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François Simon, critique gastronomique : « Trente ans de Figaro équivalent en notoriété à deux années d’Instagram »

François Simon, critique gastronomique : « Trente ans de Figaro équivalent en notoriété à deux années d’Instagram »

Sur Instagram, ils sont 359 000 à le suivre. Le compteur du premier Ministre, François Bayrou, lui, est bloqué à 20 500. Le journaliste François Simon sourit de l’ironie de son sort. Ses vidéos ponctuées du désormais fameux « Y retournerai-je ? » sont même commentés dans certains lycées. Le petit gars de Saint-Nazaire a compris que le moyen le plus sûr d’être à la mode était de ne pas chercher à le devenir.

Sanglé dans ses costumes en velours, protégé par ses parfums à la tubéreuse, il a enjambé toutes les modes : nouvelle cuisine, cuisine moléculaire, néo-bistrots… Il a su aussi s’échapper des restaurants pour enfin écrire des romans et poser sa plume sur le vaste monde. Il a pris des trains, des avions, des bateaux, faisant souvent halte au Japon. La fuite en avant : telle est l’expression répandue. Chez François Simon, on pourrait plutôt parler d’une fuite en arrière. L’éloignement géographique le rapproche de lui-même. Le livre qu’il publie le 14 mai, Y retournerai-je ? (éd. Flammarion) ne réunit pas seulement ses impressions de voyage : c’est la petite philosophie d’un homme réconcilié avec lui-même. Plus que des adresses (l’ouvrage regorge de bonnes planques que l’on préférait garder pour soi), François Simon partage ses remèdes contre le cafard, la résignation et la sécheresse de cœur. Plus que tout, il redoute « ceux qui ne disent pas, alors que les mots sont tout prêts dans leur bouche, ceux qui ne caressent pas, alors que leurs mains sont si douces… » Une fois son livre refermé, on n’a qu’une envie : passer à l’acte. Y retournera-t-on ? Plutôt deux fois qu’une !

L’Express : Votre compte Instagram est suivi par 358 000 personnes, et parmi elles, pas mal de jeunes. Pour un septuagénaire qui a passé sa vie à se cacher, cela ne manque pas de sel, non ?

François Simon : C’est à croire que l’ombre confère une certaine fraîcheur. L’exposition est un jeu cruel, un pacte avec le diable. « La célébrité est un masque qui ronge le visage » disait Milan Kundera et, s’il y a une étonnante proportion de « jeunes » à me suivre, c’est qu’ils y trouvent une atmosphère sans doute affranchie des clichés faussement enthousiastes des influenceur(e)s.

« Je suis instagrammable, donc je suis » : tel semble être le credo de notre époque. Ce réseau social ne remodèle-t-il pas aussi notre rapport aux restaurants ?

Oui, très certainement. Le paysage gastronomique en est momentanément modifié. Pour ma part, trente ans de Figaro équivalent en notoriété à deux années d’Instagram. L’approche de ce réseau a même changé le style de certains cuisiniers, qui se mettent à faire des burgers juste pour des clicks ou à rajouter des fleurs de bourrache sur un risotto.

Ce sont des vogues. Elles n’auront pas la même amplitude que les courants de naguère, qui prenaient bien une dizaine d’années : la nouvelle cuisine, la cuisine moléculaire… Maintenant les séquences sont plus brèves. On ne devrait pas tarder à connaître la mode des céramiques maison ou celle des plats pris dans le potager, au milieu des poules, dans la plonge, au sauna, sous le drapeau national… La gastronomie restera toujours le miroir de son époque. On peut donc s’attendre à tout.

Votre corps (habillé) apparaît de la tête aux pieds en couverture de votre livre. Seul votre visage est masqué. Vous connaissant, c’est presque un strip-tease ! Y aurait-il un message caché dans cette présentation : « Demain, j’enlève le haut » ?

Le jour où cela arrivera, je serai bien triste car toute ma sérénité, je la tiens de cette façon de glisser sur le réel. M’asseoir dans un café, buller, rêvasser. Je suis à ce point transparent que j’ai un mal de chien à attirer les serveurs pour avoir l’addition. Régulièrement, on me marche sur les pieds et c’est pour moi un véritable diplôme d’honneur : les armoiries bleuies de mes orteils.

Votre voix si particulière commence à être connue. Avez-vous conscience qu’elle peut faire peur ?

La gastronomie restera toujours le miroir de son époque

C’est qu’elle doit alors réveiller en vous quelques tourments dont j’ignore la nature. Mais d’habitude, les humains et les animaux et j’espère les plantes s’y font…

Vous portez un nom très répandu en France. On se demande si ce n’est pas un pseudonyme que vous avez choisi pour correspondre à votre personnage « passe-partout ».

D’abord, merci pour les milliers de gens qui portent ce nom dont on fit même un saint. Ensuite, rassurez-vous : j’ai d’autres noms, tout aussi communs, qui disposent de cartes de crédit appropriées. Parfois, dans des hôtels, on m’appelle par l’un de ces autres noms et je me retourne instinctivement…

Votre bibliographie ne peut-elle pas se lire comme un précis de misanthropie ?

C’est vrai. Mes livres Pars ! Voyager est un sentiment et Le Silence de l’amour aspirent à l’écart. Mais Dans ma bouche devrait instaurer un autre genre de relation…

Le comble du bonheur simonien ne serait-il pas de dîner en tête à tête avec vous-même ?

Oh, oui ! Régulièrement, je m’invite au restaurant et ce, de façon très formelle. Je mets un costume, une cravate. Je choisis un restaurant bourgeois, calme, aux tables espacées. Je commande une sole meunière accompagnée d’un vin blanc froid, voire glacé. Et alors je me demande à voix basse : « Comment vas-tu, François ? » D’où l’espacement des tables.

Vous êtes né à Saint-Nazaire. Une ville dont l’écrivain Patrick Deville dit, dans son dernier livre, qu’elle est « la métaphore des rêves d’aventure, des départs, des exils, mais aussi un havre de paix, d’accueil, face à la mer et ses forces parfois déchaînées. » C’est là-bas que vous avez contracté ce besoin d’aller voir ailleurs ?

Exactement. Il y avait de surcroît, dans mon enfance, la présence de l’armée américaine. Pendant que la France dansait le twist sur des chansons de Richard Anthony, nous en étions déjà au rock : Eddie Cochran, Elvis Presley… Dix années d’avance ! Le port, la gare, les routes furent pour moi un chant constant pour partir. Fallait pas être malin pour ne pas comprendre…

Quel est votre plus ancien souvenir ?

Dans un pommier, en train de décrocher une pomme avec une ficelle.

Quel goût avait votre enfance ?

Les laitages, la lenteur des marées, l’odeur des ports, l’ennui carabiné, l’impatience d’en sortir…

Le Monde pose cette question à des personnalités : « Vous ne seriez pas arrivé là si… ? » Qu’y répondriez-vous ?

… si je n’avais entendu les chansons des Beatles. Ils m’ont appris l’accélération, l’amour réflexif (« She loves you »), la rébellion, les départs, le vertige de la vie, l’ouverture à l’Orient et son extrême : le Japon.

Le Japon est omniprésent dans votre géographie personnelle. Quelle part de vous-même avez-vous trouvée là-bas ?

« Nous naissons pour ainsi dire quelque part, écrivait Rilke. C’est peu à peu que nous composons en nous le lieu de notre origine, pour y naître après coup, et chaque jour plus définitivement. » Tout est dit. C’est au Japon que je retrouve mon innocence et ma fascination pour l’étrangeté. A chaque voyage, je désapprends et retrouve le silence des médusés.

Je n’ai sans doute pas grand-chose à voir avec la gastronomie

Une adresse au Japon où l’on est sûr de vous trouver ?

Dans les gares et les jazz kissa (les bars à vinyles de jazz), à l’hôtel Mampei à Karuizawa ou chez Kidoguchi, pour ses sushis, à Tokyo…

Quelle a été votre première vocation ?

Reporter photographe. Il y avait, dans le magazine Tintin, une publicité pour des cours par correspondance. Elle évoquait deux destins attirants : hôtesse de l’air ou reporter photographe. J’ai essayé de déduire ce qui pouvait me convenir.

La critique gastronomique est-elle chez vous une vocation ? On se demande parfois, en regardant vos vidéos, si ce n’est pas une punition que vous vous êtes infligée ! Vous maltraitez la nourriture : on se croirait dans Shining !

Je n’ai sans doute pas grand-chose à voir avec la gastronomie ; le respect n’est pas mon genre. Mais cet univers me fascine car il délivre un ruissellement de sens et de microfictions. Et parfois même, cela peut être bon, procurer de réelles émotions… J’y ai même rencontré la mère de mes délicieux enfants.

Avez-vous déjà fini dans une cuisine avec un fusil sur la tempe, comme Louis de Funès dans L’Aile ou la cuisse ?

Pas loin, en tout cas. J’ai senti constamment le frôlement soutenu des poignards, des javelots, des Opinel, des couteaux suisses, Laguiole, hachoirs, machettes, friteuses, grille-pain, massues, battes de base-ball… le train-train, quoi ! Récemment encore, un pâtissier baraqué m’a longuement et fermement serré la main – façon Donald Trump –, en me disant que, dix ans plus tôt, il m’aurait bien foutu son poing dans la gueule. Le train-train, vous disais-je.

Vous écrivez comme un pique-assiette, en piochant à droite et à gauche, en attrapant les mots comme des papillons. Sous votre plume, les nourritures sont « agenouillées »… Avez-vous forgé votre style en autodidacte ?

Comme j’adore lire, inévitablement, des mots grimpent sur ma main et, comme j’adore la transversalité, j’essaie de piocher dans les répertoires voisins : la liturgie (donc), la parfumerie, l’automobile, la mécanique quantique, la timidité des cimes, le mode d’emploi des Sanibroyeurs…

Un adjectif revient souvent dans votre dernier livre : « bienveillant ». Le monde actuel l’est-il ?

Guère, hélas ! Paradoxalement, j’aime bien ce mot. J’essaie tout au moins de le pratiquer sur moi-même ! S’il m’arrive d’être rosse, ce n’est guère de ma faute car, bien souvent, ce sont les plats qui ont attaqué en premier.

Vous citez cette phrase de Francis Picabia : « Le goût est fatigant comme la bonne compagnie. » Comment l’homme de goût que vous êtes lutte-t-il contre cette lassitude ?

En tournant les pages.

Quelle définition donneriez-vous de votre goût personnel ?

Mon propre goût ne m’intéresse pas. Il doit être convenu, bourgeois, étriqué, répétitif… Si vous saviez ! Je passe ma vie chez celui des autres…

Quel est votre mauvais goût ?

L’excès de crème chantilly, de parfum à la tubéreuse, de velours. Et de toujours supporter le FC Nantes.

Chez vous, l’hédonisme est retenu, presque ascétique. La jouissance suprême se trouverait-elle dans l’abstinence ? Ou, à la rigueur, dans le picorage ?

« Tout ce qui est atteint est détruit » écrivait, je crois, Gustave Flaubert. A force de picorer à droite et à gauche, j’ai bien carbonisé ma vie personnelle. Des phrases comme celle-ci s’asseyaient sur mes genoux et je les relisais, fasciné. Une autre ? « I am resplendent in divergence » (David Byrne). Allez vivre avec cela !

A quoi ressemble le panthéon personnel de François Simon ?

Tellement, tellement… De partout, constamment. Sur mon lit, à la place du mort (de la morte), une dizaine de livres en cours de lecture. Dans les baffles, un défilé incantatoire : Philip Glass, Idles, D.A.F., Hosono Haruomi, Towa Tei, The Fall…

Dans Y retournerai-je ?, on retrouve tous vos agacements : les chefs absents, les menus dégustation, la voiture-bar des trains, le mauvais cappuccino… Pour lequel de ces désagréments avez-vous le plus d’indulgence ?

La paresse et ses langueurs…

Existe-t-il encore un art de vivre européen ?

Ô combien ! Nous avons la chance de vivre un espace qui ne cesse de s’entremêler dans des lieux comme Sils Maria, Trieste, Porto, Marseille, Zurich… Hambourg où les bourgeois préféraient marier leur fils à une fille de Liverpool plutôt que de Bielefeld.

Qui incarne cet art de vivre aujourd’hui ?

Martine Assouline et nous, constamment.

Quel pays d’Europe vous a « déçu en bien », comme disent les Suisses ?

J’ai adoré Bâle alors que je la redoutais sérieuse et pincée. Quelle erreur ! Marcher, l’été venu, dans la rue pieds nus après s’être baigné dans le Rhin, dans une dérive magnifique avec son wickelfisch bag (le sac de nage imperméable) sur le dos…

Le pire lieu où vous vous soyez retrouvé coincé ?

Dans mes certitudes.

S’il ne fallait retenir qu’une adresse parmi toutes celles mentionnées dans votre livre, ce serait…

Le glacier Cremeria Santo Stephano, à Bologne.

En suivant vos traces, on découvre autrement la province française. N’incarnerait-elle pas le véritable exotisme ?

En fait, l’exotisme peut être sur son palier. Mais nous sommes trop pressés pour le voir. Nous ne portons pas suffisamment attention à ceux qui nous sont proches, ceux que nous pensons aimer. Alors les villes, les plats, les arbres… La province, surtout à contre-pied comme la Vendée romane désertée l’été alors que les plages sont bondées, ça, c’est le bonheur total. Vouvant, c’est tout de même un peu mieux que Saint-Tropez.

Pas besoin d’aller bien loin pour se découvrir

Avec la maturité, auriez-vous trouvé l’ailleurs près de chez vous ?

Oui. C’en est même une image. Il y a quelqu’un en soi qui ne demande qu’à parler, vivre. Nous sommes des morceaux qui ne correspondent pas, c’est vrai, mais on pourrait faire un effort : se découvrir au sens propre du terme. Et faire pareil avec la géographie. Pas besoin d’aller bien loin.

A la dernière page de votre livre, vous dressez la liste des choses pour lesquelles vous n’avez aucun respect. Parmi elles, « les paroles qui ne se donnent pas ». Par exemple ?

Ceux qui ne disent pas alors que les mots sont tout prêts dans leur bouche ; ceux qui ne donnent pas alors qu’ils ont plein de richesses ; ceux qui ne chantent pas alors que leur voix est d’or ; ceux qui ne dansent pas alors que leur corps est une liane ; ceux qui ne caressent pas, alors que leurs mains sont si douces…

Un mot pour finir ?

Allez-vous faire cuire un œuf !



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Author : Sébastien Le Fol

Publish date : 2025-05-11 10:00:00

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