Dernière version en date du « politiquement correct » de la gauche culturelle et synthèse de ses mythes identitaires et/ou diversitaires, le wokisme a été bien identifié et soumis à des analyses critiques rigoureuses ces dernières années. L’offensive de ce wokisme politico-culturel incarnant un nouveau conformisme idéologique et un esprit de censure s’est en effet heurtée à une forte résistance intellectuelle lancée par des francs-tireurs, universitaires ou journalistes, dans le monde anglo-saxon comme en France. Le wokisme n’en reste pas moins une menace pesant sur la liberté d’expression dans les sociétés occidentales, où il continue d’exercer ses ravages. La langue de bois qu’il a forgée et réussi à diffuser dans divers milieux politiques et culturels conserve une force d’intimidation avec laquelle il faut compter.
Mais une nouvelle menace est apparue avec un antiwokisme devenu un instrument de propagande dans l’Amérique de Donald Trump comme dans la Russie de Vladimir Poutine. C’est cet antiwokisme d’État, facteur de confusion idéologique, qui fait désormais problème. Pour les antiwokistes étatsuniens ou russes, il s’agit de faire retour à un passé magnifié, de faire renaître ou de restaurer dans sa pureté et sa grandeur une tradition perdue ou dénaturée. L’antiwokisme des intellectuels non conformistes défenseurs des libertés se trouve aujourd’hui face à un antiwokisme officiel, étatique, aussi intolérant que son ennemi idéologique désigné, le wokisme, dont il imite les modes de pensée en les retournant contre lui.
On relève ainsi un paradoxe tragi-comique dans le discours antiwokiste militant : l’appel à « déconstruire le wokisme » alors même que le principe du wokisme est la déconstruction. Les critiques du wokisme ne sont pas à l’abri de l’influence wokiste. Et cette étatisation de l’antiwokisme en Russie et aux États-Unis a donné des ailes aux anti-antiwokistes. Alors que le wokisme marquait le pas, le surgissement d’un antiwokisme sectaire et manichéen a offert aux wokistes militants un avantage symbolique, celui de se présenter comme des victimes. C’est ainsi qu’au wokisme et à l’antiwokisme (sous toutes ses formes) s’est ajouté un anti-antiwokisme inédit, aux contours et aux objectifs encore mal définis.
Comme le wokisme qu’il prétend combattre par les armes de la pensée critique – en passe de se retourner en une nouvelle pensée unique –, l’antiwokisme est devenu un terme-clé d’une langue de bois récemment forgée, parlée par ceux qui se sont engagés dans la grande « bataille culturelle » entre nouvelles droites (dites « conservatrices » ou « réactionnaires », « nationalistes » ou « populistes », voire « fascistes ») et nouvelles gauches (dites « wokistes », « décoloniales », « identitaires » ou « islamo-gauchistes », et se disant « progressistes »). Ce que les frères ennemis partagent, c’est une volonté frénétique de purification et une peur de la liberté. D’où leur rejet du pluralisme et leur intolérance dérivant vers le fanatisme, qui se reconnaît au désir d’éliminer les adversaires et les contradicteurs, traités comme des ennemis absolus.
Résister à l’obscurantisme antiwokiste
L’antitrumpisme a été lui-même instrumentalisé : il est devenu le dernier masque du wokisme et du pro-wokisme. Tout critique de la « religion woke » et des stratégies wokistes de colonisation culturelle ou institutionnelle s’expose à être « trumpisé ». Il devrait pourtant aller de soi qu’on peut aujourd’hui combattre le wokisme par les armes du savoir et de l’intelligence, sans sombrer dans le trumpisme ni dans le poutinisme. La critique du wokisme relève de la lutte intellectuelle contre l’obscurantisme. Elle doit aujourd’hui ouvrir un second front, celui de la résistance à l’obscurantisme antiwokiste des trumpistes et des poutinistes.
La question désormais se pose aux critiques du wokisme : que penser, que dire et que faire face au détournement et à l’instrumentalisation de l’antiwokisme par des démagogues et des autocrates ? Garder le silence, pour ne pas devenir les « idiots utiles » des antiwokistes autoritaires et sectaires ? Abandonner l’antiwokisme à Trump et à Poutine ? Ou bien descendre dans l’arène pour s’efforcer de clarifier les positions devenues confuses, en refaisant les chemins de ceux qui, antifascistes et anticommunistes dans les années 1930, 1940 et 1950, refusaient de se reconnaître dans l’antifascisme instrumental du camp communiste ? C’est là, à mon sens, le moins mauvais choix : l’antiwokisme d’État, sous toutes ses formes, doit faire l’objet de la même libre critique que le wokisme culturel.
Ni wokisme, ni trumpisme (ni poutino-trumpisme) : sortir du cercle vicieux des extrémismes idéologiques et des accusations croisées, telle est la première tâche des intellectuels exigeants aujourd’hui. Ils doivent résister aux tentations de la pensée binaire et du manichéisme comme à l’installation confortable dans un camp qui serait celui du Bien absolu. La lutte contre les puritains, les bien-pensants intolérants et les purificateurs idéologiques, qu’on rencontre aux deux extrêmes communiant dans leurs rêves d’exclure, de censurer et d’interdire, doit se poursuivre résolument et indépendamment des calculs tactico-stratégiques, car elle est la condition de la liberté de l’esprit.
*Pierre-André Taguieff est philosophe, politiste et historien des idées. Il vient de publier L’Invention de l’islamo-palestinisme. Jihad mondial contre les Juifs et diabolisation d’Israël (Odile Jacob, 2025).
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Publish date : 2025-03-18 12:00:00
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