Voilà longtemps que Michaël Prazan travaille sur la question des Frères musulmans. En 2013, déjà, il leur consacrait un documentaire édifiant (La Confrérie). Pour L’Express, il revient sur le rapport des services secrets que le gouvernement a rendu public mercredi 21 mai (dans une version expurgée). Pourquoi l’école est-elle la cible prioritaire de l’emprise frériste ? Quel rôle joue la victimisation dans leur stratégie ? Comment instrumentalisent-ils sciemment le conflit israélo-palestinien pour nourrir un antisémitisme ontologique ? Prazan, également auteur de La vérité sur le Hamas et ses idiots utiles (L’Observatoire, 2025) répond à nos questions.
L’Express : Quelle est selon vous la principale nouveauté ou la principale leçon du rapport sur les frères musulmans dont certains éléments ont été rendus publics hier ?
Michaël Prazan : Le principal mérite de ce rapport est de poser un diagnostic clair et documenté, tant sur la structure associative des Frères musulmans, son idéologie et ses fins, que sur le phénomène d’entrisme des Frères musulmans dans de nombreux secteurs de la société. De ce point de vue, l’état des lieux est sans appel, et s’il y a déjà eu par le passé, comme en 2020, des rapports ou des alertes sur ce phénomène inquiétant, celui-ci me semble particulièrement juste, dans sa perception du phénomène et dans ses conclusions. Il indique notamment que « les islamistes proposent un grand récit, face auquel les ‘valeurs de la République’ ne suffisent pas ». Autrement dit, nous faisons face à des gens structurés, déterminés, portés par un idéal auquel ils croient et qui sont prêts à tout lui sacrifier. Les mesures d’interdiction, de dissolution ou de répression ne suffisent pas. Elles sont d’ailleurs à mon sens un aveu de faiblesse, même si elles sont nécessaires.
Ce que sous-entend le rapport, c’est qu’il nous faut réarmer culturellement le modèle de société dans lequel nous voulons vivre. Les mots de notre devise républicaine sont largement dévitalisés, de même que son projet et que son idéal universaliste. Je me souviens de ce que me disait il y a une dizaine d’années Mohammed al-Nour, le porte-parole d’un parti salafiste au Caire, qui était très remonté contre notre loi de 2004 sur les signes religieux à l’école et l’interdiction du niqab – le voile intégral : « quel est le modèle que vous voulez nous imposer au juste ? Afficher des femmes nues sur nos murs ? Imposer l’individualisme dont le seul horizon est de gagner de l’argent ? » Je n’avais pas su alors quoi lui répondre. Le combat que nous impose l’idéologie des Frères musulmans, nous ne pourrons pas le gagner sans lui opposer un idéal et des convictions fortes et fédératrices.
Le rapport insiste sur l’importance de l’école comme cible prioritaire de la stratégie d’influence de la confrérie. Est-ce une particularité française ?
Le rapport semble dire qu’il s’agit d’une spécificité française, ce qui me paraît très étonnant. Car la jeunesse est, depuis Hassan al-Banna (NDLR : le fondateur de la confrérie en Egypte en 1928), à l’instar de l’interdiction de toute mixité et de l’obsession du contrôle des femmes, la cible prioritaire des frères musulmans. Dès 1928, Hassan al-Banna théorise la « méthode salafiste » pour « réislamiser » en profondeur une population. Un enfant converti à l’idéologie islamiste aura pour vocation de « réislamiser » parents et fratrie, qui s’emploieront ensuite à « réislamiser » l’entourage immédiat, puis le quartier, la ville, et, de fil en aiguille, l’entièreté du territoire concerné. Une méthode redoutablement efficace. Par ailleurs, biberonner dès leur plus jeune âge les enfants à l’idéologie islamiste permet de garder le contrôle sur les individus, de les encadrer dans toutes les activités humaines, et ce, tout au long de la vie.
Dans la lutte contre l’islamisme, on attend souvent beaucoup de l’école. Mais que peut une heure d’instruction civique face à TikTok, devenu le premier outil de prédication, notamment auprès des plus jeunes ?
En premier lieu, je dirais que l’école est une solution contrastée, voire même que, dans certains cas, elle fait partie du problème. Il y a, injecté dans certains manuels scolaires, particulièrement dans des manuels d’éducation civique ou d’histoire des classes pro et techno, un prisme pour le moins ambigu qui présente l’Occident comme la source d’une domination exercée sur un hémisphère sud exploité et « racisé ». Des manuels scolaires des années 2000-2010 (Hatier et Hachette, pour ne pas les citer), contenaient des discours de Ben Laden, présenté comme un nouveau Che Guevara, ou des oukases prenant Bernard-Henri Lévy pour cible, accusé de parti pris pro-israélien. Pour le bac de français, on avait donné en 2005 aux élèves des classes techno (dont les élèves étaient pour bonne partie originaires du Maghreb ou d’Afrique subsaharienne) la chanson Lily de Pierre Perret, pour qui j’ai un immense respect, mais qui présente la France comme raciste, excluante par nature.
J’ai moi-même été enseignant, et je peux vous dire qu’un tel discours est également tenu par des enseignants. Du pain béni pour l’islamisme et les Frères musulmans qui instrumentalisent à leur profit toutes les formes de discriminations dont seraient victimes les musulmans. Mais il est vrai qu’indépendamment d’un noyau dur finalement assez limité de militants organiquement liés à la Confrérie et à ses antennes associatives, l’idéologie frériste s’est largement dématérialisée et se diffuse désormais via les prédicateurs 2.0 sur TikTok et d’autres réseaux sociaux. Les algorithmes de ces réseaux sociaux, qui inondent systématiquement tout jeune musulman identifié comme tel de contenus salafistes ou fréristes, sont une véritable plaie, des armes de destruction massive sur lesquels il est impératif de se pencher si on veut endiguer la propagation de cette idéologie.
« La question de l’’islamophobie’ et de son corollaire, la victimisation […] reste, aujourd’hui très présente à l’échelle des associations locales », précise le rapport. Qu’est-ce que cela veut dire, concrètement ? Et quels effets sont escomptés de cette stratégie ?
Le mot « islamophobie », est un levier essentiel pour attirer les musulmans dans le giron des Frères musulmans et de l’islamisme. C’est un concept redoutable qui produit des effets dévastateurs. Non seulement il permet d’amalgamer la religion à une race, et donc de criminaliser sa critique, pourtant autorisée par la loi, mais également de susciter les conditions d’une sécession, car il crée chez les musulmans le sentiment d’une discrimination protéiforme, provoquant le repli sur soi et la communautarisation. Il induit aussi une forme d’intimidation chez les non-musulmans. Pour qui émettrait la moindre critique de l’islam, les conséquences peuvent être fatales. Les journalistes et les dessinateurs de Charlie Hebdo, Samuel Paty ou Dominique Bernard, l’ont payé de leurs vies. Voilà pourquoi ce mot a été érigé en étendard par les organisations fréristes, au premier rang desquelles le CCIF, qui, après sa dissolution, s’est exilé en Belgique pour mieux continuer à œuvrer à l’échelle européenne.
Le rapport parle du conflit israélo-palestinien comme « catalyseur de l’antisionisme historiquement porté par la confrérie et de sa mutation en antisémitisme au sein de la mouvance ». Existent-ils des liens entre les Frères musulmans et le Hamas et si oui, quels sont-ils ?
Le Hamas, c’est les Frères musulmans palestiniens. Immédiatement après leur création, les Frères musulmans ont ouvert des antennes locales dans les pays voisins. D’abord en Syrie et, dès 1930, en Palestine mandataire. C’est ainsi que la figure tutélaire des Frères musulmans palestiniens, qui a donné son nom aux roquettes comme à la branche armée du Hamas, s’appelle Ezzedine al-Qassam. Ce Kurde de Syrie, qui a fait allégeance aux Frères musulmans en 1930, constitue le premier groupe armé frériste de Palestine. Pour Qassam et ses partisans, la Palestine n’est pas encore une entité territoriale clairement définie. C’est une parcelle d’Al-Khilafah, le Califat islamique que la Confrérie entend reconquérir dans sa totalité – un préalable à l’objectif final : l’islamisation du monde. Pour les Frères, désormais implantés dans plus de 80 pays à travers le monde, la « résistance palestinienne » qu’incarne le Hamas est un symbole fondamental. Il est le lieu de leur combat originel contre les juifs et l’Occident, il permet de souder et de fédérer l’ensemble de l’Oumma, la communauté des musulmans, contre un ennemi commun – Israël et les juifs – , de gagner des parts de marché auprès des « idiots utiles » du Hamas – la gauche radicale ; la jeunesse ; certains intellectuels ou gouvernements –, et même de rééquilibrer le « rapport de force » en faveur du Hamas dont l’objectif est la destruction de l’Etat d’Israël, préalable à la restauration d’un Califat islamique qui irait du Maroc au Pakistan.
Les Frères musulmans préconisent (selon le rapport) d’amalgamer Israéliens et juifs. Quel est le but de ce ressort ?
Les membres du Hamas n’utilisent jamais le mot « israéliens ». Ces derniers sont systématiquement désignés par le mot « juif ». Autrement dit, juifs et Israéliens, c’est la même chose. La Confrérie est ontologiquement antisémite, et très marquée par un antisémitisme dont l’origine est davantage nazie qu’islamique, au sens strict. Le parti nazi a financé l’Appareil secret, l’organisme terroriste et clandestin créé par le fondateur, Hassan Al-Banna, dès les années trente. Lui-même, durant le conflit mondial, sera un espion zélé au service du IIIe Reich en Egypte. Après sa mort en 1949, Sayyid Qutb, l’idéologue et le nouvel homme fort de la Confrérie, se charge de poursuivre cet héritage. Notre combat contre les Juifs, qu’il écrit au début des années cinquante, est un best-seller dans le monde arabe, au point que le régime saoudien en publiera une nouvelle édition en 1970 qu’il recycle dans sa propagande islamiste qui inonde alors le monde.
« Le titre même, Notre combat contre les Juifs, écrit l’historien américain Jeffrey Herf, rappelle fâcheusement le Mein Kampf de Hitler. Qui plus est, ses vues sur les juifs et ses analyses marquées par la théorie du complot témoignent d’une continuité frappante avec les thèmes des émissions nazies du temps de la guerre. » [1] Dans ce même opuscule, Qutb reprend à l’identique la vision obsidionale qui a présidé en Allemagne à l’extermination des juifs. Hitler pensait que les juifs conspiraient à la destruction de l’Allemagne et qu’il fallait à ce titre les détruire avant ; Qutb affirme que les buts du judaïsme sont la destruction de l’islam, et qu’il convient donc de se débarrasser d’eux avant qu’ils n’y parviennent : « les Juifs ne seront satisfaits que lorsque l’islam sera détruit, écrit-il. Après même que l’islam les eut soumis, ils ont continué de combattre cette religion en complotant, en trahissant, et encourageant leurs agents à commettre des méfaits. […] Puis Allah a donné pouvoir sur eux à Hitler. Et une fois encore, de nos jours, les juifs ont renoué avec leurs méfaits, sous la forme d’’Israël’ qui a fait goûter aux Arabes, propriétaires de cette terre, la peine et le malheur. Qu’Allah lâche donc sur les Juifs ceux qui leur infligeront le pire des châtiments. » [2]
[1] J. Herf, Hitler, la propagande et le monde arabe, Calmann-Lévy, p. 287
[2] Our struggle with the Jews, traduit par R. Nettler, Hebrew university of Jerusalem and Pergamon Press, p. 86-87
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Author : Anne Rosencher
Publish date : 2025-05-22 17:11:00
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