L’Express

Qui a tué le football français ? La vengeance de Vincent Bolloré, le deal raté d’Emmanuel Macron…

Qui a tué le football français ? La vengeance de Vincent Bolloré, le deal raté d’Emmanuel Macron…

Une épaisse fumée noire s’échappe du stade de la Mosson, à Montpellier, le 16 mars. Des supporters furieux ont lancé des fumigènes, dans l’urgence, la préfecture préfère suspendre le match contre Saint-Etienne à la 63e minute. Comme un feu de détresse autour du club cinquantenaire, dernier du championnat. En coulisses, aussi, l’incendie se propage. Et pas qu’à Montpellier. Le 3 mars, à la Fédération française de football (FFF), la grande famille du foot tricolore s’est fait sermonner comme un gamin mal élevé par Jean-Marc Mickeler, président de la DNCG, le gendarme de la gestion des clubs. Finie la petite combine habituelle des clubs – afficher des revenus virtuels énormes sur les transferts de joueurs dans les comptes pour faire valider leur budget. « Je n’achèterai pas 800 millions de plus-value sur les transferts », a prévenu Mickeler. Les pertes cumulées des clubs de Ligue 1 et de Ligue 2 atteindraient 1,2 milliard d’euros en fin de saison. Astronomique.

Derrière les exploits insolents du PSG, le football français meurt à petit feu. Il n’y a pas que la violence dans les stades, les débordements des entraîneurs, les batailles de chiffonniers des présidents de clubs. L’incendie est aussi financier. Et il ronge le système depuis des années. Dazn, le diffuseur des matchs, menace de ne plus verser à la Ligue de football professionnel (LFP) les millions promis. Et de moins en moins d’amateurs paient pour le championnat. Plusieurs clubs cherchent d’urgence un repreneur, sous peine de banqueroute. Pour survivre, le football français devra probablement faire le deuil d’un certain train de vie. « Les clubs doivent prendre leurs responsabilités et accepter quelques années plus austères, tout en revoyant de fond en comble leur modèle », cadre Marie Barsacq, la ministre des Sports, auprès de L’Express. Qui a tué le football français ? Les suspects sont nombreux.

Chapitre 1. Canal+ et la Ligue : de l’humiliation à la vengeance

Parfois, les passions tristes l’emportent sur le calcul froid des affaires. Le sentiment d’avoir été trahi, le désir de vengeance. Vincent Bolloré, le tout puissant propriétaire de Canal+ n’a jamais digéré d’avoir perdu les droits de retransmission des matchs deux fois de suite en 2018 et en 2021. La crise actuelle ? « C’est un immense gâchis d’une Ligue qui a mordu la main de celui qui la nourrissait au lieu de trouver un deal gagnant-gagnant comme la Ligue de rugby et Canal l’ont très intelligemment fait », souffle un ancien dirigeant de la chaîne cryptée, toujours proche du clan Bolloré. Le magnat le répète : on ne l’y reprendra plus. Lors d’un déjeuner de février 2016, peu après sa prise de contrôle, il avait déjà détesté l’attitude de ces présidents jugés trop gâtés. « Vincent Bolloré nous a reçus au siège de Canal. Comme d’habitude, chacun a parlé de sa culotte. Il a été un peu vexé de ces manières », se souvient le producteur Michel Seydoux, alors propriétaire du club de Lille.

Maxime Saada, son fidèle lieutenant et patron de Canal, l’a encore confirmé récemment au Figaro, affirmant que « les conditions ne sont absolument pas réunies pour un retour de Canal+ sur la Ligue 1 ». Pour le moment. Vincent Bolloré est un chasseur. Il attend son heure.

Canal+ a tellement régné en maître sur le foot français. De sa création, en 1984, jusqu’à 1999, l’attribution des droits TV a toujours été une opération de gré à gré. Pas de concurrents. A l’aube du nouveau siècle, tout bascule avec la mise en place d’un système d’appel d’offres. Les appétits s’aiguisent, Canal+ résiste, met dans la balance le financement du cinéma français. « En 1999, l’appel d’offres piloté par Noël Le Graët, l’ancien président de la Ligue, est de nouveau remporté par Canal alors que la proposition de TPS est largement supérieure », raconte Pierre Maes, consultant en droits TV et auteur de La Ruine du foot français.

En 2018, lorsque le nouveau directeur général de la Ligue Didier Quillot et la présidente Nathalie Boy de la Tour lancent les enchères pour les saisons 2020-2021 à 2023-2024, ils sont bien décidés à casser le monopole de Canal+ pour toucher le jackpot : le milliard de droits TV. En secret, Quillot monte une petite équipe et persuade le groupe espagnol Mediapro d’entrer dans la danse. Sur le papier, cette société paraît solide : elle a pour actionnaire le fonds Orient Hontai Capital, détenu par Orient Securities, lui-même propriété de la municipalité de Shanghai… en clair, l’Etat chinois. « J’ai donné une enveloppe globale. Maintenant Maxime est le pilote », glisse Vincent Bolloré à Didier Quillot quelques jours avant la date fatidique de remise des offres, le 29 mai 2018.

Amazon, c’est un miracle, on ne va pas leur claquer la porte au nez

Jean-Michel Aulas

Les enchères tournent au cauchemar pour Canal et son directeur général qui met 20 millions de moins que Mediapro sur le premier lot – le plus prestigieux car il comporte huit matchs. BeIN Sports, la chaîne qatarie, et l’opérateur télécom Free emportent les lots 2 et 3, plus modestes. Pour la première fois de son histoire, Canal+ repart bredouille. Un tremblement de terre pour la chaîne qui voit tout son modèle chamboulé. Maxime Saada est sonné ; Jean-Michel Aulas, le patron de l’Olympique lyonnais, fanfaronne sur ce « jour béni pour le foot français ». Les droits ont bondi de 60 % atteignant 1,153 milliard d’euros, dont 780 millions à la charge de Mediapro.

Le Covid et l’arrêt brutal du championnat vont tout faire basculer. Mediapro qui, en réalité, souhaitait surtout revendre les droits chèrement acquis, lance finalement sa chaîne Téléfoot à l’été 2020. Abonnement trop cher, production médiocre, piratage… les abonnés se font rares, le diffuseur espagnol supplie d’abord la Ligue de renégocier les droits à la baisse, puis ne règle pas les versements promis et fait faillite fin 2020. Un séisme pour tous les clubs français qui avaient déjà commencé à dépenser la manne providentielle sans même l’avoir touchée. Entre-temps, Canal+ a repris à BeIN les droits du deuxième lot – uniquement deux matchs – pour la somme de 332 millions d’euros ! Dans l’urgence, la Ligue lance un nouvel appel d’offres pour trouver un remplaçant à Mediapro. L’affaire tourne au poker menteur pendant des mois.

Invité le 3 juin 2021 à une assemblée générale de la Ligue, Maxime Saada détaille pendant de longues minutes – présentation PowerPoint à l’appui – tout l’intérêt pour Canal+ mais aussi pour le foot français de renouer avec le partenariat historique. Avec une menace à peine voilée : si un autre diffuseur l’emportait, par exemple Amazon, pour une somme de 250 millions d’euros, écrit-il noir sur blanc dans une « slide » de sa présentation, alors la chaîne cryptée dénoncerait le contrat du fameux lot n° 2.

Huit jours plus tard, le groupe américain rafle pourtant l’ancien contrat de Mediapro… pour 250 millions d’euros. Soit, à l’euro près, l’estimation « PowerPoint » du PDG de Canal+. La chaîne cryptée a préféré proposer 191 millions fixes et 78 millions de bonus liés au nombre d’abonnés. Vincent Labrune, le président de la LFP, a d’abord tenté de plaider pour la chaîne à péage, lui qui a noué une relation confiante avec Maxime Saada depuis des semaines, au point de l’inviter chez lui, dans les Bouches-du-Rhône. Mais les présidents de Ligue 1, en quête d’argent immédiat, ont refusé. « Amazon, c’est un miracle, on ne va pas leur claquer la porte au nez », oppose Jean-Michel Aulas.

Humiliation ultime pour Saada. Canal+ tentera bien en justice de faire annuler les contrats, au motif qu’ils paient davantage pour diffuser deux matchs qu’Amazon pour en retransmettre huit. Sans succès. Colère glaciale de Vincent Bolloré. « Dès lors, il est parti en croisade contre la Ligue 1 et ses dirigeants », murmure un proche. Quatre ans après, il n’a rien oublié.

Chapitre 2. Qatar, le mirage à 700 millions

Ce 27 février 2024, dans la salle des fêtes de l’Elysée, la France donne un grand dîner en l’honneur du Qatar. Caviar, homard bleu et pommes rattes du Touquet au menu. Autour de la table d’honneur rectangulaire, outre le chef d’Etat Tamim al-Thani et les époux Macron, Bernard Arnault, Nicolas Sarkozy ou Kylian Mbappé devisent. Au moment du dessert, les places s’interchangent, Vincent Labrune, assis à une table ronde, est présenté à Tamim al-Thani, par Emmanuel Macron.

« Je crois qu’on va trouver un accord », répétera plusieurs fois Emmanuel Macron en présence de l’émir, au sujet des droits TV du football français. Depuis que l’appel d’offres pour les années 2024 à 2029 s’est achevé sans candidat, en octobre 2023, Vincent Labrune cherche partout un repreneur qui s’approchera des 800 millions d’euros annuels, le prix de réserve initial. Amazon, pas rentré dans ses frais, a déjà annoncé son retrait. En décembre 2023, les Anglais de Dazn ont bien formulé une offre ferme, à 500 millions d’euros, pour les droits domestiques et internationaux de la Ligue 1, mais le président de la LFP ne les considère pas vraiment. « Pas sérieux », estime-t-il auprès de plusieurs de ses interlocuteurs.

Le soir du fameux dîner, Tamim al-Thani pose ses exigences, selon deux témoins : « On a un accord à condition qu’on règle nos problèmes avec nos partenaires français. » Entre mars et mai, devant les présidents de Ligue 2 réunis en visio ou devant les Canadiens de Kilmer Sports, candidats à la reprise de l’AS Saint-Etienne, Vincent Labrune s’avance, confiant : BeIN Sports, la chaîne issue du fonds souverain qatari, investira 700 millions pour les droits domestiques de la Ligue 1, et même 900 millions en comptant les droits à l’international.

Tout le monde fait mine d’avoir oublié un gros détail. Les « partenaires français » évoqués par l’émir, c’est-à-dire Canal + refusent de renégocier à la hausse leur contrat annuel de 250 millions d’euros pour proposer sur leur bouquet tous les contenus de BeIN, dont la NBA de basket, la Coupe d’Europe de rugby et des championnats de football étrangers. Championnat de France ou pas, ça sera le même tarif, martèle Maxime Saada, président de Canal+. Un sabotage signé Vincent Bolloré, murmure un acteur du dossier. Vincent Labrune se démène pour se réconcilier. Le 13 mars 2024, lorsque le patron de Vivendi est entendu devant une commission d’enquête de l’Assemblée nationale, il lui envoie un SMS de soutien. Pas de réponse. « Je vais voir ce que je peux faire », souffle Nicolas Sarkozy, sollicité par l’Elysée et la LFP. L’ex-président s’imagine en médiateur. Las, Vincent Bolloré refuse tout.

Il n’a jamais été question de mettre 700 millions d’euros. Cela aurait été en pure perte. Ça n’a jamais existé économiquement

Entourage de Nasser al-Khelaïfi

Côté Qatar, l’équation s’est compliquée. A leur retour du ramadan, mi-avril 2024, Nasser al-Khelaïfi, le président du PSG, et Yousef al-Obaidly, le PDG de BeIN, se disent moins optimistes. Sans Canal+, l’émirat ne misera pas. La Coupe du monde est passée, le PSG est rentable, il n’est plus question d’investir à fonds perdus en France, alors que la chaîne sportive dégage enfin des bénéfices. « Il n’a jamais été question de mettre 700 millions d’euros. Cela aurait été en pure perte. Ça n’a jamais existé économiquement », dément même aujourd’hui l’entourage de Nasser. Pendant plusieurs semaines, l’Elysée demeure convaincu de faire infléchir l’émir. Nasser, en prise directe avec le microcosme politique de Doha, douche à chaque fois les espoirs : « I don’t think so… »

Dans les derniers jours de juin, au pied du mur, Vincent Labrune recontacte Dazn. La plateforme propose de prendre huit matchs pour 350 millions d’euros. Banco pour la LFP… à condition d’obtenir une garantie financière de la maison mère. Amazon consent à diffuser le dernier match, pour 50 millions d’euros. Problème : il faut annoncer aux clubs qu’ils ne toucheront pas 800 millions d’euros, ni 700, mais à peine 400 ! Lors d’une visioconférence, le 5 juillet, la LFP échafaude à la hâte un plan alternatif, la création d’une chaîne 100 % Ligue 1, soutenue par Warner Bros Discovery. Les revenus seraient indexés en fonction des abonnements, sans minimum garanti. De nombreux présidents refusent cette solution qui ne règle pas leur besoin immédiat de liquidités. « On est dans la merde, trouve une solution, Nasser », intiment plusieurs d’entre eux.

« Je perds du gros argent là », oppose pendant des jours Yousef al-Obaidly aux présidents de Ligue 1 qui le supplient presque. Le 14 juillet à 0h45, Nasser arrache une ultime proposition à son gouvernement, 78,5 millions d’euros au nom de BeIN pour le match restant et 20 millions d’euros sous forme de sponsoring pour le Qatar dans les stades.

La réunion de la LFP du 14 juillet est orageuse. L’attelage Dazn-BeIN est validé par 16 voix contre deux, mais Joseph Oughourlian, le propriétaire du RC Lens, a tancé le président du PSG et ses « conflits d’intérêts ». Lui et Nasser se connaissent bien. En avril 2018, son groupe Amber a été proche de prendre le contrôle du groupe Lagardère, avant que le Qatar, actionnaire à ses côtés, ne se retourne. Nasser est alors soupçonné d’avoir négocié des contreparties pour l’émirat en échange de cette aide à Arnaud Lagardère – il s’en récrie. Plainte d’Amber au PNF, mise en examen du président du PSG pour « complicité d’achat de votes ». Dans ce dossier, Joseph Oughourlian a multiplié les recours avec… Vivendi, le groupe de Vincent Bolloré, avant de lui vendre ses parts, fin 2021. Si petit monde du business.



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Author : Etienne Girard, Béatrice Mathieu

Publish date : 2025-03-25 17:00:00

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