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Vladislav Sourkov et le « Nord Global » : « Poutine pense que l’Europe aurait intérêt à être proche de la Russie »

Vladislav Sourkov et le « Nord Global » : « Poutine pense que l’Europe aurait intérêt à être proche de la Russie »


Dans un entretien exclusif accordé à L’Express, sa première interview depuis le début de la guerre en Ukraine, le « vrai mage du Kremlin », Vladislav Sourkov, l’homme qui a fabriqué Poutine, expose sa vision du monde et précise son concept de « Nord Global ». « Ce ne sera peut-être pas pour demain, ce sera fait au prix de conflits et de tragédies, mais il est certain que les Etats-Unis, l’Europe et la Russie atteindront un haut degré de compréhension mutuelle et de coopération » prophétise-t-il.

« Sourkov sait surprendre, décrypte Tatiana Kastouéva-Jean, à la tête du Centre Russie/Eurasie de l’Ifri. Ses écrits ont souvent jeté un pavé dans la mare et obligé les différents courants russes à se positionner. Les libéraux s’indignaient. Les élites cherchaient à interpréter ces textes surchargés d’allusions et de références historiques, religieuses et littéraires ».

Le « Nord Global » ? Un concept formulé dans un essai dès 2023. Vladislav Sourkov avait quitté le pouvoir depuis trois ans. En pleine guerre en Ukraine, cette idée paraissait « incongrue », rappelle la politologue. Aujourd’hui encore, elle « laisse plus de questions en suspens qu’elle n’apporte de réponses », estime Tatiana Kastouéva-Jean. Entretien.

L’Express : Dans l’entretien qu’il nous a accordé, Vladislav Sourkov évoque la « survie de la grande civilisation nordique, à laquelle appartiennent les cultures russe, européenne et américaine ». Comment interprétez-vous son concept de « Nord Global » ?

Tatiana Jean : Fin septembre 2023, Vladislav Sourkov a heurté les esprits en évoquant ce concept de « Nord Global », dans un article qui semblait aux antipodes du contexte du moment. La Russie avait envahi l’Ukraine et l’accusait de n’être qu’un proxy de l’ »Occident collectif » russophobe, dominé par les Etats-Unis. Face à cet Occident décadent et destructeur, la Russie s’érige alors en leader du « Sud global » (« majorité globale » dans la terminologie russe) ayant, elle aussi, souffert des agissements occidentaux.

Et voilà que Sourkov, en pleine guerre, formule ce concept de « Nord global » embrassant les Etats-Unis, l’Europe et la Russie en un seul espace socioculturel, sur la base de l’histoire commune et des origines chrétiennes ! Il regrette que l’Occident n’ait pas saisi, au début des années 2000, la proposition de Poutine de réfléchir à l’adhésion de la Russie à l’Otan. L’article a paru presque incongru, a été incompris et a suscité moins de commentaires que ses écrits précédents ou même ceux d’un Sergueï Karaganov [NDLR : politologue connu pour sa « doctrine Karaganov » de politique étrangère, visant à l’hégémonie russe] appelant à lancer des frappes nucléaires tactiques contre l’Occident.

Certains avaient interprété cet article comme une critique déguisée de la guerre en Ukraine, de la confrontation entre la Russie et l’Occident, et un appel à revenir à la vocation européenne de la Russie. « Le chef ne sera pas content », rapportait un interlocuteur anonyme dans un journal qui recensait les différents commentaires. Des « Z-auteurs » (NDLR : ces ultra-patriotes pro-guerre) y ont vu un début de trahison qui inviterait à conclure la guerre en Ukraine par un « dogovorniak » avec l’Occident – un accord cynique au détriment des vrais intérêts. La rumeur disait même qu’une enquête judiciaire avait été lancée contre Sourkov pour cet article. Aucun élément n’a confirmé ou infirmé ces informations.

Vous le soulignez, le concept de « Nord Global » est assez loin de la réalité du moment. Est-ce à dire que Sourkov voit plus loin ?

Certains voient en effet en Sourkov un visionnaire qui tente de dépasser la conjoncture actuelle et considère cette guerre comme une étape permettant à la Russie de corriger le déséquilibre de l’après-guerre-froide, de s’ériger face à l’Occident comme un égal, pour mieux reprendre le cours naturel des choses. Bref, Sourkov chercherait à ne pas perdre de vue le long terme et le sens profond de l’histoire qui, selon lui, doit imposer la Russie comme l’un des trois grands pôles de l’hémisphère nord, liés par les mêmes bases civilisationnelles et un destin commun.

Mais ce concept de « Nord Global » laisse plus de questions en suspens qu’il n’apporte de réponses. Comment passe-t-on de la guerre par procuration entre la Russie et l’Occident à la paix ? Comment surmonter la supposée russophobie occidentale et la détestation ambiante de l’Occident en Russie ? Pour quel objectif partagé se créerait un tel leadership collectif ? Quelle mission souderait ce « Pax Romana » dont parle Sourkov ? Comment l’inscrire dans le concept de « multipolarité », au cœur du logiciel du Kremlin depuis l’époque de Boris Eltsine et Evgueni Primakov ? Que faire des BRICS+ et des politiques de dédollarisation et de désoccidentalisation poussée depuis plusieurs années par Poutine ? Le Sud global est-il ami ou un ennemi dans ce concept que certains ont interprété comme un manifeste antichinois, mettant en garde Vladimir Poutine contre une alliance trop étroite avec la Chine ? Il n’apporte aucune réponse.

Le retour au pouvoir de Donald Trump peut-il changer la donne ?

Avec l’arrivée de Trump, proche de l’idéologie poutinienne, et sa volonté de réparer la relation avec la Russie, l’idée d’un rapprochement russo-américain semble moins incongrue qu’il y a quelques mois. Mais cette alliance ne serait évidemment pas fondée sur les valeurs démocratiques et libérales occidentales, mais sur des valeurs conservatrices, illibérales, voire autocratiques.

Il resterait à sacrifier l’Ukraine sur l’autel de cette unification et à régler le sort de l’Europe, méprisée tant par Trump que par Poutine. Il est intéressant de placer dans ce contexte l’intervention du vice-président américain J.D. Vance à Munich, qui a tancé les leaders européens pour qu’ils n’entravent pas les courants proches de lui idéologiquement. Le projet de « Nord Global » de Sourkov prendrait alors un tout autre sens. Les trois pôles que sont la Russie, l’Europe et les Etats-Unis s’attelleraient alors à lutte contre les migrants du « Sud global » et chercheraient à contrôler les principales routes de transit des marchandises « des épices et de l’or » pour reprendre les mots de Sourkov dans cet article de 2023 – il y évoque Vasco de Gama et le Portugal cherchant des alliés chrétiens pour contrôler les routes des épices et de l’or.

Pensez-vous que Vladimir Poutine partage avec Vladislav Sourkov cette thèse sur le « Nord Global » ?

C’est paradoxal dans la tête de Poutine : depuis des années, il hait l’Occident collectif décadent, et en même temps il cherche à se hisser au niveau des Etats-Unis, dont la puissance le fascine, pour leur parler d’égal à égal et se partager la gestion du monde. Dans son esprit, l’Europe est en revanche complètement vassalisée par Washington sur le plan stratégique. Ce reproche a toujours été ouvertement formulé par Poutine, qui pense que l’Europe respecterait mieux ses propres intérêts si elle était plus proche de la Russie.

La tentative actuelle de l’Europe de s’émanciper de l’Amérique de Trump et ses positions plus dures à l’égard de Moscou y sont très mal perçues. Dans le scénario de rapprochement Trump-Poutine qui se dessine, l’Europe qui continue à soutenir l’Ukraine risque de devenir l’ennemie principale et la cible centrale de toutes les actions de subversions russes. On en voit déjà les premiers signes : les analystes sentent le vent tourner et font évoluer leur discours. Un récent article d’Ilya Fabrichnikov (membre du Conseil de politique étrangère et de défense, le principal think tank russe en matière de politique étrangère) évoque non plus « l’Occident collectif », mais « l’Europe collective », qui chercherait à maîtriser l’espace de la mer Noire en « faisant la guerre » à la Russie pour cette raison. La réalisation du concept de « Nord Global » de Sourkov semble bien loin…



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Author : Charlotte Lalanne

Publish date : 2025-03-21 15:00:00

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