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Yvonnick Denoël : « Le pape François était tout sauf étranger au monde de l’espionnage »

Yvonnick Denoël : « Le pape François était tout sauf étranger au monde de l’espionnage »

Les services secrets du Vatican n’existent pas. Du moins, pas officiellement. Yvonnick Denoël, historien spécialiste du monde du renseignement et auteur de l’ouvrage Les Espions du Vatican (éd. Nouveau Monde, 2021) donne pourtant à voir le réseau d’espionnage tentaculaire dont dispose le Saint-Siège (au point de susciter l’admiration de certains cadres de la CIA) et le rôle capital qu’il a pu jouer dans l’histoire, de l’Allemagne nazie au communisme de la guerre froide, jusqu’à l’ère récente. Et pour cause, explique l’auteur auprès de L’Express : le renseignement a toujours eu « une double dimension » pour le Vatican. Offensive, pour soutenir les communautés catholiques persécutées et préserver l’influence du Saint-Siège, et défensive, notamment face aux pressions et aux infiltrations.

En filigrane, l’historien peigne le portrait surprenant des différents papes qui ont marqué l’histoire du renseignement du Saint-Siège. A commencer par Jean Paul II, un véritable « maître espion de l’Eglise de son temps ». Mais aussi le pape François, « tout sauf étranger aux actions de renseignement et au monde de l’espionnage », et dont la disparition, en avril, a ouvert un conclave sous haute tension. Entre cyber-intrusion chinoise et Red Hat Report (un service d’enquête privé financé par des milliardaires d’extrême droite), ce spécialiste, dont l’ouvrage a récemment été salué par l’éminent expert en stratégie militaire Lawrence D. Freedman dans les colonnes de Foreign Affairs, radiographie aussi les risques de « manipulation » de cette élection. Plongée dans l’une des faces cachées du Vatican.

L’Express : Officiellement, les services secrets du Vatican n’existent pas. Vous expliquez pourtant que le Saint-Siège dispose d’un vaste réseau d’espionnage, qui force même l’admiration des cadres de la CIA…

Yvonnick Denoël : Le Vatican a pour lui la continuité que n’ont pas les services de renseignement des démocraties, où les responsables passent et se succèdent. Rome raisonne en siècles, et non en années. Comprenez que lorsqu’une opération commence, peu importe qu’un responsable puisse la terminer ou non, elle sera menée à bien coûte que coûte, qu’il faille des mois, des années ou des décennies. Comme l’ont déjà fait remarquer certains membres du renseignement occidental, le Vatican dispose d’un réseau incomparable aux autres. Les prêtres et les évêques ne sont pas des espions à proprement parler, mais ils sont amenés à remonter des informations sur la vie du diocèse, ainsi que sur le contexte économique, politique et social du pays dans lequel où ils se trouvent. Du reste, les congrégations de jésuites ont toujours eu la réputation d’abriter des agents du renseignement de l’Eglise. Et puis, il y a les organisations comme Sant’Egidio, proche de François, qui viennent en aide aux plus pauvres tout en menant des opérations de diplomatie parallèle et d’influence. Car c’est aussi une activité qui se situe aux marges du renseignement.

Le Saint-Siège doit être capable de savoir ce qui se passe entre ses murs et au-delà

Pourquoi un petit Etat comme le Vatican aurait-il besoin d’un service de renseignement ?

Dès ses origines, le renseignement au Vatican s’est inscrit dans un contexte d’affrontement religieux et politique, notamment lorsque l’Angleterre est devenue protestante au XVIe siècle. Au XXe siècle, « l’hérésie » numéro un pour le Saint-Siège était le communisme international. De fait, l’exercice du culte était particulièrement restreint sous Staline, avec des persécutions. Pour l’Eglise, faire du renseignement est donc une façon de porter secours à ceux qui en ont besoin dans les pays où le politique persécute les fidèles. Ce qui passe parfois par l’action. Cela étant, le renseignement a toujours eu une double dimension pour le Vatican : offensive, pour soutenir les communautés catholiques persécutées et préserver l’influence du Saint-Siège, et défensive, face aux pressions et aux infiltrations mais aussi quand la répression s’intensifie et que la communication avec les cadres de l’Eglise locale devient difficile. Car il faut trouver d’autres moyens d’obtenir des informations et de maintenir le lien. Dans les années 1930 déjà, le Vatican faisait l’objet d’un espionnage intense de la part de plusieurs puissances, notamment l’Allemagne et l’Italie qui recouraient à des méthodes très agressives : recrutement, chantage, corruption d’employés du Vatican, tentatives d’influencer les décisions pontificales ou de les empêcher. Le Saint-Siège doit donc être capable de savoir ce qui se passe entre ses murs et au-delà.

On peine à imaginer des hommes d’Eglise mener des actions de terrain…

Et pourtant ! Il y a toujours eu au minimum des actions de contre-espionnage pour lutter contre le renseignement extérieur. Je ne parle pas seulement de la Vigilanza, l’équivalent du FBI pour le Vatican, mais bel et bien des prélats. Chacun ayant une fonction officielle, parfois obscure, qui lui permet de s’occuper de nombreux dossiers. Joseph Ratzinger, devenu Benoît XVI, aurait ainsi servi de relais entre le service de renseignement allemand (BND) et le Vatican lorsqu’il était cardinal. Au Vatican, la multiplicité de fonctions permet aussi de masquer des actions secrètes. On l’a vu sous Jean Paul II où, face aux régimes communistes, des ecclésiastiques d’Europe de l’Est se réunissaient clandestinement en dehors du Vatican pour organiser en secret l’envoi d’émissaires et de matériel de soutien de l’autre côté du rideau de fer, à destination des Eglises persécutées. Le tout en collaboration avec le Service de documentation extérieure et de contre-espionnage (SDECE, devenu la DGSE). Autrement dit : si le pape le souhaite, le Vatican peut recourir à l’action clandestine. Mais tout dépend de la personnalité du pontife. Jean Paul II a été de ceux-là. De même que Pie XII, anticommuniste convaincu.

Vous ne mentionnez pas le pape François ?

C’est la partie la plus délicate pour l’historien, car nous n’avons pas encore le recul nécessaire. Pour autant, on peut déjà dire que le renseignement a été significatif sous François. Un pape marqué par la dictature argentine ne peut ignorer l’importance des actions clandestines… Jean Paul II a été le maître espion de l’Eglise de son temps parce qu’il avait grandi sous la dictature polonaise, apprenant que l’exercice de la liberté religieuse passe parfois par la clandestinité. De même qu’avant de devenir pape, François a transporté dans sa voiture des prêtres recherchés par la police argentine. Il connaissait l’importance du cloisonnement, de la clandestinité.

Lorsqu’il est arrivé à Rome, François a d’ailleurs aussitôt pris ses distances avec le fonctionnement habituel en s’installant à la résidence Sainte-Marthe pour ne pas être coupé des prélats en visite au Vatican. Et puis, il a connu son lot de complots, d’intrigues, de tentatives d’assassinat – dans ses mémoires, il raconte comment le renseignement britannique aurait déjoué un projet de meurtre le visant. Il a dû apprendre à manœuvrer pour s’en sortir… et a signé plusieurs réussites, durant son pontificat, tant sur le plan diplomatique que sur celui du renseignement. C’est en effet sous son pontificat qu’a été soldé l’épineux dossier de la banque du Vatican, empêtrée depuis les années 1970 dans de graves scandales financiers, et plus récemment, dans l’achat opaque d’un immeuble de luxe à Londres impliquant des détournements de fonds et des pratiques financières douteuses. Le Vatican a perdu 180 millions d’euros dans l’affaire, mais François a su réformer en profondeur la gestion financière du Saint-Siège. Sur un autre plan, on peut aussi mettre à son crédit l’opération de rapprochement entre Cuba et les Etats-Unis sous Barack Obama pour laquelle François a joué un rôle clef de diplomate de l’ombre. Tout ceci nécessitait bien sûr de collecter des renseignements et de mener des opérations diverses. En clair : François était tout sauf étranger aux actions de renseignement et au monde de l’espionnage.

On lui a parfois reproché une posture maladroite, ambiguë, voire dangereuse vis-à-vis de la Chine, avec laquelle il a tenté – avec succès – de s’accorder pour réconcilier l’Eglise patriotique reconnue et contrôlée par le Parti communiste chinois et l’Eglise « souterraine » fidèle à Rome. A-t-il facilité malgré lui l’infiltration de l’Eglise catholique par des agents chinois ?

D’abord, prêter à François l’entièreté de ce rapprochement avec la Chine serait malhonnête. Comme je le disais, l’Eglise pense en siècles. François a, en l’occurrence, poursuivi l’agenda des papes précédents. Pour autant, les craintes de certains sont réelles et légitimes. Même le cardinal Zen de Hong Kong a dit qu’il s’agissait d’un « jeu de dupes », estimant que François mettait en danger l’Eglise « souterraine » au profit d’une Eglise officielle contrôlée par le Parti communiste chinois. Il a aussi pointé l’opacité de l’accord, dont le contenu reste secret même pour de hauts responsables ecclésiastiques. Donc évidemment, la menace chinoise reste un point d’interrogation. Récemment, il y a d’ailleurs eu des actions de cyber-intrusion chinoise au sein de l’informatique du Vatican…

Reste que le renseignement du Vatican comporte aussi, dites-vous, une face sombre…

Effectivement, il y a eu des actions héroïques – comme celle du cardinal irlandais Hugh O’Flaherty, qui a fortement contribué au sauvetage et à la protection de soldats alliés et de milliers de Juifs persécutés par les nazis. Mais il y a aussi eu des moments peu glorieux. Après la Seconde Guerre mondiale, par exemple, plusieurs prélats que l’on pourrait classer à l’extrême droite ont aidé à la protection et à la fuite de nazis importants en Amérique du Sud, notamment en abusant des laissez-passer accordés à la Croix-Rouge. La logique était celle de l’anticommunisme, car beaucoup considéraient que la prochaine guerre serait celle du communisme. Mais il y avait aussi une part de naïveté – ce qui ne les dédouane pas – consistant à penser que certains soldats avaient exécuté les ordres et que, s’ils se convertissaient au catholicisme, ils avaient droit à une seconde chance. Preuve en est que nombre de prélats qui se sont livrés à ce type d’actions étaient irréprochables jusqu’alors sur le plan idéologique. Le cardinal Tisserant, notamment, était un gaulliste – au point que, pendant les premières années de la guerre, on lui a demandé de se faire discret pour ne pas attirer l’attention. Et pourtant, il a basculé en 1945. Par la suite, certaines actions positives ont aussi impliqué des contreparties négatives.

C’est-à-dire ?

La lutte contre le communisme menée par Jean Paul II, qui a grandement contribué à l’indépendance de la Pologne en 1989, a eu un effet domino sur les autres républiques soviétiques. Mais, en échange du soutien presque inconditionnel de membres de la CIA, qui étaient quasiment à son service dans cette bataille, Jean Paul II est resté silencieux sur ce qui se passait en Amérique du Sud, où des pays étaient régis par des dictatures soutenues par Washington – ce qui impliquait le meurtre de prêtres et de religieuses. En clair : le deal qui régissait l’alliance entre Jean Paul II et Ronald Reagan était que l’on ne touchait pas aux Américains, même si des prélats se faisaient assassiner. Tous les Etats ont connu des relations diplomatiques complexes, faites de deals, de compromis, d’actions secrètes peu glorieuses. C’est valable aussi pour le Vatican.

Le Vatican est constamment briefé par plusieurs services de renseignement européens sur les menaces qui le guettent

Un document de la CIA récemment déclassifié par Donald Trump fait état de rencontres entre l’ancien directeur de l’agence, John McCone, et les deux papes Jean XXIII et Paul VI. Etaient-ils des espions ?

Le contenu de ce document est tout sauf une surprise. Donald Trump déclassifie à tour de bras comme si un bout de papier suffisait en soi à obtenir la vérité. C’est très populiste, et un peu naïf. Que des directeurs de la CIA rencontrent des papes n’est pas une révélation. En l’occurrence, je faisais déjà écho dans mon livre des discussions entre Jean XXIII et un responsable de la CIA. De tels échanges n’ont pas commencé sous Jean Paul II avec Ronald Reagan. Paul VI, Pie XII, Jean XXIII… En 1947, lors des élections législatives en Italie, la CIA avait envoyé en catastrophe James Angleton – futur chef du contre-espionnage – à Rome pour voir Pie XII et déverser des valises de cash pour contrebalancer la montée du communisme ! Ce document déclassifié, c’est de la poudre aux yeux signée Trump.

Dans votre ouvrage, vous abordez le cas peu connu de l’opération du Red Hat Report, une sorte de service d’enquête privé organisé par des catholiques conservateurs américains en 2018 pour compromettre certains cardinaux… Est-ce de l’histoire ancienne ?

Non, il n’a jamais cessé de fonctionner ! Evidemment, on en a beaucoup parlé en 2018 lors de sa création. Un peu comme la Heritage Foundation qui a préparé pendant quatre ans le retour au pouvoir de Trump, le Red Hat Report fonctionne sur les cotisations de milliardaires d’extrême droite. Ils ont des dossiers sur tous les candidats à la papauté dont ils ne veulent pas. Nous verrons donc certainement sortir des choses dans la presse à court terme. S’ils parviennent à faire circuler des informations entre les cardinaux électeurs, malgré l’interdiction de rigueur d’échanger sur le conclave, la cote de certains candidats pourrait drastiquement chuter.

L’élection papale pourrait donc être manipulée ?

Il y a toujours un risque, surtout aujourd’hui où les technologies sont de plus en plus à la pointe. Je vous ai parlé des actions récentes de cyber-intrusion chinoise, mais il y a aussi la surveillance électronique du Vatican par la NSA (l’Agence nationale de la sécurité) dont certains s’inquiètent. Le dispositif de sécurité est aujourd’hui sans précédent. Il n’y avait déjà plus de téléphones portables depuis 2013, mais le Saint-Siège en est à se demander s’il pourrait être infiltré par des mini-drones… D’où les filtres opaques aux fenêtres de Sainte-Marthe et l’interdiction de discuter sur le conclave dans les espaces extérieurs – certains satellites américains sont désormais capables de retranscrire les propos de quelqu’un en captant le mouvement des lèvres. D’ailleurs, le Vatican est constamment briefé par plusieurs services de renseignement européens sur les menaces qui le guettent.



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Author : Alix L’Hospital

Publish date : 2025-05-06 17:15:00

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