup de gens cesseraient de croire en la démocratie. Nous ne vous demandons pas de faire tout le travail à notre place – c’est notre responsabilité. Mais nous ne pouvons pas gagner cette guerre seuls. Et ce n’est pas de la charité : c’est un investissement dans votre propre sécurité. Qu’on le veuille ou non, nous faisons partie de l’infrastructure de sécurité régionale. Tant que la Biélorussie sera sous occupation russe, une menace constante pèsera sur les Ukrainiens, la Pologne, la Lituanie et donc l’ensemble de l’Union européenne. Nous avons d’ores et déjà vu la crise des migrants à la frontière avec la Pologne, un détournement d’avion [NDLR : en 2021], ou le déploiement d’armes nucléaires en Biélorussie. Nous devons mettre un terme à cette situation.

Les pays européens en font-ils assez pour soutenir les forces démocratiques biélorusses ?

Nous sommes reconnaissants pour tout ce qui est fait par l’Union européenne. Ainsi, la politique de non-reconnaissance de Loukachenko se poursuit, et c’est une bonne chose. De nombreux dirigeants étrangers soutiennent notre combat contre le régime. Maintenant, est-ce que tous les instruments fonctionnent efficacement ? Non. Lorsque nous avons demandé des sanctions fortes pour affaiblir le régime, elles ont été très longues à se mettre en place. De nombreuses failles ont, en outre, été laissées. Lorsque nous vous demandons de soutenir les forces démocratiques, ce n’est pas seulement pour survivre, mais pour gagner ce combat. Nous aimerions donc avoir une aide plus importante. Nous sommes un peuple dont l’Etat a été confisqué par un dictateur, et nous n’avons pas d’autres alliés que vous.

Qu’attendez-vous concrètement des Européens ?

Qu’ils soient courageux dans leurs décisions. La Lituanie a par exemple récemment saisi la Cour pénale internationale pour qu’elle ouvre une enquête sur le régime de Loukachenko. Aucun pays ne s’est joint à cette saisine. Pourquoi ? Il existe des mécanismes internationaux qu’il faut utiliser. C’est une pression sur le régime de Loukachenko. Mais les Européens semblent parfois un peu réticents.

Aujourd’hui, les frontières sont fermées aux Biélorusses, et les visas ne sont pas accordés en nombre suffisant. Différents programmes à destination des étudiants biélorusses ont aussi été fermés. Mais il faut réussir à maintenir les contacts et à nous donner des perspectives européennes. Loukachenko se réjouit de ces décisions, parce qu’elles lui permettent d’amplifier son discours selon lequel les Européens ne veulent pas de nous et que notre avenir est russe. Ainsi, pour la première fois depuis notre indépendance, davantage d’étudiants sont allés étudier en Russie plutôt qu’en Europe. Nous avons besoin de voir que nous ne sommes pas seuls. J’ai parfois l’impression que l’Union européenne ne croit plus en sa propre force. C’est comme si elle avait pris l’habitude d’avoir peur des dictateurs. Mais vous devez montrer votre puissance et votre capacité à les vaincre. Sinon, ils franchiront ligne rouge après ligne rouge.



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Author : Paul Véronique

Publish date : 2025-02-14 04:45:00

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