La Fin du Sahara
Par Saïd Khatibi, trad. de l’arabe (Algérie) par Lotfi Nia.
Gallimard série noire, 404 P., 20 €.
Une bourgade anonyme du centre de l’Algérie, en septembre 1988. Le corps de Zakia Zaghouani, l’une des deux chanteuses de l’hôtel de la ville, Le Sahara, est retrouvé dans un terrain vague par un berger, et si la cité tout entière est ébranlée par le crime, trois hommes le sont plus particulièrement. Bachir, son compagnon, bientôt dans le rôle du principal accusé et derrière les barreaux ; Hamid, l’inspecteur de police, qui ne désespérait pas de parvenir à ses fins auprès de la troublante Zakia, son informatrice ; et Hadj Mimoun, le directeur de l’hôtel, qui avait lui aussi fait des avances à la chanteuse et lui avait promis de l’épouser.
Pur polar social, La Fin du Sahara déroule une enquête qui permet avant tout de saisir un lieu, une époque et une communauté. Vingt-cinq ans après l’indépendance du pays, l’eau courante ne s’écoule que sporadiquement dans les robinets, les pénuries se multiplient, denrées alimentaires, médicaments, électricité. Les combines des uns, la corruption des autres. Et une noria de personnages qui vivotent et se croisent, détenant chacun une clé de l’intrigue, tels Ibrahim, le gérant d’une boutique de cassettes vidéo, Nora, l’avocate célibataire, ou Kamel, le réceptionniste du Sahara. Un aspect est au cœur du récit : la série d’assignations faites aux femmes, jeunes filles que les parents retirent de l’école lorsqu’approche la puberté ou épouses délaissées se gardant bien d’un divorce qui leur vaudrait un statut équivalent à celui d’une prostituée. Un mois plus tard, des émeutes éclateront dans la ville et tout le pays. Pas sûr, pour autant, que les choses aient depuis radicalement changé. Bertrand Bouard
La Menace
Par Niko Tackian.
Calmann-Lévy, 282 p., 19,90 €.
Lui-même n’est pas encore célèbre alors que son œuvre est très connue du grand public : en 2014, avec son ami Franck Thilliez, Niko Tackian a créé la série Alex Hugo, dont le succès ne se dément pas depuis, avec des pics d’audience à près de 7 millions de téléspectateurs pour certains épisodes. Comme romancier, ce disciple de Stephen King s’est fait un nom avec Avalanche Hôtel en 2019 (plus de 130 000 exemplaires vendus, poche compris). Pratiquant la boxe quand il n’écrit pas, il sait mettre son lecteur KO dès la première page – et on reste sonné jusqu’à la dernière.
Le nouveau polar de Niko Tackian
La scène d’ouverture de La Menace est un modèle du genre – même Bernard Minier, qui s’y connaît, pourrait s’en inspirer. Niko Tackian met en scène trois personnages qui se réveillent contusionnés et quasiment amnésiques, séquestrés dans un hôpital du sud de la France, livrés à un médecin maléfique. L’un des membres du trio, Julien, se souvient juste que sa femme, Chloé, est en danger. Dans une deuxième partie on retrouvera Chloé, qui a été enlevée devant un centre commercial et se retrouve elle aussi enfermée, dans un appartement témoin, à la merci d’un homme cagoulé désireux d’en faire son esclave. On ne dévoilera rien de la suite du livre, mais disons juste que les fans du film Inception de Christopher Nolan devraient être emballés par cette intrigue pleine de faux-semblants… Niko Tackian ne s’en cache pas, ajoutant même une postface à son roman : père de jumeaux adolescents, il a voulu alerter sur le phénomène incel, cette branche extrémiste et complotiste du masculinisme qui appelle au meurtre des femmes sur les réseaux sociaux – la menace du titre. La lecture de ce polar trépidant serait-elle la meilleure alternative à TikTok ? Louis-Henri de La Rochefoucauld
Les Filles de la famille Stranger
Par Katherena Vermette, trad. de l’anglais (Canada) par Hélène Fournier.
Albin Michel, 466 P, 23,90 €.
L’histoire s’ouvre avec les contractions d’une adolescente sur le point d’accoucher alors qu’elle se trouve en prison, une scène à la dramaturgie implacable qui prend d’entrée le lecteur à la gorge. La jeune fille, Phoenix, a juste le temps de nommer le petit garçon – Sparrow, en hommage à sa sœur décédée – avant qu’il ne lui soit pris et confié à une famille d’accueil. Phoenix est l’une des quatre protagonistes de ce récit choral. Les autres sont sa jeune sœur, Cedar Sage, en passe d’aller habiter avec son père et sa belle-mère après avoir été placée ; leur mère Elsie, qui se débat avec ses addictions et la culpabilité d’avoir perdu la garde de ses filles, dans un cercle infernal ; et enfin Margaret, la mère d’Elsie. L’histoire se passe à Winnipeg, au Canada. Les quatre femmes de la famille Stranger sont d’origine indienne.
De la même façon que l’auteure évite tout pathos qui pourrait pourtant tendre les bras, elle refuse une lecture sociologisante justifiant les malheurs de ses personnages. Katherena Vermette, elle-même métis, donne à voir, certes, comme lorsqu’elle dit de Margaret : « En grandissant, il lui était apparu que seuls les Indiens, et les Métis, […] s’échangeaient leur désespoir comme on s’échange une recette de cuisine. » Mais le lot d’épreuves endurées par les femmes Stranger n’est pas tant la conséquence d’un déterminisme indépassable que de la dureté de cœur de Margaret, des décisions que celle-ci lui fit prendre et de leurs répercussions sur plusieurs générations. Un grand roman de la complexité des âmes, sombre, mais mâtiné d’espoir. B. B.
Tous les jours, Suzanne
Par la Grande Sophie.
Phébus, 240 p., 21 €.
Vous ne connaissez pas la Grande Sophie, l’auteure-compositrice-interprète aux quatre disques d’or ? Peu importe. Vous la suivez depuis ses débuts, au Studio des variétés ? C’est parfait. Bref, qui que vous soyez, vous devez lire ce recueil de lettres envoyées à une amie imaginaire, Suzanne, personnage de l’une des chansons de La Place du fantôme, son sixième album, sorti en 2012. Le charme opère dès les premières missives et s’approfondit au fil des « confidences » de l’artiste de 55 ans, déroulées dans un ordre aléatoire. Humour, gaieté, pertinence mais aussi lucidité et fragilité traversent ce premier livre de La Grande Sophie (1 m 78, pointure 41).
Native de Thionville (Moselle), élevée près des calanques de Marseille par des parents babas cool (mère infirmière, père ouvrier syndicaliste) fort aimants, la future récipiendaire de deux Victoires de la musique est plutôt partie d’un bon pied. Mais devra attendre des années de terrasses de restaurants et son 3e album pour connaître le succès, tandis que son long et doux mariage avec Bob (trente ans de vie commune à ce jour) lui apporte réconfort et stabilité. Fouillant dans « la grande armoire du passé », la dame de Montreuil relate avec style, un concert à la lumière des phares d’une voiture dans un village, son premier Olympia, en 2004, ses amitiés (Sylvie Vartan, Françoise Hardy, Delphine de Vigan), rencontres et admirations, de Lee Hazlewood à Catherine Deneuve. Au détour d’une page, on tombe sur cette phrase à propos de son métier : « Ma mission est de donner des émotions et du bon temps aux gens. » Pari gagné aussi avec ce premier livre, qui donne lieu en outre à un seule-en-scène, sous la direction de Johanna Boyé. Marianne Payot
Le Fantôme de Mexico
Par Ulrich Effenhauser, trad. de l’allemand par Carole Fily.
Actes Sud, 144 P., 18 €.
Alors qu’il se trouve de passage à Mexico, dévastée deux semaines plus tôt par un tremblement de terre, en novembre 1985, le commissaire allemand Heller est invité par un collègue mexicain à l’accompagner sur une scène de crime. Le corps d’un homme, non identifié, a été retrouvé derrière un tas de gravats. Quelques mois se passent et Heller découvre en visionnant un documentaire à la télévision une photographie d’Andreï Sakharov, le père de la bombe hydrogène russe, au côté duquel se tient un homme qui, le doute n’est pas permis, n’est autre que le mort de Mexico. Son identité : Fiodor Lebedev, l’un des physiciens russes qui participèrent au programme nucléaire soviétique, avant de travailler pour le secteur civil. Notamment à la centrale de Tchernobyl, dont les normes de sécurité l’inquiétaient au plus haut point.
Thriller d’espionnage proche d’une enquête journalistique, Le Fantôme de Mexico est un récit dense, ramassé, qui revient sur un épisode peu connu des débuts de la guerre froide. Si l’utilisation des savants allemands par les Américains dans la mise au point de l’arme atomique a été maintes fois documentée, et récemment au cinéma dans Oppenheimer, il est ici question de la façon dont l’URSS fit exactement la même chose, dans une base située sur la Mer noire. En toile de fond de l’intrigue, les catastrophes de Three Mile Island aux Etats-Unis, puis de Tchernobyl. L’expédition de Heller sur les terres qui ceignent la centrale, interdites et envahies par les loups, atteint des sommets d’intensité. B. B.
Un mal terrible se prépare
Par Laurent Lussier.
Arthaud, 224 p., 19 €.
Ce devait être un mois de vacances tranquilles passé à camper et à observer la nature. Mais la villégiature de notre jeune narrateur québécois se transforme vite en aventures à rebondissements, sur fond d’animaux dénaturés et de possible épidémie mortifère. Comme le titre du premier roman de Laurent Lussier (publié en 2018 au Québec par La Mèche et aujourd’hui par Arthaud), l’indique, Un mal terrible se prépare. Ce mal, c’est cette inquiétante mousse orange recouvrant une portion d’un étang découverte par le narrateur et la chauve-souris souffreteuse qu’il tente de sauver en appelant à l’aide un organisme baptisé Réseau d’urgence pour la faune. Là, on soigne dans la bonne humeur tortues des bois, balbuzards pêcheurs, perdrix, écureuils, carpes ou encore souris. Quand surgit ce mal étrange… tandis que l’on découvre une chatte avec deux seins humains greffés et que la traque d’un « biologiste » fou s’enclenche.
Diplômé en urbanisme, affecté aux politiques d’habitation de la municipalité de Montréal, Laurent Lussier, 42 ans, connaît bien cet « entre-deux », qui brouille les frontières, où se côtoient terres agricoles, usines désaffectées et maisons de banlieusards, mais aussi coyotes, perruches et humains. Et il a lu et relu Les Fables de La Fontaine, dont les morales, relève-t-il, sont souvent contradictoires. C’est tout cela – des animaux dénaturés et de notre incapacité à agir, englués que nous sommes dans des débats interminables – dont il se joue dans son roman traversé par l’angoisse environnementale. A méditer. M. P.
Et aussi
Impossibles adieux
Par Han Kang, trad. du coréen par Khyngran Choi et Pierre Bisiou.
Le Livre de poche, 336 p., 8,90 €.
Figure majeure de la nouvelle génération littéraire sud-coréenne et ce, notamment, depuis l’International Booker Prize 2016 pour La Végétarienne, Han Kang a connu la consécration suprême en 2024 avec le prix Nobel. En 2023, elle recevait en France le prix Médicis étranger pour Impossibles adieux, publié par Grasset, et édité en poche aujourd’hui. Lorsqu’elle débarque sur l’île de Jeju, son héroïne, Gyeongha, connaît des bribes du massacre qui s’y déroula en 1948 : trente mille personnes, présumées « rebelles », hommes, femmes, grands-parents, enfants furent exterminés par le gouvernement nationaliste et anticommuniste. Son amie, Inseon, native de Jeju, lui a raconté comment sa mère, alors gamine, avait échappé à l’hécatombe de son village. C’est pour sauver le perroquet d’Inseon, hospitalisée, qu’elle s’y rend d’ailleurs, en plein hiver, alors qu’une tempête de neige s’annonce.
Le trajet est dantesque : brouillard épais, paysage fantomatique, bus poussif, bifurcations périlleuses… Gyeongha arrive trop tard, le perroquet est mort. A défaut de sauver une vie, la narratrice découvre, dans la maison de son amie, archives et dossiers compilés sur l’ampleur du massacre. Entre rêve et réalité, fantastique et réminiscences, les frontières se brouillent. On se laisse alors emporter par la plume de l’auteure dans une troisième dimension, un entre-deux éblouissant, où passé et présent s’entremêlent, mémoires familiale et collective se répondent. A noter aussi, la réédition, au Livre de poche, de La Végétarienne et de Celui qui revient, tandis que Grasset publie Ces soirs rangés dans mon tiroir, premier recueil de ses poèmes traduit en français. M. P.
La Mémoire délavée
Par Nathacha Appanah.
Folio, 148 p., 7,60 €.
Longtemps Nathacha Appanah a cru que ses ancêtres étaient arrivés à l’Ile Maurice, « proprets », au début du XXe siècle, éloignés des cales des bateaux. C’est ce qu’elle nomme sa « mémoire délavée ». Il est vrai que dans sa famille, on reste flou sur les dates et que l’on ne cultive guère le culte de l’Inde. Il lui aura fallu se procurer en 2022 trois fiches nichées dans les archives de l’immigration indienne de l’Institut Mahatma Gandhi de l’Ile Maurice pour apprendre que ses trisaïeuls et leur fils de 11 ans, son arrière-arrière-grand-père, avaient débarqué à Port-Louis, capitale de l’île, alors britannique, le 1er août 1872, en provenance du port de Madras (aujourd’hui Chennai). Et qu’ils avaient donc enduré, comme 453 063 de leurs compatriotes entre 1834 et 1920, une longue traversée à travers les « eaux noires » de l’océan Indien. Puis ils s’en allèrent rejoindre la plantation de champs de canne dans le nord du pays où ils s’étaient engagés. Les attend une vie de labeur, mais aussi parsemée de quelques moments heureux. L’auteure du Tropique de la violence, nous raconte tout cela avec une tendresse et une délicatesse infinies. M. P.
A ma sœur et unique
Par Guy Boley.
Folio, 512 p., 10 €.
Maçon, chauffeur de bus, cracheur de feu, cascadeur, funambule, musicien de rue, dramaturge… Guy Boley, fils de forgeron bisontin, a eu mille vies avant de devenir écrivain, pour notre plus grand bonheur. Avec A ma sœur et unique, il nous livre une épatante fiction sur les rapports « shakespeariens » entre Friedrich Nietzsche (1844-1900) et sa diablesse de sœur, Elisabeth. Un Nietzsche en chair et en os, « mi-poète, mi-philosophe, mi-moraliste jouant des mots comme Paganini de son violon » qui aura mis « le feu à tout : à la morale, à l’Etat, à la religion, aux valeurs périmées d’une Allemagne épuisée ».
Deux qualités frappent à la lecture de son roman-fleuve de 480 pages : la facilité avec laquelle l’auteur fait entrer le lecteur néophyte dans le monde du génial écrivain et son « éboulis de chefs-d’œuvre » (Crépuscule des idoles, L’Antéchrist, Ecce homo, etc.) ; et sa dextérité à montrer l’évolution d’une Elisabeth, qui, d’entièrement dévouée (corps et âme ?) à son frère, se transformera en sorcière obscène, jusqu’à truquer et falsifier nombre de ses écrits et à « nazifier » son frère. Emballé par son roman, le jury des Deux Magots l’a couronné de son prix en 2023. M. P.
L’Enragé
Par Sorj Chalandon.
Le Livre de poche, 432 p., 9,90 €.
Il écrit pour partager les blessures, autant dire que cette histoire des jeunes bagnards de la colonie de Belle-Ile-en-Mer est un sujet en or pour Sorj Chalandon. Enfances violentées, scandales familiaux et sociétaux, hypocrisie de l’Etat, les « maisons d’éducation surveillée » créées à la fin du XIXe siècle ne sont autres que des prisons pour mineurs qui ont, pour la plupart d’entre eux, commis comme seul crime que d’avoir été abandonnés par leur famille. Le 27 août 1934, les colons de Belle-Ile se révoltent après que l’un d’entre eux a été sauvagement battu par les gardiens pour avoir mangé le fromage avant la soupe ; 56 pupilles s’évadent, 55 seront rattrapés, traqués par tous les braves gens de l’île (20 francs le repris) lors d’une « chasse à l’enfant », mise en vers par Jacques Prévert.
Un fait divers abondamment relayé par la presse de l’époque et dont Sorj Chalandon s’empare aujourd’hui dans son dixième roman en imaginant la vie du 56e évadé, un certain Jules Bonneau, surnommé La Teigne après avoir maté les caïds du camp. Le jour de l’émeute, le voilà à l’air libre, encerclé par les mers. Par miracle, il tombe sur un patron marin-pêcheur, socialiste au caractère bien trempé, qui le fait passer pour son neveu et l’enrôle comme mousse. Chalandon n’est jamais aussi bon que lorsqu’il dissèque les liens intergénérationnels et ausculte les hommes au grand cœur. M. P.
Source link : https://www.lexpress.fr/culture/livre/un-thriller-despionnage-une-amie-imaginaire-les-dix-livres-a-ne-pas-manquer-en-avril-HZ5NKCTD4RGI3EVHVS4T6HUTS4/
Author : Marianne Payot, Louis-Henri de La Rochefoucauld
Publish date : 2025-04-01 06:15:00
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