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Gaz, routes arctiques, armée : les ambitions de Donald Trump pour l’Alaska

Gaz, routes arctiques, armée : les ambitions de Donald Trump pour l’Alaska

Printemps 2018. Donald Trump démarre à peine son premier mandat et, déjà, la rumeur enfle : les Etats-Unis vont-ils revendre l’Alaska à la Russie, plus de cent cinquante ans après l’avoir acheté pour 7,2 millions de dollars ? Dans l’entourage du président, un conseiller se lâche : « Nous n’avons plus vraiment besoin de l’Alaska. Il est coincé au sommet du Canada, à des kilomètres de tout, et franchement, s’en occuper est devenu de plus en plus ennuyeux et coûteux. » D’autres républicains sortent leur calculatrice : l’Alaska pourrait être revendu à la Russie pour 10 milliards de dollars. De quoi financer la construction du mur imaginé par Donald Trump pour séparer les Etats-Unis du Mexique. « L’opération ne serait pas inconstitutionnelle », avance même l’avocat Alan Dershowitz, dans un livre paru l’été suivant.

Printemps 2025. Changement radical de discours. L’Alaska fait désormais partie des priorités pour Donald Trump et son administration. Au point même d’être mentionné dans le discours de politique générale du président. « Mon gouvernement travaille sur un immense projet de gazoduc en Alaska, parmi les plus grands du monde, dans lequel le Japon, la Corée et d’autres nations pourront être nos partenaires. Tout est prêt », assure Donald Trump, comme si une pluie de dollars allait subitement inonder l’économie américaine. L’intérêt du nouveau président pour ce territoire de 740 000 habitants, grand comme trois fois la France, dépasse pourtant largement les questions énergétiques et financières.

« On sent une volonté côté américain de prendre réellement possession de ce territoire qui était considéré pendant très longtemps comme un espace marginal, souligne Florian Vidal, chercheur en géopolitique à l’université de Tromsø, en Norvège. Et l’expert de rappeler quelques vérités géographiques et historiques. Plus de 4 000 kilomètres séparent Washington d’Anchorage, la plus grande ville d’Alaska. Une distance énorme. Quand cet Etat a été acheté, en 1867, il a fallu attendre environ un demi-siècle pour qu’un président en exercice s’y rende ! « Même pendant la guerre froide, cette zone-là est restée relativement calme, alors que, logiquement, elle aurait dû être un lieu de très fortes tensions », assure Florian Vidal.

Pensez aux économies considérables que permettent les routes arctiques.

Mais c’était bien avant la guerre en Ukraine et les revendications de la Chine et de la Russie sur l’Arctique. « A défaut de pouvoir acquérir le Groenland ou de transformer le Canada en 51ᵉ Etat américain, c’est la possession de l’Alaska qui fait des Etats-Unis une puissance de l’Océan arctique. Il lui procure une façade maritime couvrant à peu près le dixième du littoral de cet océan, contre la moitié pour la Russie. Un atout indispensable pour Donald Trump, qui considère le Grand Nord comme la ‘nouvelle frontière’ des Etats-Unis », détaille Jean-Sylvestre Mongrenier, docteur en géopolitique, chercheur associé à l’institut Thomas-More.

« Régulièrement des exercices militaires conjoints entre Russes et Chinois se déroulent au large de l’Alaska. Une source d’inquiétude majeure pour Washington. A cette menace s’ajoute la présence non loin de la Corée du Nord. Cette région-là est donc très importante d’un point de vue sécuritaire », ajoute Florian Vidal. La position géographique de l’Alaska permet justement aux Etats-Unis de se déployer rapidement vers n’importe quelle destination située dans l’hémisphère Nord et d’intercepter plus facilement d’éventuelles attaques.

Le changement climatique pousse également Washington à se pencher de plus près sur la route maritime du Nord, qui relie l’Atlantique au Pacifique en passant au large de l’Alaska. Depuis 2017, le trafic y a augmenté. ll est passé de 3 à 37 millions de tonnes de marchandises. On reste loin des 80 millions de tonnes espérées par la Russie avant la guerre en Ukraine. Mais ce n’est qu’une question de temps avant que cette voie désormais navigable neuf mois par an grâce aux brise-glaces nucléaires, ne prenne plus d’importance. « Pensez aux économies considérables que permettent les routes arctiques. Grâce à elles, on gagne environ dix jours de navigation sur l’expédition de marchandises partant d’Asie vers l’Europe, soit une réduction d’environ 50 % par rapport aux routes traditionnelles. Avec le renforcement militaire de la Russie dans l’Arctique et le projet chinois de ’route de la soie polaire’, l’importance géopolitique de l’Alaska s’accroît », résume Mark Kennedy, directeur de l’institut Wahba sur la concurrence stratégique, à Washington, dans une analyse publiée en 2022.

Une exploitation de gaz à grande échelle

« L’Océan arctique central possède le statut d’eaux internationales. Il n’y a donc aucune contrainte pour y naviguer. Avec le changement climatique, il n’est pas impossible que les Chinois y déploient des navires de guerre ou des sous-marins », abonde Florian Vidal. Cette zone deviendrait alors un espace de déploiement de forces militaires qui pourraient ensuite menacer l’espace nord atlantique et ses réserves de matières premières, qui abondent dans le cas de l’Alaska.

Dans un décret récent, le président Trump compte justement libérer l’énorme potentiel alaskien en matière. Une stratégie qui passe notamment par l’exploitation de gaz naturel à grande échelle dans la région Nord. En effet, celle-ci possède encore des réserves quasiment intactes. L’idée est donc d’extraire le précieux gaz, de l’acheminer par tuyau jusqu’à Anchorage, située 1 300 kilomètres plus au Sud, avant de le liquéfier pour le vendre dans plusieurs pays d’Asie.

Le scénario le plus probable est celui d’un accroissement de la présence militaire américaine en Alaska

Maintes fois évoqué, mais jamais vraiment mis en œuvre en raison de sa complexité et de son coût (44 milliards de dollars), ce vieux projet datant des années 1970 avait gagné en traction lors du premier mandat de Trump avant d’être mis de côté par Joe Biden en raison de son impact environnemental. Désormais, les étoiles s’alignent de nouveau. Au moins sur le plan politique.

« Il faut rester réaliste et prudent. C’est la troisième fois que l’idée est lancée. Elle a été abandonnée les deux premières fois en raison des incertitudes sur le financement et les retombées économiques. Ce sera donc le marché qui dictera si le projet avancera », estime Magali Vullierme, docteure en science politique, et chercheure post-doctorante au sein du Réseau sur la défense et la sécurité nord-américaines et arctiques de l’université Trent (Canada).

« Le projet a peu de chances d’être rentable », confesse un expert de l’énergie. Les coûts d’exploitation dans le nord de l’Alaska sont plus élevés que dans le golfe du Mexique en raison des basses températures. Les premières livraisons n’auront pas lieu avant 2030. A ce moment-là, l’offre mondiale de GNL risque fort d’être excédentaire en raison des nombreux autres projets en construction dans le monde. Enfin, le doute persiste sur le niveau de la demande future de gaz. « Deux scénarios coexistent, l’un dans lequel la demande énergétique tire la production de gaz et l’autre dans lequel les énergies renouvelables se développent tellement qu’elles plombent les perspectives pour les énergies fossiles », confirme l’économiste Geoffroy Hureau, secrétaire général de Cedigaz.

« La construction de ce gazoduc prendra plus de temps qu’un mandat présidentiel. Toute dépense dans ce projet ne fera que créer une infrastructure inachevée qui laissera l’Alaska avec un actif inutilisé, déplore Andrea Feniger, directrice du Sierra Club, dont la mission consiste à protéger l’environnement local. Les études d’impact sur les populations, la faune et la flore ne tiennent pas la route, ajoute l’écologiste. Il y est même écrit noir sur blanc : « Si nous ne faisons pas ce projet, d’autres le feront. » Oubliant totalement les engagements pris par de nombreux pays pour lutter contre le changement climatique. « La ficelle est vraiment grosse », confie un spécialiste de l’énergie, pas écolo pour deux sous.

Mais que valent les considérations environnementales face aux arguments économiques et stratégiques ? Exploiter les gisements de gaz en Alaska permet de mettre un peu plus en difficulté le Canada, un fournisseur historique pour les Etats-Unis dans le domaine de l’énergie. En devenant le n° 1 mondial du GNL, l’Amérique veut aussi accroître la dépendance des autres pays. Ainsi, certains pays d’Asie se trouvent déjà confrontés à un sérieux dilemme.

« Le Japon, par exemple, est entouré de voisins assez hostiles. Ce pays a donc intérêt à acheter le gaz américain. En échange, il peut espérer le maintien d’une présence militaire », explique Florian Vidal. Mais, d’un autre côté, l’Amérique d’aujourd’hui paraît moins fiable d’un point de vue commercial. « La Corée ou le Japon – clairement visés par le projet en Alaska – ne se précipiteront pas pour acheter le GNL d’un pays agressif, qui pourrait du jour au lendemain se servir de l’approvisionnement en énergie comme moyen de pression », anticipe un expert qui coupe court à une autre idée.

Non, Washington ne passera pas de contrat avec Moscou. Leur rapprochement avait fait monter la rumeur d’un possible accord permettant à la Russie de profiter – moyennant finance – d’une partie des ressources alaskiennes. « Les Etats-Unis renonceraient à leur pleine souveraineté sur l’Alaska pour passer un accord avec la Russie ? Allons donc ! Les Etats-Unis n’ont pas besoin des capitaux et des technologies russes pour exploiter les ressources de l’Alaska : c’est la Russie qui a dû se tourner d’abord vers l’Occident, puis vers la Chine populaire, pour exploiter ses ressources arctiques. Quant aux vues russes sur l’Alaska, en l’état actuel des choses, elles s’inscrivent dans une entreprise de désinformation et de guerre psychologique. Il s’agit de provoquer, de tester les réponses, de tenter de déstabiliser l’adversaire, d’entretenir un climat hostile. Pour ce faire, le régime russe recourt à l’Histoire, et il la manipule en expliquant que l’Alaska aurait été extorqué à la Russie ; ce qui est faux », analyse Jean-Sylvestre Mongrenier.

« Désormais, le scénario le plus probable pour l’Alaska est celui d’un accroissement de la présence militaire américaine sur son territoire. Et aussi la multiplication dans cette zone d’exercices menés conjointement avec des pays alliés des Etats-Unis comme le Japon ou les Philippines », assure Florian Vidal. Et dire qu’il y a cent cinquante ans, l’achat de l’Alaska par le secrétaire d’Etat William Seward passait pour une folie.



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Author : Sébastien Julian

Publish date : 2025-03-18 07:00:00

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