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Massacres en Syrie : « Le pays n’est jamais sorti de la guerre civile »

Massacres en Syrie : « Le pays n’est jamais sorti de la guerre civile »

Trois mois après la chute de Bachar el-Assad, le cauchemar continue en Syrie. Le bilan des victimes des violences dans l’ouest du pays ne cesse de s’alourdir. Ce lundi 11 mars, l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH) faisait état de la mort de 1 068 civils depuis le 6 mars dernier, qui, pour beaucoup, appartenaient à la minorité alaouite, branche de l’islam chiite dont est issu le président renversé.

Selon l’ONG, ces victimes ont été tuées par les « forces de sécurité et groupes alliés […] sur des bases confessionnelles », alors que les tensions entre la communauté alaouite et le pouvoir en place gagnaient la région de Lattaquié et Tartous depuis plusieurs jours. Une responsabilité à laquelle tente d’échapper le président par intérim, Ahmed al-Charaa, invitant à « l’unité nationale ». Mais pour Myriam Benraad, professeure en relations internationales à l’université internationale Schiller, cette promesse de « pacification » n’est qu' »illusoire ». Entretien.

L’Express : Cette vague de violences était-elle prévisible après la chute de Bachar el-Assad ?

Myriam Benraad : Bien sûr. Dès le départ, j’ai dit qu’il fallait se méfier de cette notion de libération, que l’on était sur un mouvement de latence. Tout changement de régime, notamment dans un contexte dictatorial, provoque ce type d’élan de vengeance collective contre tous ceux qui ont été associés non seulement au régime, mais dans le cas présent, qui ont été associés aux crimes de guerre commis par celui-ci. C’est typiquement la situation dans laquelle se trouvent les Alaouites. Cela a également été le cas en Irak et en Libye. On a ce mouvement de latence où on ne sait pas où on va. La violence se tait. Les armes se taisent face au choc provoqué par l’évènement. Puis, très vite, les fantômes réapparaissent.

Qu’entendez-vous par « fantômes » ?

Je parle des 14 ans de guerre civile, des communautés qui ont été entièrement déstructurées. Et surtout, je pense à la communauté alaouite qui a été très tôt assimilée, de manière indiscriminée, au régime. Elle a déjà fait les frais par le passé de la violence de ces insurgés islamistes ou djihadistes. Lorsqu’ils tenaient un certain nombre de territoires, on observait déjà des exactions commises par l’opposition syrienne. À cette époque, on ne disait pas les choses de manière sincère et objective : c’est-à-dire que les crimes de guerre étaient certes attribuables au régime, mais aussi à l’opposition. Cela a été invisibilisé. Tous ceux qui étaient familiers de ce contexte, et des violences déjà commises contre un certain nombre de minorités, savaient que ce changement de régime ne se ferait pas dans le calme et sans violence.

Le président par intérim Ahmed al-Charaa s’est engagé dimanche à poursuivre les responsables de « l’effusion de sang ». Est-ce une promesse crédible ?

Pas du tout. Pour deux raisons : la première est matérielle. Aujourd’hui, il n’existe pas de système de justice transitionnelle établie. Tout a été démantelé par la guerre civile. Deuxièmement, quel est l’intérêt pour al-Charaa de reconnaître l’ampleur des tueries et donc, potentiellement son niveau de responsabilité ? Lui qui se présente comme l’homme de la reconstruction, de la pacification.

Justement, malgré les nombreuses prises de parole invitant à l' »unité nationale », y a-t-il un risque que la Syrie sombre dans une nouvelle guerre civile ?

La Syrie n’est jamais sortie de la guerre civile. Il n’y a jamais eu de paix. On a observé un moment de latence après le renversement du régime par les hommes d’HTC (NDLR : Hayat Tahrir Al-Cham). On nous a annoncé un calendrier politique de manière erratique, avec l’organisation d’élections, l’idée en février de rédiger une Constitution à l’horizon de cinq ans, alors qu’au mois de décembre on nous promettait quatre ans. Les discours se sont multipliés, les notions de pacification, réconciliation et reconstruction se sont succédé dans une rhétorique qui visait à rassurer à l’intérieur du pays et à l’extérieur, mais sans réelle avancée, puisque l’objectif était la levée des sanctions de la communauté internationale. Cela remet en cause un narratif qui m’a choquée, qui était trop optimiste, que j’ai trouvé déconnecté de ce qu’on observait sur le terrain. Ce narratif convenait peut-être à une frange de l’opposition syrienne qui voulait évidemment se débarrasser du régime mais qui a vendu de l’illusion à la communauté internationale.

Il y a une ambivalence dans le discours qui pose la question de la sincérité des engagements. Malgré toutes ses déclarations de réformes, d’abandon de la violence, de renoncement à la vengeance, Ahmed al-Charaa a quand même milité dans les groupes les plus violents. Il est lui-même responsable d’exactions contre des civils. On ne parle pas d’un engagement militant d’un an ou deux, il était déjà dans les rangs d’Al-Qaida en Irak. Il a un rapport à la violence qui est celui d’un « ancien » djihadiste. Je dis « ancien » puisque la vraie question aujourd’hui est de savoir jusqu’où ces violences ont-elles été permises par le pouvoir ? Al-Charaa a beau s’en défausser, dire qu’il va traduire les coupables en justice, qu’il n’y est pour rien, je ne sais pas s’il faut lui faire confiance. Il va falloir se poser de vraies questions sur ses engagements. Mais surtout, a-t-il déjà perdu le contrôle sur ses hommes ?

Le président déchu, Bachar el-Assad, pourrait-il profiter de ce désordre pour revenir dans le pays ?

Cela serait très compliqué. Aujourd’hui il n’y a plus d’armée nationale syrienne viable. Aucun Syrien ne verrait Assad comme la solution, comme la réponse. Sa carte est complètement pliée.

Le pouvoir en place est-il encore en capacité de restaurer l’ordre ou court-il à l’échec ?

Il n’existe pas 36 scénarios. Soit il va faire des concessions très importantes au-delà des discours, passer de vrais accords, mettre en œuvre ses engagements. Soit la guerre civile en Syrie persistera.



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Author : Aurore Maubian

Publish date : 2025-03-10 18:37:00

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