Ce n’est pas le moment de trembler. Alors que Donald Trump s’apprête à dévoiler ce mercredi 2 avril une salve de nouveaux droits de douane – son fameux « Liberation Day »-, l’Union européenne examine son propre arsenal. Et il est plus fourni qu’on ne le pense, rassure Tobias Gehrke, chercheur du Conseil européen pour les relations internationales (ECFR). Cet expert a réalisé un minutieux inventaire des mesures de rétorsion auxquelles les Européens peuvent recourir face aux pressions américaines. « L’Europe ne mesure pas sa force […] elle a des cartes à jouer », assure-t-il à L’Express. Entretien.
L’Express : Le risque que Washington prive l’Ukraine de Starlink a brutalement rappelé que la dépendance du Vieux Continent à certains produits américains exposait aux pressions. Après les droits de douane du « Liberation Day », l’Europe doit-elle se préparer à être attaquée demain sur d’autres terrains, notamment le numérique ?
Tobias Gehrke. Donald Trump pense que les droits de douane sont l’outil de pouvoir ultime. Il est prêt à s’en servir comme levier de négociation, mais aussi comme d’un mur. Les utiliser pour gagner de l’argent et attirer les investisseurs aux Etats-Unis. Car il a prévu d’importantes réductions d’impôts et doit les financer. Mais d’autres mesures pourraient en effet viser l’Europe à l’avenir. Des sanctions financières, notamment. Les Américains en ont beaucoup utilisé par le passé. Nous serons confrontés à une administration Trump beaucoup plus disruptive et anti-européenne, avec des nationalistes techno-libertaires qui ne croient pas aux alliances. Cela va au-delà du commerce.
Pensez-vous que Donald Trump pourrait compliquer notre accès aux services numériques ?
C’est une possibilité. Nous sommes très vulnérables en matière de cloud et de puces. L’équipement de défense est un premier domaine dans lequel les Américains pourraient exercer des pressions technologiques. M. Trump a déjà fait des déclarations à ce sujet. Il peut cibler l’Europe à bien d’autres niveaux. Et Washington risque fort de lier les dossiers les uns aux autres. Si l’Europe réagit sur le plan commercial, Donald Trump pourrait par exemple annoncer le retrait de certaines bases militaires en Roumanie ou en Belgique. Ou restreindre notre accès aux puces IA. Cela rend les négociations compliquées car à l’inverse des Etats-Unis, l’Europe a tout intérêt à ce que les dossiers économiques et militaires soient traités séparément.
Si Trump cible notre dépendance technologique, devons-nous riposter à ce niveau ou actionner, comme eux, d’autres leviers ?
Dans l’idéal, nous n’en viendrons pas à ces extrémités. Car si l’impact de droits de douane est assez bien estimé, c’est beaucoup moins le cas des autres leviers à notre portée. Nous devons être prudents. Mais il importe de faire comprendre à l’administration Trump que nous sommes mutuellement dépendants. Et que nous pouvons leur rendre leurs coups et faire des dégâts. Nous sommes prêts à nous tirer une balle dans le pied si nécessaire – mais ne nous tirons pas une balle dans la tête. Certains en Europe pensent qu’il ne faut pas riposter et se contenter d’attendre le retour de boomerang sur l’économie américaine. Ils font le pari que les droits de douane vont impacter les consommateurs américains qui exigeront alors un changement de politique. C’est le scénario optimiste. Mais il est impératif d’avoir aussi une stratégie si cela ne se concrétise pas. On ne peut pas se contenter d’attendre. Il faut montrer que nous avons des cartes à jouer.
Quelles sont les meilleures cartes de l’Europe vis-à-vis des Etats-Unis ?
Les mesures les plus faciles à prendre portent sur l’échange de marchandises car nous savons comment cela fonctionne. Le problème est que nous exportons plus de biens vers l’Amérique que nous n’en importons. Par ailleurs, nous avons déjà utilisé une partie de nos cartouches. Or, il est clair que l’administration Trump ne va pas s’arrêter là. Nous devons donc, dès à présent, étudier nos autres options. Le commerce de services est un champ de bataille qui a du sens car, ici, ce sont les Américains qui ont un large excédent.
Les Européens n’ont encore jamais utilisé ce levier donc nous ne mesurons pas précisément l’impact de telles mesures. Mais les outils juridiques pour le faire existent. Nous devons a minima envisager ce scénario et repérer les acteurs américains les plus ancrés en Europe. J’en vois plusieurs, à commencer par les services financiers – banques, compagnies d’assurance, gestionnaires d’actifs, etc. Ils ont des intérêts majeurs en Europe. Sans les exclure, une première mesure de rétorsion possible serait de leur imposer davantage de contraintes. Par exemple le stockage local de données, l’embauche d’Européens ou des joint-ventures avec des acteurs européens. On pourrait également les taxer différemment.
Le deuxième secteur qui peut être ciblé est celui de la Big Tech, les Amazon, Meta, Apple, Microsoft et consorts. Les Américains ne souhaitent qu’une chose : que les Etats membres ayant mis en place ou annoncé la création de taxes numériques les suppriment. Mais nous pourrions faire exactement l’inverse et introduire une taxe européenne unifiée. Le troisième secteur à regarder de près est l’industrie pharmaceutique. De grandes sociétés américaines se sont installées en Europe pour échapper à l’impôt. Elles ont transféré leur propriété intellectuelle en Irlande et aux Pays-Bas. Ces dernières années, elles y ont également délocalisé une partie de leur production. 75 % des importations pharmaceutiques américaines viennent désormais de l’Europe principalement de l’Allemagne, des Pays-Bas et de la Belgique. Nous pourrions menacer de taxer les produits qu’ils exportent vers l’Amérique en guise de représailles.
Quels pays peuvent être des fournisseurs technologiques alternatifs intéressants pour l’UE ?
Dans les technologies de pointe, personne ne rivalise vraiment pour l’heure avec les Américains. Et même si la Chine est très avancée, l’Europe n’a pas intérêt à trop dépendre d’elle non plus. Nous pouvons travailler avec l’Inde sur certains sujets, comme les clean tech. Ce n’est pas un partenaire si facile, mais ses intérêts nationaux sont parfois alignés avec les nôtres. Leurs efforts pour créer une industrie des semi-conducteurs indienne peuvent, par exemple, nous aider à diversifier nos approvisionnements. Il ne faut plus, en tout cas, chercher d’allié unique qui répondrait à tous nos besoins, plutôt construire avec différents pays, une multitude de partenariats, chacun sur des sujets précis.
Quels sont nos meilleurs atouts technologiques en Europe ?
Certains sont bien connus, comme les machines de lithographie de la société néerlandaise ASML. Les Européens ont également des compétences dans des machines très spécialisées, comme les lasers, nécessaires à l’industrie des semi-conducteurs ou du quantique. Nous sommes leaders dans certains produits chimiques et matériaux avancés, nécessaires à l’industrie des puces. Dans le domaine de la défense aussi, Airbus dispose d’une gamme de produits qui sont nécessaires à l’industrie de la défense américaine. L’Europe ne mesure pas assez sa force car chaque État membre est réticent à partager des informations sensibles sur ses atouts nationaux. La transparence à ce niveau permettra de riposter bien plus efficacement.
Le Royaume-Uni serait-il un partenaire pertinent et fiable dans la construction de cette souveraineté numérique européenne ?
Je pense qu’ils le peuvent et j’espère qu’ils le feront. Leurs atouts pourraient beaucoup nous aider. Ils ont ARM dans le domaine des semi-conducteurs, un secteur financier solide, des universités de premier plan et des chercheurs brillants. Certes, les Britanniques pourraient être épargnés par la guerre commerciale actuelle car ils n’ont ni déficit ni d’excédent commercial avec les Etats-Unis. J’espère cependant que le gouvernement britannique comprend que les Américains ne s’en tiendront pas là. Qu’ils exerceront toujours plus de pressions sur d’autres pays. Et que la « relation spéciale » des Britanniques avec les États-Unis ne les protégera nullement de ces fortes secousses. Je pense que la coopération entre Londres et Bruxelles est en train de se renforcer de manière informelle, à huis clos. Le partenariat de sécurité qui est en train d’être négocié avec l’UE est un grand pas en avant.
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Author : Anne Cagan
Publish date : 2025-04-02 03:45:00
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