En 1997, Recep Tayyip Erdogan, alors maire d’Istanbul, a récité, lors d’une conférence, un extrait d’un poème : « Les mosquées sont nos casernes, les dômes nos casques, les minarets nos baïonnettes et les fidèles nos soldats. » A l’époque, l’islamisme en Turquie connaissait une montée en puissance significative, notamment à travers la formation d’Erdogan : le Refah, ou Parti de la prospérité, ancré dans un islam politique qui remettait en question la laïcité instaurée par Mustafa Kemal Atatürk. Il a séduit une large partie de la population en proposant un programme fondé sur les valeurs islamiques. Le pays a été témoin d’un véritable combat entre les laïques et des islamistes fantasmant sur le retour du califat. Deux ans plus tard, la justice turque a décidé d’arrêter Erdogan, considérant cette récitation comme une incitation à la haine religieuse. Son emprisonnement a duré quatre mois et a nourri un discours victimaire chez les islamistes et leur public. Cela a aidé Erdogan, trois ans plus tard, à créer le Parti de la justice et du développement (AKP), qui a accédé au pouvoir en 2002.
Aujourd’hui, le scénario se répète, mais dans le sens inverse : l’arrestation d’Ekrem Imamoglu, le maire d’Istanbul et opposant d’Erdogan, quelques jours avant l’annonce de sa candidature pour les élections présidentielles de 2028, a déclenché des manifestations massives contre le pouvoir. Elles reflètent un courant turc qui désespère d’Erdogan et rêve d’une vraie démocratie comme d’un retour à la laïcité, après avoir passé plus de deux décennies sous l’autorité islamiste.
La manipulation du sultan
Imamoglu est accusé de corruption financière, de collaboration avec des organisations terroristes et de falsification de diplôme universitaire. Voilà des reproches classiques utilisés par n’importe quel dictateur pour se débarrasser de son adversaire politique. Le lendemain de son arrestation, sa formation, le Parti républicain du peuple, l’a désigné comme son candidat, lançant ainsi un défi direct à Erdogan. Cette décision a été accompagnée par la mobilisation de centaines de milliers de personnes dans toute la Turquie. Erdogan a cherché à détruire la réputation d’Imamoglu, mais sa manipulation s’est retournée contre lui.
D’autant plus qu’une grande partie des Turcs ont perdu confiance en leur président. Sur le plan économique, le taux de chômage reste haut, à 8,6 %, tandis que l’inflation s’élève à 39,1 % depuis février. Le gouvernement a mis en place des politiques visant à stabiliser la situation financière, notamment en augmentant considérablement les taux d’intérêt. Mais ces mesures ont ralenti la croissance économique, descendue à 2,5 %. En ce qui concerne la liberté d’expression, la situation de la presse s’est fortement détériorée. Les autorités turques imposent une surveillance stricte d’internet. De nombreux médias ont été fermés, comme la station de radio indépendante Acık Radyo en 2024. La même année, selon Reporters sans frontières, la Turquie n’était que 158e sur 180 pays dans le classement mondial de la liberté de la presse.
Accusations complotistes
Pour manipuler l’opinion publique, Erdogan accuse régulièrement l’Occident de soutenir l’opposition pour détruire son pays. C’est la même accusation complotiste que Bachar el-Assad, qualifié par Erdogan lui-même de « boucher », utilisait contre ses adversaires politiques en Syrie. Face à un échec économique flagrant et aux critiques sur sa politique répressive, Erdogan se présente comme le restaurateur de la gloire historique du califat, dont son pays serait le pilier central. « La Turquie est le seul pays capable de diriger le monde islamique », avait-il déclaré en 2018 lors de sa rencontre avec le mufti de Turquie. Cette politique se poursuit : début mars, il a envoyé son fils Bilal à la mosquée des Omeyyades à Damas, un symbole majeur pour les musulmans sunnites du monde entier. Ce dernier a supervisé le remplacement des anciens tapis par d’autres fabriqués en Turquie. Après la chute d’Assad, Bilal, perçu dans son entourage comme l’héritier du sultan, a déclaré : « La mosquée des Omeyyades est libérée, nous sommes ici pour la mosquée Al-Aqsa. »
Depuis le début des manifestations, le 19 mars, jour de l’arrestation d’Imamoglu, plus de 2 000 personnes ont été arrêtées, dont des journalistes et des responsables politiques. Face à cette répression brutale, le mouvement ne cesse de prendre de l’ampleur. Cela rappelle le printemps arabe, quand la violence n’a souvent pas apaisé les contestations, mais a plutôt servi d’étincelle déclenchant des soulèvements d’une plus grande intensité. Et, tout comme lors du printemps arabe, la plupart des manifestants sont de jeunes Turcs qui n’ont connu qu’un seul président : Erdogan. Ils aspirent à un nouveau visage pour diriger leur pays.
Né en 1970, İmamoglu possède un charisme particulier et une grande popularité auprès de la jeunesse. Diplômé en gestion des affaires de l’université d’Istanbul, il a travaillé dans le secteur de la construction et a été joueur de football durant ses années universitaires. Aujourd’hui, il incarne l’espoir d’un véritable changement politique et laïque. Après son arrestation, le Parti républicain du peuple a organisé des élections internes symboliques à Istanbul. Parmi environ 15 millions d’électeurs, plus de 13 millions, non affiliés au parti, ont voté en sa faveur. Cependant, dans un pays où la justice n’est pas indépendante, Imamoglu risque une condamnation qui pourrait l’empêcher de se présenter aux prochaines élections. Les manifestations massives de ce week-end indiquent que cela ne marquera pas la fin du mouvement, mais plutôt le début d’un long printemps contre le régime autoritaire en place.
*Ecrivain et poète né à Damas, Omar Youssef Souleimane a participé aux manifestations contre le régime de Bachar el-Assad, mais, traqué par les services secrets, a dû fuir la Syrie en 2012. Il vient de publier L’Arabe qui sourit (Flammarion).
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Publish date : 2025-03-30 11:30:00
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