L’Express

Donald Trump est-il en train de tuer la mondialisation ? Rien n’est moins sûr…

Donald Trump est-il en train de tuer la mondialisation ? Rien n’est moins sûr…


Au milieu des plaines arides de la région de Querétaro, au nord de Mexico, quelques cactus solitaires bordent la route. Au loin, les couleurs rouge et jaune, signature de DHL, rompent la monotonie du paysage. Ce jour-là, le champion allemand de la logistique inaugure l’extension de son hub, désormais présenté comme « le plus grand et moderne d’Amérique latine ». Un point de chute évident tant cette région, véritable poumon industriel du pays, vit au rythme des échanges avec les Etats-Unis et le reste du continent.

DHL gère dans cette plateforme logistique plus de 40 000 colis par heure, acheminés aux quatre coins de la planète. Mais depuis l’arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche, le monde est entré dans une zone de turbulences. Menaces, décisions brutales, volte-face… Le commerce international est sens dessus dessous. Dernièrement, DHL a annoncé suspendre les livraisons de plus de 800 dollars aux particuliers vers les Etats-Unis, invoquant des procédures douanières plus complexes. Pourtant, à l’heure où les Cassandre prédisent la fin de la mondialisation, le transporteur ne désespère pas. En près de quarante ans passés au sein de l’entreprise, le directeur général de DHL Express, John Pearson, a appris à relativiser. « Nous sommes une compagnie mondiale, avec une crise chaque jour quelque part sur le globe, souligne-t-il auprès de L’Express. Nous ne pouvons pas contrôler la mise en place des droits de douane, mais nous pouvons nous adapter. »

Le patron le sait, ces dernières années, la géopolitique a redessiné bon nombre de relations commerciales. A l’image de celles qui prévalaient entre l’Europe et la Russie, avant le déclenchement de la guerre en Ukraine. Révélateur de ce phénomène : en 2023, selon le pointage de Capgemini, le mot « géopolitique » a été utilisé près de 12 000 fois par les dirigeants des sociétés du S & P 500 dans leurs présentations de résultats et autres publications financières… soit trois fois plus qu’en 2021. Pour autant, « le récit d’un commerce mondial structuré façon guerre froide, bloc contre bloc, est trompeur, analyse Sébastien Jean, professeur d’économie au Conservatoire national des arts et métiers. Certes, il y a des points chauds où pèse la contrainte géopolitique, mais pour la plupart des pays, la logique économique reste prédominante. »

La Chine, elle-même, commerce avec des partenaires « géopolitiquement distants » plus que tout autre économie, observe le cabinet McKinsey dans un rapport paru au début de l’année. De nombreux membres du « Sud global », comme l’Inde ou le Brésil, entretiennent des échanges avec l’ensemble du spectre mondial. QIMA, spécialiste des inspections et audits, relève qu’au premier trimestre 2025, les exportations de l’Asie du Sud-Est vers l’Amérique latine ont plus que doublé en un an. Au total, la part du commerce international impliquant les pays « non alignés », c’est-à-dire proches ni de la Chine ni des Etats-Unis, a progressé de 42 % à 47 % entre 2016 et 2024, d’après l’étude Trade Atlas 2025 de DHL. Ces échanges devraient même s’amplifier à l’avenir, selon le Boston Consulting Group (BCG). Ainsi, en dépit du chamboule-tout américain, la mondialisation est loin de s’arrêter. Elle ajuste simplement ses aiguilles. Et dans cette remise à l’heure des pendules, la diversification des produits et des débouchés donne le tempo.

Amérique du Nord : l’impossible divorce

« Nous, les Mexicains, adorons le commerce ! Il a changé tellement de vies dans notre pays », s’exalte Antonio Arranz, à la tête de la branche locale de DHL Express, en balayant le panorama de Mexico depuis un hôtel du centre-ville. Il y a de quoi être enthousiaste : les exportations contribuent pour environ 40 % au PIB du pays, et ces dernières années plus des trois quarts d’entre elles se sont dirigées vers les Etats-Unis. Grâce à un coût de main-d’œuvre compétitif et une base industrielle développée, le Mexique a longtemps été une destination prisée par les entreprises qui cherchaient à réduire leur dépendance à la Chine et à se rapprocher du consommateur américain. Une stratégie baptisée « nearshoring« . Ou comment délocaliser au plus près d’un marché porteur.

Cette dynamique régionale est loin d’être la norme. A l’échelle mondiale, la distance géographique moyenne des échanges a eu tendance à s’allonger depuis une décennie. En 2024, elle a atteint un record de 5 200 kilomètres, soit l’équivalent d’un trajet Londres – Boston, pointe McKinsey. « Depuis les premiers droits de douane imposés par Donald Trump [NDLR : en 2018], on a davantage observé un allongement des chaînes de valeur qu’un phénomène de nearshoring, les entreprises cherchant à contourner ces barrières commerciales », confirme Elvire Fabry, chercheuse à l’Institut Jacques-Delors.

Dans son dernier rapport sur le commerce mondial, le BCG anticipait que le bloc régional Canada-Etats-Unis-Mexique allait se solidifier d’ici 2033, dans un effort continu pour limiter ses liens avec l’Asie. Mais cette proximité – longtemps considérée comme une évidence – se heurte depuis quelques mois à l’ambition de Washington de ranimer son industrie. Donald Trump l’a clairement dit : plus question de se fournir massivement chez ses voisins. C’est sur le sol américain que la production manufacturière devra se développer. « L’agressivité de Trump vis-à-vis des pays frontaliers est l’une des grandes surprises de ce début de mandat. C’est, de fait, la négation même du nearshoring« , souligne Sébastien Jean.

Les ambitions du président républicain se concrétiseront-elles ? « L’échec de cette politique me semble écrit, tranche le professeur du Cnam. Quand on veut réindustrialiser, il vaut mieux éviter d’augmenter le niveau d’incertitude des industriels et de saper leurs profits. En outre, les Etats-Unis manquent de personnel technique qualifié. Et la politique migratoire de Trump fait planer une menace sur les besoins de main-d’œuvre non qualifiée. » Les infrastructures locales sont une autre contrainte. « Trump a beau souhaiter que les entreprises produisent sur le sol américain, les usines actuelles ne sont pas adaptées, renchérit Philippe Waechter, chef économiste à Ostrum AM. Dans le secteur automobile, par exemple, elles sont plus vieilles et moins efficaces que celles qui ont été construites au Mexique ou au Canada dans le but d’exporter vers les Etats-Unis. »

Surtout, le président américain devra se rendre à l’évidence : il ne peut pas à la fois couper les ponts avec la Chine et se détourner de ses partenaires historiques sans conséquences majeures pour son économie. Ce qu’il semble avoir compris, puisque ses droits de douane envers le Mexique et le Canada excluent les marchandises couvertes par l’accord de libre-échange ACEUM qui les lie. Mais pour toute une série de marchandises, Washington restera dépendant de certaines importations chinoises pendant un certain temps, expliquent les experts d’Allianz Trade. Ces derniers ont identifié près de 280 produits chinois exportés aux Etats-Unis pour lesquels il n’existe pas d’alternative à court terme, dont les composants électroniques, l’équipement ménager ou encore les produits chimiques.

L’Asie, nouveau centre de gravité

Il est bon de rappeler une réalité de base : plus de 80 % du commerce de biens se fait aujourd’hui sans l’Amérique. La Chine, de son côté, est devenue le premier partenaire de plus de 120 pays. Et sans doute bientôt davantage, à mesure qu’elle cherche de nouveaux débouchés de substitution au marché américain. L’accès de fièvre protectionniste des Etats-Unis fait naître de nouvelles alliances. En témoigne le surprenant sommet organisé fin mars entre les ministres chinois, coréens et japonais.

Certes, Donald Trump vient d’annoncer que les droits de douane appliqués à la Chine allaient finalement être réduits. Mais Pékin ne se fait guère d’illusions : une partie de ces taxes pourraient perdurer. D’autant que la perspective d’un accord entre les deux superpuissances semble plus lointaine que sous l’administration Trump 1, note Camille Boullenois, directrice exécutive du cabinet de recherche Rhodium Group : « La Chine a moins de marges de manœuvre face à Trump que lors de son premier mandat : pour satisfaire les demandes américaines et importer davantage, elle devrait carrément changer de modèle économique. »

Depuis le dernier round du bras de fer commercial, en 2018, la Chine a certes réduit la part de ses exportations vers les Etats-Unis. Mais elle a accru son commerce avec d’autres partenaires. Si Pékin risque de perdre 159 milliards de dollars de volumes sur le marché américain d’ici 2033, il devrait en gagner 270 milliards, rien qu’avec la Russie, estime le BCG. « Le poids de la Chine au niveau mondial ne va qu’augmenter, dans un contexte où les États-Unis ont arrêté l’aide au développement. Même l’Europe devra se tourner davantage vers elle », anticipe Nikolaus Lang, directeur monde du BCG Henderson Institute.

En quelques années, la Chine a fait une percée phénoménale dans le commerce internationale.

Mi-avril, Xi Jinping a entamé une tournée à travers l’Asie du Sud-Est. L’objectif ? Faire front commun face à la politique tarifaire américaine. « Cette offensive diplomatique vise à convaincre un maximum de pays de ne pas s’aligner avec les Etats-Unis, observe Camille Boullenois. Si Washington maintient des droits de douane élevés, le Sud-Est asiatique pourrait être tenté de répondre favorablement à cette « main tendue » chinoise et augmenter leurs échanges avec elle. »

Fort d’une population de 700 millions d’habitants, l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (Asean) est un marché d’envergure. La région a bénéficié de l’implantation locale de géants occidentaux dans le cadre de leur stratégie de diversification « China + 1 », mais aussi d’entreprises chinoises cherchant à contourner les barrières douanières américaines de 2018. Le gagnant d’autrefois marche aujourd’hui sur un fil. L’excédent commercial du Vietnam n’est pas passé inaperçu à Washington, qui menace de lui infliger de nouveaux droits de douane exorbitants (46 %). Anticipant cette escalade, les exportateurs américains ont préféré solliciter, au premier trimestre de cette année, de nouveaux fournisseurs dans la région – dont les Philippines ou l’Indonésie –, au détriment du Vietnam et du Bangladesh, indique QIMA.

Pour autant, estime Françoise Huang, économiste senior Asie-Pacifique chez Allianz Trade, une large part des exportations actuelles de la Chine vers les Etats-Unis continuera à transiter par des pays tiers. « On ne s’attend pas à ce que les droits de douane reviennent aux niveaux annoncés lors du ‘Liberation Day’, mais plutôt à une moyenne autour de 10 %, grâce à des accords signés dans les prochains mois, poursuit l’experte. Ainsi, l’Asie du Sud-Est, et le Vietnam en particulier, est susceptible de continuer à gagner des parts de marché à l’exportation et de rester une pièce centrale dans la restructuration des flux commerciaux. »

L’Inde, enfin, s’affirme comme un relais prometteur. Sa main-d’œuvre abondante et son tissu industriel en plein essor séduisent déjà des mastodontes comme Apple, qui y a déplacé une partie de sa production d’iPhone. En parallèle, son industrie pharmaceutique connaît une expansion rapide et dope ses exportations. Ainsi, le pays pourrait assurer à lui seul 6 % de la croissance du commerce mondial dans les cinq prochaines années, d’après le Trade Atlas de DHL.

L’Europe, entre quête de souveraineté et de nouvelles alliances

C’est d’ailleurs à New Delhi qu’Ursula von der Leyen s’est rendue dès février. Tout sourire, la présidente de la Commission européenne s’affichait au côté du Premier ministre Narendra Modi avec un objectif clair : préparer le terrain d’un accord de libre-échange. Car l’Europe, elle aussi, tente de placer ses pions sur cet échiquier dont les cases ne cessent de changer de couleur. Après avoir resserré ses liens avec les Etats-Unis à la suite de la guerre en Ukraine, en augmentant ses importations de gaz naturel liquéfié, Bruxelles multiplie les rapprochements avec d’autres zones à mesure que son allié historique s’isole. Les discussions avec l’Indonésie s’accélèrent. Au sein des 27, les opposants au Mercosur, France en tête, se font plus discrets.

L’heure est à l’introspection. « Ce moment est une opportunité pour l’Europe d’investir dans sa compétitivité, comme le préconisait le rapport Draghi, et de devenir plus autonome », souligne Philippe Waechter. Une série de secteurs stratégiques – dont la défense – pourraient profiter de cette quête de souveraineté. Ce qui « ne signifie pas tout produire soi-même, nuance Julien Marcilly, directeur au Global Sovereign Advisory. Mais ne pas être vulnérable aux ruptures d’approvisionnement. La souveraineté ne s’oppose pas aux échanges commerciaux : au contraire, elle implique souvent davantage de flux, mieux maîtrisés. »

Dans le même temps, l’Europe s’efforce de ne pas devenir le déversoir de produits chinois recalés aux Etats-Unis. « Nos clients européens sortent progressivement de Chine, pour ramener des productions dans des pays plus proches, comme la Turquie ou le Maghreb », observe Mathieu Labasse, directeur France de QIMA. La vague, au loin, grossit pourtant à vue d’œil : les exportations chinoises vers le continent pourraient augmenter de 6 % dès cette année, indique l’Organisation mondiale du commerce (OMC) dans son dernier rapport.

Alors que le monde retient son souffle, les perspectives de court terme sont maussades. L’OMC a révisé ses prévisions à la baisse, tablant désormais sur un déclin du commerce mondial de marchandises en 2025, qui oscillerait entre 0,2 et 1,5 %, selon la ligne adoptée in fine par Donald Trump. Avant un éventuel rebond l’an prochain.

« Le monde commercera quand même plus en 2029 qu’en 2024, assure Steven Altman, professeur à la NYU Stern School of Business et co-auteur du Trade Atlas 2025 de DHL. Les Etats-Unis ne représentent actuellement que 13 % des importations mondiales et 9 % des exportations mondiales de biens. Leur politique actuelle peut avoir des effets substantiels sur d’autres pays, mais elle ne déterminera pas unilatéralement l’avenir du commerce mondial. » Le potentiel, de fait, reste immense : la part, en valeur, des biens et services produits sur la planète qui ont fait l’objet d’échanges transfrontaliers en 2023 n’était que de 21 %. Tel le roseau ballotté par l’ouragan Trump, la mondialisation plie mais ne rompt pas.



Source link : https://www.lexpress.fr/economie/politique-economique/donald-trump-est-il-en-train-de-tuer-la-mondialisation-rien-nest-moins-sur-AKAINKNGD5HQZGVRXUWVGKJHAE/

Author : Tatiana Serova

Publish date : 2025-04-26 06:45:00

Copyright for syndicated content belongs to the linked Source.

Tags : L’Express
Quitter la version mobile