Depuis plusieurs semaines, une violente épidémie de rougeole frappe l’ouest du Texas. La maladie, souvent bénigne, peut parfois entraîner des complications respiratoires et neurologiques graves. Plus de 700 cas ont ainsi été recensés depuis le début de l’année 2025 et deux enfants sont morts, d’après l’administration américaine, notamment au sein de la communauté mennonite, un groupe de chrétiens évangéliques vivant selon des principes traditionalistes. Dans le comté où vit cette communauté, seuls 81 % des enfants sont vaccinés, bien en dessous de la moyenne nationale (92,7 %). L’Organisation mondiale de la Santé (OMS) estime par ailleurs qu’un taux de vaccination de 95 % est nécessaire pour atteindre l’immunité collective et endiguer l’épidémie.
Sur le continent européen, on estime souvent être bien protégé contre la rougeole. A tort. Ces dernières années, le nombre de cas a explosé : 127 350 contaminations ont été comptabilisées par l’OMS et l’Unicef en 2024, soit deux fois plus que l’année précédente. On en dénombrait moins de 10 000 par an à la fin des années 2000. Un pays de l’Union européenne fait figure de cas d’école : la Roumanie, qui concentre à elle seule environ un quart des contaminations de rougeole du continent l’année dernière.
Le professeur Mihai Craiu, pédiatre à l’université Carol Davila de Bucarest – la principale université médicale publique du pays -, est convaincu que la flambée des cas de rougeole en Roumanie doit alerter le reste de l’Europe. Ereinté après une nuit de garde particulièrement animée, il a accepté de répondre aux questions de L’Express.
L’Express : Au début des années 2000, la Roumanie était un des meilleurs élèves du continent en termes de lutte contre la rougeole. Le taux de vaccination était à plus de 96 %. L’OMS estime que seulement 62 % des jeunes enfants roumains ont reçu leurs deux doses de vaccin en 2023. Comment expliquer un déclin si rapide ?
Dr Mihai Craiu : Les bons niveaux de vaccination en Roumanie sont un héritage de la période Ceausescu. A l’époque, le gouvernement avait une politique extrêmement nataliste et la vaccination était obligatoire. Si un enfant n’avait pas été immunisé dans le cadre privé, l’école s’en chargeait et c’est comme cela qu’on avait pratiquement éradiqué la rougeole. Le régime est tombé à la fin des années 1980 et pendant des années, on a bénéficié d’une certaine inertie autour de la vaccination : les gens n’en avaient pas peur, ce qui nous donnait d’excellents taux d’immunisation.
Puis, avec le rapprochement du pays avec l’Union européenne, de nouveaux traitements sont arrivés. Des vaccins plus performants – comme ceux que vous utilisez dans les pays d’Europe de l’ouest – sont alors venus remplacer les vaccins de l’époque communiste. Très vite, de nombreuses fausses informations ont été propagées et aujourd’hui, de nombreux Roumains n’ont simplement pas confiance dans les vaccins.
Pour quelles raisons ?
D’abord, il faut savoir qu’un tiers des habitants de la Roumanie rurale n’a pas de médecin traitant, ce qui ne facilite pas la promotion de ces traitements contre les maladies infantiles. Quand le président Emmanuel Macron applaudit l’installation de médecins roumains dans les déserts médicaux français, ce sont des praticiens en moins pour notre pays. Et puis, il faut rappeler que l’église orthodoxe a une grande influence ici et que certains de ses représentants entretiennent des positions ambiguës sur les pratiques médicales modernes comme le don d’organes ou la vaccination. Quand il a fallu convaincre les gens de se faire vacciner contre le Covid-19, nous avons dû vacciner l’archevêque de Bucarest en direct à la télévision pour convaincre la population d’aller se faire immuniser.
Dans ce contexte de défiance à l’égard de la vaccination, comment communiquer efficacement sur ses bienfaits individuels et collectifs ?
Depuis des années, les discours antivax prospèrent sur la peur. On entend énormément de discours sur les dangers éventuels de la vaccination contre toutes les maladies infantiles, même lorsque la science a démontré qu’il n’y avait pas d’effets secondaires graves et des cas rarissimes de complication. A l’inverse, les discours qui mettent en avant les bénéfices de la vaccination sont complètement inaudibles. Avec mes collègues de l’association de pédiatrie roumaine, nous avons donc décidé de changer d’approche. Désormais, nous enseignons à nos étudiants de moins communiquer sur les bienfaits des vaccins et de se concentrer sur les symptômes et les conséquences à long terme des maladies comme la rougeole. Il s’agit de vaincre la peur par la peur, puisqu’il n’y a que cela qui fonctionne…
Les gens aiment le storytelling, pas les chiffres. Il nous faut trouver des relais qui parlent directement à la population. Dans certains pays de l’ancien bloc soviétique comme le Monténégro ou la Macédoine du Nord, des athlètes de haut niveau ont été choisis pour faire la promotion de la vaccination. Je crois que dans le monde d’aujourd’hui, c’est une des manières les plus efficaces de lutter contre ces maladies. Nos politiques sont trop décriés pour porter ces messages efficacement et nous, les scientifiques, avec nos données et nos graphiques, nous ne pouvons pas nous battre contre des discours alimentés par la peur et l’émotion.
L’année dernière, l’OMS a décompté plus de 30 000 cas de rougeole en Roumanie. Quelle a été la réaction des pouvoirs publics face à ces chiffres ?
Actuellement, il n’existe aucune obligation de vaccination en Roumanie. La loi qui régule toutes ces questions d’immunisation collective date de la fin du régime Ceausescu et elle ne contient que des recommandations et le nom des vaccins qui sont remboursés par notre assurance-maladie. Cela fait maintenant sept ou huit ans que nous avons rédigé une proposition de loi avec des confrères, en nous inspirant de ce qui se fait chez nos voisins européens. Elle est toujours entre les mains de nos parlementaires, mais rien n’avance. Aucun de nos élus ne souhaite s’en emparer, du fait de la méfiance à l’égard des vaccins. Ils se renvoient tous la patate chaude ! Sauf que pendant ce temps, le nombre de contaminations grossit d’année en année. En 2024, une vingtaine d’enfants sont morts de la rougeole dans notre pays, soit l’équivalent d’une classe d’école primaire.
Votre pays traverse actuellement une crise politique sans précédent en Europe. L’élection présidentielle de décembre dernier a été annulée après des soupçons d’ingérence russe et Calin Georgescu, le candidat arrivé en tête du premier tour, a été disqualifié. Cette crise politique peut-elle aggraver la situation actuelle ?
Je ne fais pas de politique, je déteste la politique. Ce que je remarque néanmoins, c’est qu’il y a une grande déception à l’égard de ceux qui dirigent notre pays depuis trente-cinq ans. Et de nombreux Roumains ont l’impression qu’en s’opposant à la vaccination, ils s’opposent au « système ». Je sais, cela peut sembler ridicule, mais il faut le prendre au sérieux. Pas besoin de se tourner vers le Texas pour voir ce que la polarisation de nos systèmes politiques fait à notre système de soins : il suffit de regarder la Roumanie.
Depuis la pandémie de Covid-19, les chiffres de la vaccination baissent un peu partout en Europe. Que peut-on retenir de la situation actuelle en Roumanie ?
Il faut être très vigilant. Quand la rougeole est réapparue il y a une vingtaine d’années, certains praticiens ne savaient pas la diagnostiquer parce qu’ils n’en avaient jamais vu en vrai. Ils pensaient alors à une allergie ou à une éruption cutanée. Aujourd’hui, c’est une maladie qui devient de plus en plus commune en Europe – et pas que dans les pays de l’Europe de l’est. La France ou l’Italie ne sont pas épargnées. La rougeole n’a jamais vraiment disparu, elle a toujours été très répandue en Afrique subsaharienne et en Asie. Mais la voir réapparaître ainsi chez nous, après des années de recul, c’est tout simplement inadmissible.
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Author : Mathias Penguilly
Publish date : 2025-04-19 14:00:00
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