Peut-on renouer avec le temps long quand tout dans l’époque semble nous inviter à l’immédiateté ? Comment faire primer la raison et la nuance quand les émotions envahissent même la politique ? C’est à ces questions et à bien d’autres que tente de répondre Clément Tonon dans son livre Gouverner l’avenir (éditions Taillandier). Enarque, il a été conseiller spécial de Christophe Béchu, ministre de la Transition écologique, et œuvre désormais dans l’ombre d’Edouard Philippe. Conscient que le renversement d’alliances géopolitiques que nous affrontons à présent nécessite de modifier radicalement nos outils politiques et intellectuels pour penser ce monde nouveau, Clément Tonon plaide, entre autres, pour un retour en force des partis politiques adossés à de grandes fondations. C’est ainsi, selon oui, que les idées reprendront l’ascendant sur les événements.
Le Covid, la guerre en Ukraine, l’élection de Trump pour la seconde fois… Faut-il voir dans ces événements la preuve que l’Europe et ses dirigeants se sont trompés depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, par exemple en faisant le choix d’abandonner une part de notre souveraineté ou encore en oubliant d’investir dans une défense européenne ?
Clément Tonon : Laissons le Covid de côté car il s’agit pour le coup d’une vraie crise avec un avant et un après, un paroxysme puis un retour à l’état initial.
En revanche, et c’est l’une des causes de ce que j’appelle « le grand déboussolement », nous vivons plusieurs mutations qui percutent en profondeur le modèle de société que nous avons créé dans les années 50. C’est le cas des renversements d’alliance géopolitique que nous observons aujourd’hui, du changement climatique ou encore du choc démographique : pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, les plus de 65 sont plus nombreux que les moins de 15 ans en Europe.
Nous n’avons pas encore construit de nouveaux outils intellectuels et politiques pour penser le nouveau monde
Clément Tonon
Notre modèle social fondé sur la répartition, notre architecture de sécurité fondée sur la solidarité transatlantique, notre préférence économique pour la consommation au détriment de la production… Tout cela, que nous prenions pour acquis, n’est plus adapté au monde tel qu’il est.
Le réveil est assez brutal et, malheureusement, nous n’avons pas encore construit de nouveaux outils intellectuels et politiques pour penser le nouveau monde. Désormais, la grande tâche qui nous attend c’est de reconstruire un projet de société qui prenne en compte ces tendances lourdes. Nous ne reviendrons pas en arrière.
Est-ce que cette refondation de notre modèle ne doit pas aussi passer par une remise en question presque comportementale de l’Europe ? Plus précisément, nous Européens, n’avons-nous pas péché par vanité, par arrogance en considérant que notre grande réussite était l’impossibilité d’une nouvelle guerre européenne ?
Dans le livre, j’évoque délibérément très peu l’Europe, pour une raison simple : le discours sur le nécessaire sursaut européen ne doit pas être un alibi pour éviter de penser les voies de notre relèvement national. La France doit faire les choses dans l’ordre : restaurer sa puissance chez elle, ce qui lui permettra de peser en Europe. Le président de la République a eu tout à fait raison de défendre l’autonomie stratégique européenne, mais son discours bute sur la réalité de l’enlisement politique et économique actuel des deux locomotives du continent, France et Allemagne.
Un exemple : le chef de l’Etat affirme, à juste titre, que les Européens doivent prendre en charge leur défense, mais comment ce discours peut-il s’articuler avec notre situation nationale marquée par le blocage politique et les finances publiques les plus dégradées que nous ayons connues en temps de paix ? Comment peut-on vouloir financer l’effort de défense tout en assistant à un conclave sur les retraites lors duquel certains réclament un départ à 62 ans ?
Retrouver une stratégie, c’est penser en même temps la reconstruction de notre puissance intérieure et notre capacité d’agir en Européens, penser en même temps la fin et les moyens.
A vous lire, on croit comprendre que vous ne partagez pas le constat développé par Francis Fukuyama dans son livre La Fin de l’histoire et le dernier homme. La démocratie semble encore loin de s’imposer partout…
Francis Fukuyama a commis une erreur d’analyse fondamentale en affirmant que la démocratie était le modèle universel qui allait s’imposer sur toute la planète. Cela, nous le savons depuis plusieurs années : comme le disait Arnold Toynbee que je cite dans le livre History is again on the move.
Trump nous montre qu’au sein même de la sphère occidentale, une fracture peut s’ouvrir entre des conceptions différentes de la démocratie
Clément Tonon
On découvre aujourd’hui qu’il s’est même doublement trompé : il croyait que la démocratie libérale était le modèle politique naturel de l’Occident, or Trump nous montre qu’au sein même de la sphère occidentale, une fracture peut s’ouvrir entre des conceptions différentes de la démocratie. Ce qui risque d’ailleurs de confronter la France et l’Europe à un choix cornélien que nous pensions impossible : sommes-nous dans le camp occidental ou dans celui des démocraties libérales ?
Que choisissez-vous ?
Si nous sommes confrontés un jour à ce choix, je pense qu’il faut choisir la démocratie libérale. Ce qui impliquerait une grande recomposition géopolitique pour la France. La France ne doit-elle pas s’ouvrir à d’autres pays qui partagent des valeurs démocratiques mais n’appartiennent pas à la famille occidentale ? Ne doit-on pas investir davantage le G20, qui réunit les puissances moyennes, plutôt que le G7, qui risque d’être bloqué par les Etats-Unis ? Le chamboulement géopolitique que nous vivons pose des questions assez vertigineuses et nous impose de faire des choix majeurs puisque nous avons fondé notre modèle de sécurité sur la solidarité occidentale, qui se confondait naturellement avec la solidarité démocratique. Trump nous montre que ce n’est plus une évidence.
Vous semblez juger obsolète le clivage « progressistes contre conservateurs ». La disparition du passé, cette nécessité de renouer avec la puissance française ne sont-elles pas autant de raisons de juger opérant le clivage théorisé par David Goodhart : somewhere contre anywhere ?
Je ne cite pas David Goodhart dans le livre car il propose une analyse spatiale des clivages politiques tandis que la mienne est temporelle. Mais les deux se complètent. Je livre une analyse du populisme contemporain comme une idéologie de l’éternel présent. Les nouveaux populistes entretiennent un rapport pathologique au temps. Chez eux, le passé, souvent, est fantasmé au service d’un agenda politique d’aujourd’hui – Make America Great Again, etc. Ils sont fascinés par l’instantanéité de la décision et ont en horreur les procédures de la délibération démocratique, qui prennent du temps. Enfin, ils produisent peu de vision d’avenir. Et quand ils le font, elle est dystopique. C’est Elon Musk.
Les anciens clivages qu’étaient le socialisme, le communisme, le libéralisme, sont des clivages morts
Par conséquent, le vrai clivage me paraît désormais opposer cette idéologie-là et ceux qui parviendront à recréer une vision du monde positive et inclusive, compréhensible par tous. Rares sont ceux qui en sont capables aujourd’hui sur le marché des idées politiques pour la simple et bonne raison que les anciens repères, les anciens clivages qu’étaient le socialisme, le communisme, le libéralisme, sont des clivages morts. Ils sont nés au XIXe siècle, à une époque où les rapports de force et les structures sociales étaient très différents. Je me définis comme libéral, mais il suffit de voir la fascination que nourrissent certains libéraux pour des dirigeants profondément illibéraux pour comprendre que nous assistons à une recomposition majeure des vieux clivages politiques. Dans le livre, je propose une nouvelle synthèse, un libéralisme écologique qui réconcilie passion pour la liberté, puissance de la démocratie et prospérité écologique. Il y en a d’autres à construire.
Comment devient-on demain un candidat à la présidentielle qui incarne ce grand projet d’avenir, avec sa part indispensable d’optimisme donc, tout en étant celui qui prépare le pays au retour de la guerre sur notre continent ?
Il faut démontrer que seule la reconfiguration de notre modèle garantira à long terme notre prospérité et notre puissance dans un monde dangereux. Ne rien faire, gagner du temps, ne pas dire la vérité, signifient mettre en péril l’une et l’autre.
Pour cela, il faut incarner en même temps l’ordre, la stabilité mais aussi une forme de changement radical. C’est l’équation de l’avenir. Regardons l’Histoire. Entre 1946 et 1958, le général de Gaulle est l’homme de l’ordre et, en même temps, le premier opposant du régime moribond de la IVe République, en même temps l’homme de la légitimité historique et le révolutionnaire. Et une fois aux affaires, il change la France en six mois, par ordonnances, et les Français le suivent.
Vous appelez de vos vœux le retour des partis politiques, dans une période où la méfiance, vis-à-vis des structures partisanes notamment, paraît être l’option par défaut dans l’opinion publique…
La méfiance envers les partis existe parce que les partis n’accomplissent plus leur mission. Dans d’autres pays, en Allemagne par exemple, les partis ont une vocation de structuration de l’opinion et du débat public. Ils ont pour mission de faire de l' »éducation politique ». En France, on ne considère plus qu’il revient aux partis de donner à l’opinion des éléments pour se forger une réflexion éclairée dans le débat public. Résultat, l’opinion est atomisée, livrée à elle-même et donc particulièrement sensible aux manipulations.
Pour renouer avec ce rôle noble des partis politiques, il faut leur redonner des moyens et de l’ingénierie intellectuelle. C’est pour cette raison que je propose de créer en France des grandes fondations politiques, adossées aux partis, qui auraient la charge de construire des programmes avec la société civile et d’animer le débat public. Nous étions sur le point de le faire à la fin des années 1990 et nous avons reculé. Quand on voit la technicité et la qualité de l’ingénierie programmatique outre-Manche, outre-Atlantique ou même outre-Rhin, on ne peut pas se satisfaire de ce qu’on a ici.
Mais comment espérer que les idées demain façonnent notre monde et notre vie politique à l’heure où la subtilité, la nuance n’ont plus, ou si peu, leur place ?
Je ne crois pas que la nuance soit complètement morte. Elle a encore du pouvoir. Bien sûr, les gens sont en colère, ils sont inquiets. La part des émotions devient prépondérante. Mais cela ne veut pas dire qu’il n’y a plus place pour parler à l’intelligence des gens. Et un responsable politique comme Edouard Philippe, que je soutiens, y croit profondément.
Deuxièmement, je suis convaincu qu’on peut être radical dans l’action tout en tenant un discours de modération. Le bloc central, puisque c’est le mot consacré désormais, doit faire preuve d’une certaine forme de radicalité. On peut réformer en profondeur ce pays, il faut le dire et il faut le faire.
Et que faites-vous des émotions ?
Il faut que les modérés parlent aussi aux émotions. C’est le plus difficile pour eux aujourd’hui. Dans notre monde, un discours qui ne repose que sur la raison a moins de chance d’être pleinement entendu et compris.
Mais il faut susciter des émotions positives, à l’inverse de ceux qui cherchent à diviser et cliver. Dans un monde dangereux et inquiétant comme le nôtre, incarner une forme d’expérience, de sérénité, de sang-froid comme peut l’incarner Edouard Philippe, c’est déjà faire passer une forme d’émotion positive dans le corps social.
Si le passé ne compte plus, peut-on encore croire qu’il existe une prime à l’expérience ?
Oui, je ne sais pas si c’est une prime à l’expérience, mais une prime à la vérité, c’est certain. Nous vivons des temps tellement dangereux et déboussolants que les Français seront sensibles et attachés aux discours de vérité qui ne leur cachent rien.
Le stratège démocratique dont j’esquisse le portrait-chinois dans la conclusion du livre doit faire preuve avant tout de ce qui était la plus grande qualité démocratique pour les Grecs : la parrhèsia, le « parler vrai ». Le chef, en démocratie, est celui qui indique un cap et dit la vérité pour entraîner une majorité de ses concitoyens. Cela sera tout l’enjeu des prochaines échéances électorales.
Est-ce qu’Edouard Philippe n’est pas déjà trop vieux ? Il ne s’agit pas de son âge bien sûr, mais de sa présence dans le paysage politique et médiatique.
Je ne dirais pas cela. Il a imprimé une image rétinienne chez les Français. L’image d’un homme qui possède une stature, une expérience, la capacité à gérer des situations compliquées. Encore une fois, dans les temps troublés, les Français se tournent naturellement vers ceux qui ont démontré leur capacité à gérer de grands tourments. Sa présence dans le paysage ces dernières années me paraît donc à mettre à son actif : c’est le signe que les Français sont attachés à ce qu’il représente.
Quel discours peut-on inventer aujourd’hui pour montrer que le sujet de la sécurité ne cannibalise pas l’autre sujet qui vous tient à cœur, l’écologie ?
Nous devons tous comprendre que ce qui se joue en ce moment, c’est une compétition des puissances pour dominer le monde post-fossile. En réalité, il y a une dimension fortement écologique dans les tensions géopolitiques actuelles, avec la dépendance des Européens au gaz russe ou encore le fait que les Chinois se positionnent en leaders sur toutes les technologies décarbonées.
J’évoque la nécessité de penser la « puissance écologique » car l’écologie va de plus en plus innerver la compétition géopolitique. Nos avancées en matière d’autonomie énergétique, de nucléaire, etc. sont autant d’occasions de nous affranchir de la dépendance vis-à-vis de la Russie, de l’Algérie ou des Etats-Unis. C’est aussi l’occasion de prendre le leadership dans le secteur des technologies vertes pour empêcher que nous soyons définitivement surclassés par la Chine qui inonde le monde de voitures électriques, de batteries et autres panneaux solaires.
Par conséquent, intégrer la dimension écologique comme condition de notre prospérité et de notre sécurité futures me paraît indispensable. Il faut défendre les deux sujets en même temps, montrer que tout est lié.
Malheureusement, à droite, l’écologie est encore vue comme synonyme de décroissance ou de fardeau normatif. Quelle erreur ! Il faut sortir de cette vision et assumer un discours d’écologie industrielle. Pour intégrer la dimension écologique dans notre stratégie de réindustrialisation et la construction du budget de la Nation, je propose par exemple la création d’un grand ministère de l’Economie et du Climat. C’est, je crois, le sens de l’Histoire.
« Nombreux sont ceux qui se livrent à des tentatives de rénovation intellectuelle et s’emploient à fixer des caps nouveaux vers des futurs désirables. Je formule l’hypothèse que cette quête n’aboutira que par une réconciliation entre Machiavel et Thomas More, entre la politique de l’intérêt et la politique de l’utopie », écrivez-vous. Edouard Philippe est-il plus Machiavel ou plus Thomas More ?
Il est lecteur de Machiavel. C’est un réaliste en politique. Mais on peut être un réaliste et tendre vers un idéal. Je sais qu’il a cette volonté d’inventer quelque chose de nouveau.
Source link : https://www.lexpress.fr/politique/clement-tonon-conseiller-dedouard-philippe-le-bloc-central-doit-faire-preuve-de-radicalite-HWCHCUX4ORETJHMUOJT6PSWCKQ/
Author : Laureline Dupont
Publish date : 2025-03-14 07:00:00
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