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Derrière la créature de Frankenstein, l’incroyable parcours de Mary Shelley

Derrière la créature de Frankenstein, l’incroyable parcours de Mary Shelley

Quand on pense à la créature de Frankenstein, c’est le visage patibulaire de Boris Karloff qui apparaît. L’acteur britannique a interprété le monstre à trois reprises : dans Frankenstein (1931), La Fiancée de Frankenstein (1935) et Le Fils de Frankenstein (1939). Avec sa démarche singulière et son maquillage mémorable, Karloff a réussi à occulter le personnage inventé par Mary Shelley, qui a pourtant eu une vie avant d’être incarné au cinéma. Frankenstein ou le Prométhée moderne a été publié pour la première fois en 1818, soit plus d’un siècle plus tôt. Il est étonnant de relire le livre quand on a Karloff en tête. Dans ce roman épistolaire aux récits enchâssés, le monstre est plus mélancolique qu’il n’est terrifiant. Sensible et rêveur, il lit Milton, Plutarque et Goethe, se reconnaissant dans Les Souffrances du jeune Werther ! Mary Shelley était aussi surprenante que sa célèbre créature. Une nouvelle édition de ses œuvres, établie et présentée par François Rivière, permet de redécouvrir une romancière inclassable, dont la jeunesse ne fut pas moins douloureuse que celle de Werther.

Mary naît à Londres en 1797, de deux parents qui sont des figures de la scène intellectuelle : son père est le romancier et pamphlétaire anarchiste William Godwin ; sa mère, à laquelle on doit une Défense des droits des femmes, est la philosophe féministe (et bisexuelle) Mary Wollstonecraft. Atteinte d’une septicémie, elle meurt onze jours après avoir donné naissance à sa fille. La petite Mary grandit près de la prison de Newgate avec la nouvelle compagne de son père, et les deux enfants de cette dernière, dont Claire, qui devient pour elle comme une sœur. La mode est alors au gothique, mouvement initié par Horace Walpole, aristocrate homosexuel, collectionneur d’art, propriétaire de l’extravagant manoir de Strawberry Hill et auteur en 1764 du Château d’Otrante. Plus près de Mary, en 1796, le diplomate rentier Matthew Gregory Lewis (sorte de chaînon manquant entre le marquis de Sade et Paul Morand) a publié Le Moine. L’avant-garde littéraire est friande de frissons d’effroi. Mary n’y coupera pas.

En 1814, alors qu’elle n’a que 16 ans, elle rencontre le poète Percy Bysshe Shelley (lui aussi noble, lui aussi bi). Marié mais convaincu des vertus de l’amour libre, il laisse en plan sa femme légitime pour fuir l’Angleterre avec Mary et Claire. Leur traversée d’une France plongée dans le chaos depuis l’abdication de Napoléon est un roman à elle toute seule. Le trio échoue à Lucerne, mais retourne à Londres faute d’argent. Après avoir hérité de son grand-père, Percy Shelley retourne en Suisse, au bord du lac Léman, avec ses deux compagnes de voyage et William, le fils qu’il a eu de Mary. Shelley, Mary et leur enfant s’installent dans un chalet. Quant à Claire, elle dort villa Diodati chez son ex-amant Lord Byron (naturellement noble et bi), qui y a posé ses valises en compagnie du Dr Polidori, son médecin personnel et souffre-douleur – il a à subir les fréquentes sautes d’humeur de son maître.

C’est dans ce climat déjanté que va naître Frankenstein à l’été 1816. Sujet à des insomnies que Polidori (pourtant auteur d’une thèse sur les cauchemars !) ne parvient pas à calmer, Byron écrit la nuit des histoires de vampire. Il lance un défi : et si chacun composait un conte d’horreur ? Mary, 18 ans, se lance dans le récit étrange et pénétrant d’un monstre voulant se venger du savant qui l’a créé… Un invité de marque passe alors dans le voisinage : Matthew Gregory Lewis. L’auteur du sulfureux Moine (qui est bisexuel, mais faut-il encore le préciser à ce stade ?) n’avait que 20 ans lors de la publication de son roman-choc. Sa précocité est un modèle pour Mary, qui reçoit de précieux conseils de la part de l’ancien prodige autour duquel rôde la Faucheuse – moins de deux ans plus tard, Lewis mourra de la fièvre jaune en revenant d’un voyage en Jamaïque…

En février 1817, alors que Shelley et Mary sont rentrés en Angleterre, le manuscrit de Frankenstein est terminé. Encore faut-il trouver un éditeur suffisamment audacieux pour le faire imprimer. Qu’elle soit une « fille de » va-t-il l’aider ou au contraire la desservir ? John Murray, qui publie Byron et Shelley, rejette son texte. Une autre maison le refuse mais une troisième l’accepte et le roman sort le 1er janvier 1818. Précisons qu’Edgar Allan Poe n’a encore rien écrit et que Jules Verne n’est même pas né. Finalement plus romantique que gothique, Frankenstein préfigure la science-fiction. L’immense Walter Scott, qui avait déjà salué Le Moine de Lewis, tresse des louanges à Mary Shelley dans le pourtant conservateur Blackwood’s Magazine d’Edimbourg. Il lui trouve « les forces peu communes d’une imagination poétique » et ajoute : « Ce n’est pas un moindre mérite à nos yeux que ce conte, bien que d’une nature peu conventionnelle, soit écrit dans un anglais simple et puissant sans jamais sombrer dans la manière hyperbolique empruntée aux Allemands. » Hoffmann et Chamisso doivent-ils s’insurger ? François Rivière nous fait remarquer qu’il y a toujours eu du fantastique dans la littérature anglaise (y compris chez Shakespeare), et que ce n’est pas en cela que Mary Shelley innove, mais quand même… Alignons les dates clés : L’Etrange Cas du Dr Jekyll et de Mr Hyde de Stevenson, Le Portrait de Dorian Gray de Wilde et Dracula de Stoker ne sortiront respectivement qu’en 1886, 1890 et 1897. La romancière a donc plus d’un demi-siècle d’avance sur ses trois illustres successeurs…

Avant-gardiste tous azimuts

Avoir du génie, on le sait, n’est pas suffisant pour atteindre le bonheur. En 1819, lors d’un long voyage de la tribu Shelley en Italie (lac de Côme, Venise, Naples, Rome), William, 3 ans, meurt de la malaria. Mary note dans son journal : « Depuis la disparition de William, le monde a pris pour moi l’apparence de sables mouvants dans lesquels je m’enfonce inexorablement. » Percy Shelley délaisse son épouse au profit de Claire, ménage à trois qui plonge la première dans la dépression. En 1822, victime d’une tempête, Percy se noie dans le golfe de La Spezia. Mary survivra à son mari volage jusqu’en 1851, errant entre Milan, Paris et Londres. Elle continue d’écrire, notamment Le Dernier Homme (1826), « roman d’anticipation distillant une atmosphère d’épouvante » selon François Rivière, qui y voit l’ancêtre de la fiction spéculative et d’auteurs tels H. G. Wells ou Michael Moorcock.

Outre Frankenstein et Le Dernier Homme, ce passionnant volume qui paraît chez Bouquins propose également des nouvelles (dont Euphrasia) et une curiosité sur laquelle nous ne saurions faire l’impasse : Mathilda. Ecrit en 1819 dans la foulée de la mort de son fils William, ce récit glaçant raconte l’histoire d’une jeune fille qui n’a jamais connu sa mère et dont le père s’est suicidé pour ne pas succomber à l’attirance incestueuse qu’il ressentait pour elle. Mary Shelley est âgée de 21 ans quand elle note : « Mais à vrai dire, c’est dans la douleur que j’ai vieilli. Mes pas sont incertains comme ceux du dernier âge. Je suis devenue irritable et inapte à la vie. Et après un peu plus de vingt ans sur cette terre, me voici plus faite pour mon étroit tombeau que bien des gens qui atteignent le temps normal de leur vie. » Mary renoncera à publier ce livre qui ne paraîtra à titre posthume qu’en 1959. Quand on le lit en 2025, il achève de faire de la mystérieuse écrivaine une avant-gardiste tous azimuts : près de deux siècles avant une certaine Christine Angot, la pionnière de la science-fiction annonçait aussi l’autofiction.

Frankenstein et autres récits de terreur et d’anticipation par Mary Shelley. Bouquins, 864 p., 34 €.



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Author : Louis-Henri de La Rochefoucauld

Publish date : 2025-04-27 08:00:00

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