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Kenneth Roth (ex-HRW) : « Donald Trump a voulu faire des Etats-Unis une autocratie, et il s’est planté »

Kenneth Roth (ex-HRW) : « Donald Trump a voulu faire des Etats-Unis une autocratie, et il s’est planté »

Quand l’ancien chef d’une des organisations de défense des droits de l’homme les plus renommées de la planète juge que les progressistes aident involontairement les autocrates à arriver au pouvoir, on écoute forcément. L’Américain Kenneth Roth a occupé le poste de directeur exécutif de Human Rights Watch (HRW) pendant vingt-neuf ans, de 1993 à 2022. C’est sous sa houlette que l’organisation a acquis une influence mondiale et remporté des victoires majeures, dont un prix Nobel de la paix, en 1997, en tant que membre de la campagne internationale pour l’interdiction des mines antipersonnel. L’Express s’est entretenu avec ce procureur général dont l’autobiographie, Righting Wrongs. Three Decades on the Front Lines Battling Abusive Governments, a été publiée en février.

Auprès de L’Express, Kenneth Roth livre une importante réflexion sur les défis posés par les politiques identitaires. Même s’il juge leur intention louable, il dénonce « la manière dont les progressistes ont tendance à vouloir appliquer cette ambition, à savoir en donnant le sentiment de faire avancer une coalition d’intérêts individuels » (femmes, enfants, minorités sexuelles, personnes racisées…). De quoi faire, malgré eux, le jeu des autocrates, qui prétendent défendre « la majorité des gens ordinaires ». « Cela ne fait que détourner l’attention de l’absence de programme économique qui les caractérise », poursuit-il, citant le cas de Donald Trump. Un lecteur attentif s’étonnera peut-être de retrouver le nom du président américain rangé dans la grande famille des autocrates. Mais, si Kenneth Roth décrit un président « qui rêverait d’être un autocrate s’il le pouvait », sa fenêtre de tir se serait, dit-il, refermée… Entretien.

L’Express : Selon vous, les progressistes aident involontairement les autocrates à arriver au pouvoir. D’aucuns pourraient trouver cela surprenant venant de vous, qui avez dirigé HRW pendant presque trente ans…

Kenneth Roth : Je ne critique pas l’intention des politiques identitaires, qui, en ce qu’elles ambitionnent d’aider ceux qui ont historiquement fait face à la persécution ou à la discrimination, est louable. Ce que je vise, c’est la manière dont les progressistes ont tendance à vouloir appliquer cette ambition, à savoir en donnant le sentiment de faire avancer une coalition d’intérêts individuels. Cela donne des discours comme : « Nous défendons les droits des femmes, des enfants, des personnes LGBTQ+, des immigrés, des Noirs… » En clair, cela revient à faire des listes. Or cela pose un problème majeur : la majorité des individus, notamment la classe ouvrière issue du groupe ethnique majoritaire d’un pays, se sentent exclus de ce répertoire. Les autocrates ont ensuite beau jeu de dire que, à la différence des progressistes, le groupe d’intérêts qu’ils défendent n’est rien de moins que la majorité des gens ordinaires.

Vous prenez d’ailleurs pour exemple le cas de Donald Trump

Il ne fait de toute évidence rien pour la classe ouvrière blanche, son cheval de bataille. Au contraire, ses tarifs douaniers nuisent à ce segment de la population puisqu’ils vont de toute évidence provoquer une hausse de l’inflation.

L’obsession des progressistes pour les politiques identitaires permet aux autocrates de changer de sujet

Avec un programme qui n’annonçait rien de bon pour les classes populaires, il a pourtant été réélu, notamment grâce à une campagne centrée sur la dénonciation des politiques identitaires. Il a d’ailleurs mené une excellente opération de communication à ce sujet. Dans plusieurs spots et meetings, il a régulièrement tourné en dérision Kamala Harris et l’obsession des progressistes pour les pronoms, martelant de son côté se préoccuper des Américains dans leur ensemble. Ce mécanisme de diversion s’appuyant sur les politiques identitaires peut être observé à peu près partout où les autocrates montent. Viktor Orbán, pour ne citer que lui, a aussi capitalisé sur ce sentiment que la gauche ne s’intéresse qu’aux minorités… L’obsession des progressistes pour les politiques identitaires permet aux autocrates de détourner le regard des véritables problématiques en changeant de sujet. Elles leur facilitent le travail. La gauche aurait donc tout intérêt à changer son fusil d’épaule.

Comment devrait-elle s’y prendre sans délaisser ses principes ?

Il ne s’agit pas de balayer leurs idéaux de défense des minorités et des opprimés. Mais il est primordial de trouver un langage vraiment inclusif, de parler en termes de « communauté nationale ». Le cœur du sujet étant de raviver le sentiment que chacun dispose des mêmes droits et que la gauche veillera à ce que ceux-ci soient respectés pour n’importe quel individu. Mais aussi de montrer que la vie de tous les groupes sociaux va véritablement s’améliorer – pas seulement celle des minorités historiquement opprimées. Dit autrement : agir concrètement. Car il n’y a qu’ainsi que la supercherie des autocrates, qui parlent bien mais ne font rien, pourra être démasquée. Et donc qu’il sera possible de leur reprendre les voix de la classe ouvrière. Je ne parle pas seulement d’un changement de rhétorique. Le défi est d’inclure véritablement ceux qui se sentent abandonnés. Je veux parler des gilets jaunes en France, qui votent massivement pour Marine Le Pen. De la classe ouvrière blanche, qui vote pour Donald Trump aux Etats-Unis. Des Allemands qui votent pour l’AfD ou des Britanniques qui votent pour Reform UK, le parti de Nigel Farage. Tous doivent se sentir écoutés, quoi qu’ils pensent et quels qu’ils soient.

Quelles seraient les priorités pour répondre à ce défi ?

Plutôt que de faire semblant de ressusciter les années 1950 – c’est-à-dire de ramener des emplois d’usine bien rémunérés –, les progressistes feraient mieux de plaider pour un salaire minimum plus élevé, la levée des restrictions à la syndicalisation, et un filet de sécurité sociale plus solide pour ceux qui pourraient être sous-employés ou au chômage. L’idée serait de rechercher des changements politiques qui feraient une différence concrète dans la vie de tous, et pas seulement pour une liste de groupes minoritaires choisis.

« Parler en termes de ‘communauté nationale’ », n’est-ce pas prendre le risque d’être récupéré par lesdits nationalistes, justement ?

S’adresser à une communauté nationale n’est pas synonyme de nationalisme. La différence, c’est que, dans le premier cas, il s’agit de faire passer le message qu’aucun groupe ne sera mis au-dessus des autres. Ce que font les autocrates en se focalisant souvent sur les personnes blanches. Mais ce que fait aussi, sans en avoir l’intention, la gauche en se focalisant sur certaines minorités.

Il n’y a qu’en Occident qu’une partie significative de la société est prête à tolérer un leader autocrate…

La nuance étant qu’à la différence des autocrates qui n’ont que leur propre intérêt en tête, les progressistes font une addition de groupes d’intérêts qui passe pour une hiérarchisation des individus. J’en ai moi-même été témoin en tant que directeur exécutif de Human Rights Watch. Si vous saviez le nombre de communiqués de presse que j’ai pu lire, listant les groupes – femmes, enfants, gays, racisés – dont telle entreprise ou groupe se préoccupaient… Cela m’a toujours agacé. Nous sommes préoccupés par tout le monde, quelles que soient leurs souffrances et leurs problématiques, un point c’est tout.

Vous soulignez un phénomène étonnant : selon vous, les autocrates progressent davantage dans les démocraties que dans les autocraties…

C’est ironique, n’est-ce pas ? Dans le reste du monde – j’entends au-delà des démocraties occidentales –, les citoyens qui vivent sous le joug d’un autocrate veulent presque tous en sortir. Nous avons pu observer d’énormes manifestations, pays après pays, pour la démocratie. Parfois, ça ne fonctionne pas, car la répression est trop forte. Ainsi de l’Iran, de la Russie, la Biélorussie, l’Ouganda, ou encore le Nicaragua. Pour certains tels que la Turquie ou la Serbie, l’issue est encore incertaine. Mais pour beaucoup d’autres, les résultats sont là ! Le Bangladesh s’est débarrassé de Sheikh Hasina. Le Sri Lanka, de Mahinda Rajapaksa. Le Brésil, de Jair Bolsonaro. La Pologne, du parti Droit et justice. Et la Corée du Sud a pu stopper un coup d’Etat. Quelle que soit l’issue, ceux qui vivent sous une autocratie expérimentent concrètement combien le gouvernement se fiche de la « majorité », et veulent en sortir. Il n’y a qu’en Occident qu’une partie significative de la société est prête à tolérer un leader autocrate…

Ne s’agit-il que d’un ras-le-bol face aux politiques identitaires ?

Non. Les politiques identitaires sont l’allumette qui embrase les démocraties et les poussent à se saborder. Mais c’est la situation économique qui reste le socle de la montée de l’autocratie. La raison pour laquelle la classe ouvrière est si réceptive à l’appel des autocrates est parce qu’elle stagne économiquement. Le retour de Donald Trump en est un bon exemple. Si ce fond de mécontentement économique n’existait pas, les citoyens américains n’auraient sans doute pas été aussi sensibles à son discours antiprogressiste. En clair : ne donnons pas aux autocrates des armes supplémentaires avec les politiques identitaires. Cela ne fait que détourner l’attention de l’absence de programme économique qui les caractérise.

Et il faut le marteler : ce que font les autocrates, c’est donner du grain à moudre à leur base en leur lançant un os à ronger. A savoir une minorité à prendre pour cible pour expliquer toutes leurs difficultés économiques. Mais la réalité est toujours différente une fois au pouvoir. Human Rights Watch a réalisé un rapport sur la Hongrie montrant que pendant que Viktor Orbán gaspille les subventions de l’Union européenne pour récompenser ses proches, qui construisent des stades de football, les hôpitaux, eux, sont délabrés. Il ne dépense pas l’argent public pour les gens ordinaires, comme il le prétend. Tout comme Al-Sissi, en Egypte, qui construit une immense capitale administrative près du Caire simplement pour récompenser ses fidèles, alors que les Egyptiens ordinaires peinent à acheter du pain.

Vous avez bien connu l’environnement des groupes de défense des droits de l’homme. Pensez-vous que les ONG et les activistes luttant contre les autocrates adoptent la bonne stratégie face à eux ?

Tout l’enjeu, comme je l’ai dit, est de les démasquer. D’un côté, je pense que la plupart des ONG de défense des droits de l’homme ont une bonne compréhension de la stratégie des autocrates. Erdogan, Orbán, Modi, Trump : la procédure standard est presque toujours de tenter de saper les contre-pouvoirs qui pourraient menacer leur autorité. Face à cela, les ONG savent comment réagir. Là où celles-ci n’en font pas assez, c’est dans l’analyse de la façon dont les autocrates gouvernent réellement. C’est un talon d’Achille.

Il faudrait être davantage capables de montrer le vide de leur programme en ce qui concerne le bénéfice pour la classe ouvrière. Ce qui n’est pas suffisamment fait concernant Donald Trump, par exemple. Or c’est une clé pour les discréditer. Mais pour être crédible, il faut avoir des faits. De l’importance de multiplier les liens avec de véritables experts. Ou simplement lire la presse de qualité… L’autre aspect qui pèche concerne l’absence de vue d’ensemble – ce qui rejoint ma problématique sur les politiques identitaires. Si vous ne vous concentrez que sur tel ou tel groupe persécuté par un autocrate, vous allez manquer le tableau global qui vous permettrait de lutter efficacement. Il n’y a qu’en ayant une bonne connaissance du sujet dans son entièreté que l’on peut agir.

Vous citez Donald Trump parmi d’autres autocrates… En est-il vraiment un ?

La question est légitime, mais la réponse est non. Aimerait-il être un autocrate ? Oui, raison pour laquelle je le cite parmi d’autres. Mais les obstacles sont-ils suffisamment importants pour l’en empêcher ? Oui aussi. Plus précisément : Donald Trump a eu une fenêtre de tir pour devenir un autocrate, et faire des Etats-Unis une autocratie, mais celle-ci s’est refermée. Les freins et contrepoids du système américain sont solides. Trump a beau essayer de les attaquer, il peine à y parvenir, car ils résistent. On est encore loin de la Turquie, l’Inde, la Chine ou la Hongrie. Autrement dit, les Etats-Unis sont toujours une démocratie dynamique, avec un président qui rêverait d’être un autocrate s’il le pouvait.

Pourquoi dites-vous que sa fenêtre de tir s’est refermée ?

Il y a eu un moment, à son arrivée, où sa stratégie aurait pu fonctionner. Au football américain, on dit « to flood the zone » [NDLR : « inonder le terrain »] pour désigner le fait de lancer le ballon alors que tous les receveurs sont au même endroit. Ce qui maximise les chances d’atteindre son but. C’est un peu ce que Trump a fait en lançant des décrets et des annonces en rafale dès son arrivée. Il y avait bien une mesure qui allait finir par atteindre sa cible ! Face aux flots de fronts à couvrir, les démocrates ont été submergés. Pendant qu’ils s’affairaient à combattre un de ses projets, il en lançait cinq nouveaux… C’est là que Trump aurait pu avoir son moment, qu’il aurait pu faire sa mue en tant qu’autocrate. Alors, oui, Donald Trump a su instiller la peur en ciblant des universités, des ONG, des fonctionnaires… Oui, tout le monde est très vulnérable. Mais, peu à peu, les choses commencent à bouger. Plus de 150 juges ont statué contre Donald Trump dans le cadre de différentes attaques en justice lancées à son encontre depuis son retour. Les Américains – des fondations privées aux ONG, en passant par les cabinets d’avocats – sont en train de s’unir pour contrer son offensive. Trump a voulu faire des Etats-Unis une autocratie, et il s’est planté. Il n’envoie plus personne au Salvador. Il n’arrive pas à faire expulser les étudiants prétendument « radicaux », comme il l’avait promis. Nous voyons aujourd’hui qu’il existe des limites à ce qu’il peut vraiment faire.



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Author : Alix L’Hospital

Publish date : 2025-05-25 15:00:00

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