C’est l’un des objectifs affichés derrière la guerre commerciale lancée par Donald Trump avec ses droits de douane. Selon l’administration américaine, le protectionnisme doit permettre de faire revenir des usines aux Etats-Unis. Géographe, chercheuse à l’IAE de Poitiers et directrice stratégie pour Humens, Anaïs Voy-Gillis a publié récemment Pour une révolution industrielle (Presses de la Cité). Pour L’Express, elle analyse les stratégies américaine et chinoise.
Face à ces deux géants économiques, l’Europe doit selon elle assumer un « certain rapport de force », et mieux répartir les compétences industrielles entre ses différents membres. Mais pour Anaïs Voy-Gillis, il est aussi urgent de réenchanter « l’imaginaire industriel » en France, alors que notre société a longtemps rêvé d’un pays sans usines.
L’Express : L’une des justifications de Donald Trump pour élever les droits de douane est la volonté de réindustrialiser les Etats-Unis. Qu’en pensez-vous ?
Anaïs Voy-Gillis : Cette ambition de réindustrialisation américaine avait débuté sous Joe Biden. L’Inflation Reduction Act (IRA) représentait déjà une politique assez agressive. Là, Trump a fait du Trump, annonçant des droits de douane très élevés, calculés de manière guère savante, qui ont provoqué un choc mondial et la crainte d’une forte inflation aux Etats-Unis. La question, c’est comment l’Europe va-t-elle réagir à cette reconfiguration de la mondialisation ? Face aux Etats-Unis et à la Chine, elle ne doit pas lâcher sur des choses essentielles, comme le renforcement de son autonomie stratégique ou la mise en place du Green Deal. Aujourd’hui, 45 % de son gaz naturel liquéfié (GNL) provient des Etats-Unis. Si cette part augmente dans le cadre de négociations avec Trump, cela signifierait un ralentissement des investissements dans la décarbonation, d’autant plus que le prix de l’électricité reste bien plus élevé que celui du gaz. Trump peut aussi tenter d’imposer du matériel américain de défense, ce qui serait mauvais pour la France, mais aussi pour l’Europe. Par ailleurs, il y a aujourd’hui un gros travail à l’échelle européenne pour taxer les Gafam qui est sur le point d’aboutir. Ce serait dommage de le remettre en question sous pression américaine.
Même si la politique de Trump est instable avec différents revirements ces derniers jours sur les droits de douane, elle nous oblige à clarifier nos ambitions en matière de souveraineté et de réindustrialisation de la France et de l’Europe. Cela est d’autant plus important que face à l’instabilité des Etats-Unis, les pays asiatiques chercheront sûrement d’autres débouchés commerciaux en Europe où le cadre réglementaire reste stable. Les surcapacités de production de la Chine dans de nombreux domaines et la fermeture du marché américain présentent deux risques majeurs pour l’industrie européenne.
Mais est-ce vraiment réaliste de vouloir réindustrialiser les Etats-Unis ?
Face aux déséquilibres commerciaux des Etats-Unis, Trump mène une politique presque isolationniste. Il y a une volonté de reprendre son autonomie. Cela s’accompagne d’une stratégie d’accaparement des ressources, comme on le voit dans les négociations avec l’Ukraine ou le Groenland. Mais on constate la même ambition du côté de la Chine, même si la méthode de Xi Jinping est moins brutale. Il y a dans les nouvelles routes de la soie une logique similaire, qui consiste à sécuriser des ressources devenues d’autant plus essentielles qu’on sait désormais qu’elles sont limitées. La Chine a une vision claire des domaines où elle veut être autonome, Trump a une méthode brutale pour amener les Etats dans des négociations bilatérales. Si l’objectif de réindustrialiser est louable, la méthode, avec de nombreux revirements est, elle, très discutable.
Margaret Thatcher a prôné l’avènement d’une société post-industrielle
Comment la pandémie du Covid et les récents chocs géopolitiques ont-ils fait revenir l’enjeu de la réindustrialisation au premier plan ?
En France, les Etats généraux de l’industrie lancés en 2009 ont marqué un début de prise de conscience. Ensuite, il y a eu le rapport de Louis Gallois et la volonté de réindustrialiser portée par Arnaud Montebourg. Mais le sujet n’était alors pas aussi central. La pandémie en 2020 a vraiment été un tournant, montrant l’ampleur de la dépendance de la France sur des biens critiques. Durant le confinement, tout le monde était derrière son écran, et nous avons tous vu des images de batailles pour des masques sur les aéroports. On a aussi beaucoup parlé de principes actifs et de pénuries sur certains médicaments, avec des mères qui ne pouvaient pas soigner leurs enfants. On s’est indigné en voyant des médecins en surblouses faites de sacs-poubelle. Cette succession d’événements a poussé de plus en plus de pays à vouloir renforcer leur base industrielle, d’autant que le contexte géopolitique est de plus en plus tendu. C’est un mouvement mondial, qui touche la Corée du Sud, le Japon, et bien sûr la Chine et les Etats-Unis, notamment en ce qui concerne les semi-conducteurs. Chacun veut renforcer sa base industrielle, alors même que dans certains domaines, il y a déjà une surproduction mondiale.
Comment l’idée d’une société postindustrielle a-t-elle pu paraître longtemps si désirable ?
Longtemps, il y a eu la certitude qu’une économie moderne et mature pouvait se positionner en amont ou en aval de la production industrielle. En France, on parle beaucoup de Serge Tchuruk, patron d’Alcatel, qui au début des années 2000 a parlé d’ »entreprise sans usines ». Mais le discours sur la société postindustrielle avait été théorisé par les sociologues Alain Touraine et Daniel Bell dès la fin des années 1950, et a pris forme dans les années 1970. Margaret Thatcher a prôné l’avènement d’une société postindustrielle au sein de laquelle les services prendraient le pas sur l’industrie, y voyant aussi un moyen d’affaiblir les syndicats. C’est ça qui a permis le succès de groupes asiatiques comme les Taïwanais Foxconn et TSMC, qui ont pu alimenter un marché mondial. N’oublions pas que ces économies d’échelle et cette massification ont fait baisser les prix unitaires d’un produit, permettant ainsi d’en vendre plus. Par ailleurs, il y a aussi eu dans nos sociétés occidentales un dénigrement de l’industrie vue comme étant trop polluante.
Les Etats-Unis et le Royaume-Uni ont donc fait le choix de la désindustrialisation. Sous les années Thatcher, ce dernier a tout misé sur les services, notamment financiers, en essayant d’attirer les capitaux étrangers. L’Allemagne a opté pour une stratégie différente, faisant de l’industrie le moteur de son économie au moment de sa réunification. Avec les réformes Hartz, les politiques publiques allemandes ont visé à doper les exportations. La France, elle, s’est retrouvée entre ces deux modèles, développant à la fois des services de haut niveau, et gardant un peu d’industrie, mais qui s’est progressivement délitée. D’autant plus que contrairement à l’Allemagne et à l’Italie, la France est un pays de grands groupes, héritage de Georges Pompidou. Or, ces grandes entreprises ne jouent pas souvent le jeu du tissu industriel. Dans les années 2000, on a ainsi vu des constructeurs automobiles déplacer leurs usines vers l’Europe de l’Est. En Italie et en Allemagne, le tissu industriel comme la structure du capital ne sont pas les mêmes, avec de la cogestion accordée aux salariés. Ce qui fait que le poids de l’industrie manufacturière représente aujourd’hui 10 % du PIB en France, contre 15 % en Italie et 16 % en Allemagne.
Mais l’Allemagne est, elle aussi, aujourd’hui touchée par la désindustrialisation…
L’Allemagne a été victime de ses choix géopolitiques et énergétiques, notamment en matière de gaz russe. Mais plus globalement, la désindustrialisation est inévitable si on ne cherche pas à augmenter la réciprocité sur les normes et à lutter plus fermement contre le dumping des acteurs non européens. Nos normes sociales ne sont pas les mêmes que celles de la Chine, ce qui a un impact sur les prix. Si la Chine innove, avec une vraie stratégie industrielle, elle a aussi imposé à ceux qui veulent s’installer en Chine des contraintes afin d’assurer son indépendance et son autonomie stratégique. A l’Europe de définir ce qu’elle souhaite afin de maintenir son industrie.
On sort de trente ou quarante ans de réindustrialisation, on ne va pas se réindustrialiser en un an !
Dans le livre, vous analysez l’image souvent négative de l’industrie véhiculée par le cinéma, des films de Ken Loach ou Stéphane Brizé à ceux sur des scandales sanitaires, comme Dark Waters…
L’industrie et la technologie sont plus souvent vues comme une machine infernale que comme un facteur de progrès et d’émancipation. Il y a des scandales sanitaires, des dérives technologiques. Il y a aussi une réalité sociale du travail à la chaîne, même si cela a largement évolué dans les usines. Le cinéma s’est nourri de ces réalités indéniables. Mais les réussites industrielles sont moins visibles que les scandales qui mettent en danger les populations.
Ce n’est bien sûr pas parce que nous devons aujourd’hui réindustrialiser la France que l’industrie ne doit pas repenser ses modèles, notamment dans le contexte de la transition écologique. Plus que jamais, nous avons besoin d’interroger nos modèles de société. L’industrie est un levier pour la souveraineté, la cohésion sociale et territoriale. Produire en France permet aussi de réduire les émissions de carbone mondiales. Il est donc vertueux de réindustrialiser la France. Mais cela ne saurait nous exonérer d’un questionnement sur son rôle et sa place dans nos sociétés.
Mais comment peut-on réenchanter l’imaginaire industriel ?
Il est important de montrer les usines au grand public. C’est un exercice de transparence, qui permet de souligner à quel point l’industrie est un vecteur de souveraineté et de liberté, nous rendant moins dépendants des autres. On peut aussi montrer la diversité de l’industrie. Nous connaissons tous quelques grands noms, mais on parle très peu des industries vertueuses, celles qui concilient emploi et réduction de leur impact environnemental. Il faut aussi changer notre position schizophrénique, qui consiste à vouloir une réindustrialisation sans en accepter les conséquences.
Le rythme de la réindustrialisation a ralenti en France en 2024, et 2025 ne devrait pas faire mieux. Au-delà de la communication politique, avons-nous vraiment les moyens de nous réindustrialiser ?
On sort de trente ou quarante ans de réindustrialisation, on ne va pas se réindustrialiser en un an ! D’autant plus que le contexte géopolitique devient de plus en plus complexe. Cela prendra donc vingt ans, avec des accélérations et des ralentissements. Mais cela demande aussi une révolution à l’échelle de l’Europe, face à un Donald Trump comme à la Chine qui va vouloir chercher de nouveaux débouchés sur notre continent. Il ne faut pas se fermer complètement aux autres pays, mais il est nécessaire d’assumer un certain rapport de force pour savoir ce que nous voulons préserver en Europe.
Cela ne pourra passer que par une vraie vision européenne, car nous n’avons plus les moyens au niveau de chaque Etat. Il y a aujourd’hui une concurrence entre pays européens qui n’est pas forcément mauvaise. Mais face à la concurrence de la Chine qui est en avance sur nous dans divers domaines et produit à moindre coût, nous n’allons pas nous en sortir sans une répartition européenne. La France doit par exemple devenir la spécialiste dans la production de véhicules électriques ou celle de médicaments thérapeutiques innovants. En contrepartie, d’autres pays peuvent par exemple devenir spécialistes dans la production d’autres principes actifs où la France ne se positionnera pas. Il faut se concerter entre les Vingt-Sept sur les moyens humains et financiers, car l’urgence c’est la concurrence extra-européenne. Vous allez me dire que c’est utopiste, mais n’oublions pas à quel point l’Europe a su, ces quatre ou cinq dernières années, bouger comme jamais.
Pour une révolution industrielle, par Anaïs Voy-Gillis. Les Presses de la Cité, 282 p., 22 €.
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Author : Thomas Mahler
Publish date : 2025-04-15 16:00:00
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