Donald Trump rêve de ressusciter le passé. Revenir à cet « âge d’or » économique promis pour son retour à la Maison-Blanche, au temps où l’Amérique dominait à elle seule l’échiquier géopolitique ; les programmes de diversité, équité et inclusion, l’une de ses cibles privilégiées, n’existaient alors pas encore. Son objectif ne semble pas loin d’être atteint, au moins sur un point. Depuis qu’il a lancé sa guerre contre le wokisme, notamment au sein de l’Ivy League, Donald Trump semble en effet parti pour ressusciter bon nombre des codes de la période… du maccarthysme. A commencer par des listes de surveillance, comme la « peur rouge » en a produites en son temps.
Clay Risen, journaliste au New York Times et auteur de l’ouvrage The Red Scare, est un fin connaisseur de cette période, marquée par l’arrivée fracassante dans l’histoire de l’Amérique du sénateur conservateur Joseph McCarthy, cerveau de l’une des chasses aux sorcières institutionnalisées les plus dévastatrices de la deuxième moitié du XXe siècle. Pour L’Express, le journaliste revient sur les rouages de cette sombre décennie, et en tire des leçons pour 2025.
Le point de comparaison le plus frappant entre le maccarthysme et les purges de Donald Trump ? Le fait que les deux phénomènes se nourrissent de « vraies questions ». « A l’époque, le communisme était un véritable enjeu politique. Aujourd’hui, c’est le wokisme. En 2025, il est légitime de se demander si les programmes de diversité, équité et inclusion ne sont pas allés trop loin […] Mais sous McCarthy comme sous Trump, [c] es enjeux sont devenus des prétextes pour s’en prendre à toutes sortes de personnes n’ayant, au fond, aucun lien ou très peu avec le problème prétendument combattu ».
L’Express : Depuis son retour à la Maison-Blanche, Donald Trump semble lancé dans une chasse aux « woke », faite de licenciements, de coupes budgétaires et de suppression des programmes de diversité, équité et inclusion (DEI), notamment au sein des universités de l’Ivy League. Moins connues, sont ces listes de « surveillance » recensant des professeurs ou encore des fonctionnaires, épinglés pour d’hypothétiques biais « woke » ou de « gauche ». Peut-on établir un parallèle entre 2025 et la période du maccarthysme ?
Clay Risen : Il existe de nombreux points de comparaison entre l’ère McCarthy et ce que nous observons aujourd’hui. L’établissement de listes en fait partie. Mais ce qui me frappe le plus est que le phénomène actuel, comme dans les années 1940 et 1950, se nourrit de vraies questions. A l’époque, le communisme était une véritable préoccupation politique. Aujourd’hui, c’est le wokisme. En 2025, il est légitime de se demander si les programmes de diversité, équité et inclusion ne sont pas allés trop loin. En d’autres termes, n’allez pas croire que le maccarthysme a émergé sur la base d’une complète fiction, il y avait un fond de vrai. C’était d’ailleurs sa force. Mais sous McCarthy, comme sous Trump, les enjeux que j’ai évoqués sont devenus des prétextes pour s’en prendre à toutes sortes de personnes n’ayant, au fond, aucun lien ou très peu avec le problème prétendument combattu. Avec sa croisade idéologique contre le wokisme, Donald Trump fait preuve du même opportunisme politique que Joseph McCarthy. Avec des dommages au moins aussi importants sur les institutions et la société civile en général.
Sauf qu’à la différence de Joseph McCarthy, qui était sénateur, Donald Trump est président des Etats-Unis…
Exactement. Joseph McCarthy et ses partisans n’auraient pu que rêver d’une situation comme celle d’aujourd’hui. D’une certaine façon, Donald Trump et les cercles Maga réalisent les rêves les plus fous de Joseph McCarthy. Le président américain est en train de prendre le contrôle d’un système encore plus vaste et plus puissant que dans les années 1950. Même si McCarthy était très influent et a réussi à ruiner un très grand nombre de carrières et de vies, il ne disposait pas du dixième des outils que détient Trump. Il peut donc faire bien plus de dégâts. Et il a déjà commencé : entre la réduction du financement public des organisations à but non lucratif, de l’aide internationale et, bien sûr, des financements des universités et de la recherche nationale, nous verrons inévitablement d’énormes conséquences à long terme. C’est l’une des grandes différences avec ce que nous avons vu pendant la période dite de la « peur rouge » : l’intensité des effets potentiels.
Le temps que la vérité ressorte, McCarthy avait déjà un nouveau mensonge ou une nouvelle accusation encore plus folle. Trump est de la même espèce
Aujourd’hui, les listes ciblant des individus jugés trop « radicaux » sont majoritairement le fait de soutiens trumpistes n’appartenant pas directement à l’administration.
Si la plupart de ces listes proviennent effectivement de cercles extérieurs à l’administration, nous découvrons peu à peu que ce procédé existe aussi au sein du gouvernement. Récemment, Darren Beattie, nommé par Trump au poste de sous-secrétaire d’État par intérim à la diplomatie et aux affaires publiques, aurait demandé des dossiers concernant une liste de noms et d’organisations ayant critiqué le président ou utilisé certains termes jugés woke. Et il y a de toute évidence un air de famille.
C’est-à-dire ?
Joseph McCarthy prônait ce qu’il appelait un « réseau patriotique clandestin (‘patriotic underground’) », c’est-à-dire un réseau composé principalement de personnes au sein du gouvernement, mais aussi d’individus extérieurs rapportant des informations pour le compte de la Nation. L’étendue de ce réseau n’a jamais été clairement établie. Il est possible que McCarthy ait exagéré son importance lorsqu’il en parlait, mais il ne fait aucun doute que de nombreuses personnes du secteur privé ont parfois repris les listes d’organisations jugées subversives par le gouvernement, ou ont simplement créé leurs propres listes d’individus dont ils jugeaient la loyauté envers les Etats-Unis douteuse. Fait notable : il existait une forte collaboration entre ce « réseau » et certaines institutions gouvernementales comme le FBI, qui transmettait des informations à certaines organisations comme la Légion américaine (NDLR : « American Legion », une organisation d’anciens combattants) – et inversement.
La ressemblance est donc assez frappante avec ce que nous voyons aujourd’hui, où des personnes extérieures au gouvernement mais sympathisantes du mouvement MAGA créent leurs propres listes de personnes qu’elles considèrent suspectes. Mais c’est bien plus dangereux. A l’époque, la question était claire : « Êtes-vous un sympathisant communiste ? » Aujourd’hui, il est plus difficile de mettre le doigt sur ce qui est reproché aux personnes visées. On peut donc imaginer que n’importe qui puisse figurer sur une liste, quel que soit son passé, son présent, ses idées… Tout est possible.
A ses débuts, le maccarthysme n’a pas forcément été pris au sérieux par la presse et certains politiques…
C’est vrai. Au début, Joseph McCarthy est passé pour un clown. Beaucoup de politiques et de journalistes voulaient croire qu’il n’oserait jamais mettre ses menaces de purges à exécution. C’était tellement énorme ! Et puis à chaque fois, il les a fait mentir, avant d’aller encore plus loin que la veille dans sa chasse aux sorcières. On se disait aussi qu’il exploserait en plein vol. A l’époque, les démocrates se sont dit : « Nous allons organiser des auditions sur le communisme et McCarthy en fera partie. Comme ça, il se sabordera tout seul ». Au fond, cette certitude que la vérité triomphe toujours lui a fait une haie d’honneur. Joseph McCarthy s’en est servi comme d’une rampe de lancement. Peu importe si ce qu’il disait était faux et démonté le lendemain. Le temps que la vérité ressorte, McCarthy avait déjà un nouveau mensonge ou une nouvelle accusation encore plus folle. A chaque fois, tout le monde pensait : « il n’attaquera jamais des fonctionnaires, il n’attaquera jamais un général… » Et il le faisait ! Trump est de la même espèce.
A vous entendre, on pourrait comprendre que Joseph McCarthy a capitalisé sur les faillites des démocrates.
Il y a de ça. Les démocrates venaient de passer 18 ans au pouvoir, contrôlant à la fois la Maison-Blanche et le Congrès, ainsi que la majorité de la Cour Suprême. Quand la menace du communisme a pointé le bout de son nez – et elle était en partie réelle, notamment sur le plan de l’espionnage – ils ne l’ont pas forcément prise assez au sérieux. Je m’explique : je pense que l’administration Roosevelt comme Truman a eu raison de ne pas considérer le communisme comme une menace existentielle, mais ils n’ont pas compris qu’il s’agissait tout de même d’un problème politique qui inquiétait l’opinion publique. McCarthy s’en est servi contre eux. Un fait important à connaître, c’est que ce sénateur est devenu célèbre quelques semaines après la condamnation pour espionnage d’Alger Hiss, un haut fonctionnaire démocrate. Il fut très facile pour McCarthy de pointer du doigt les démocrates en les accusant d’avoir fermé les yeux sur son cas. L’essentiel de ce qu’il a dit était faux, mais l’enjeu n’était pas là : c’était crédible. D’une certaine manière, il a donc capitalisé sur les faillites des démocrates. Leur incapacité à apporter une réponse politique au communisme avait ouvert une brèche.
D’une certaine manière, nous n’avons pas surmonté la « peur rouge » et le maccarthysme n’a jamais disparu
Quelle est la responsabilité des démocrates dans la résurgence du maccarthysme version Donald Trump ?
Les démocrates n’ont pas pris au sérieux le fait qu’une partie de l’opinion publique les jugeaient déconnectés de la réalité de 2024. En pleine élection présidentielle, les démocrates pouvaient toujours répliquer en invoquant leur bilan sur l’adoption de certaines lois, sur l’aide apportée à l’industrie, aux travailleurs… Mais l’image compte. Pour beaucoup de républicains, mais pas seulement eux, les démocrates sont ceux qui ont fermé les yeux sur le wokisme, sur certains ressentis à propos de l’immigration… C’est l’une des choses difficiles à admettre en politique : vous pouvez faire tout ce qu’il faut. Si votre adversaire a plus de visibilité et parle plus fort en retournant vos faillites contre vous, c’est lui qui gagnera. Donc oui, je pense qu’il y a quelque chose de très semblable à l’époque du maccarthysme. Même aujourd’hui, plusieurs mois après l’élection de Trump, les gens sont encore prêts à lui accorder le bénéfice du doute. Parce qu’ils pensent que Trump comprend mieux les Américains que les démocrates et, pour certains, qu’il n’ira pas aussi loin qu’il le dit.
Comment envisagez-vous l’avenir ?
J’ai deux réponses à vous proposer, car je ne suis pas certain de ce que je pense. Il y a un scénario optimiste, qui repose sur le fait que le public américain est très attaché au « bon sens », et sceptique à l’égard des idéologies, des abus de pouvoir et des violations des libertés civiles. C’est quelque chose d’implicite, mais c’est là. L’ennui étant qu’il faut parfois du temps avant que les Américains ne réagissent aux attaques démagogiques. McCarthy a pu dominer l’actualité pendant des années avant que le public ne se lasse de lui. Entretemps, la « peur rouge » a pu faire d’énormes dégâts, définissant la société américaine pendant une décennie avant que la majorité ne commence à sentir que les choses étaient hors de contrôle. Mais à la fin, c’est là qu’est la part d’optimisme, cela s’arrête parce que le bon sens finit toujours par être défendu aux Etats-Unis. Donc aujourd’hui, même si les choses semblent mal engagées, elles finiront un jour par revenir à la normale.
Et la version pessimiste ?
D’une certaine manière, nous n’avons pas surmonté la « peur rouge » et le maccarthysme n’a jamais disparu. Certes, McCarthy a fini par être censuré au Sénat avant de mourir très jeune, mais l’héritage est resté. La tactique du mensonge politique et de la surenchère a fait école – à droite comme à gauche du spectre politique. Ensuite, le profond scepticisme parfois conspirationniste à l’égard du gouvernement fédéral et des services publics s’est lui aussi maintenu. Avant McCarthy, les gens avaient une grande confiance dans le gouvernement fédéral, dans la sphère publique et dans l’importance d’une responsabilité collective pour le pays. Je suis convaincu que le déclin de cette foi, que nous observons particulièrement aujourd’hui, remonte à McCarthy. Tout comme le clivage partisan, au cœur de notre époque, trouve sa source dans cette période. Évidemment, il y a toujours eu des points de vue différents sur ce à quoi l’Amérique devrait ressembler.
Ce que McCarthy a introduit, c’est l’idée que de l’autre côté, que l’on soit démocrate ou républicain, les gens ne sont pas seulement différents mais mauvais. Et qu’ils doivent être combattus non pas comme des adversaires, mais comme des ennemis. Cela a pris de l’ampleur au fil des décennies, si bien qu’aujourd’hui, c’est ainsi que nous parlons de politique, et c’est très dangereux. Je fais souvent le rapprochement avec La Peste, d’Albert Camus, ce « bacille » qui ne meurt ni ne disparaît jamais. L’héritage du maccarthysme est toujours là, il réapparaît de temps en temps plus concrètement et je dirais même : aujourd’hui plus fort que jamais.
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Author : Alix L’Hospital
Publish date : 2025-05-20 17:13:00
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