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David Nasaw, éminent biographe : « Quand Trump a découvert que Musk s’était faufilé jusqu’au Pentagone… »

David Nasaw, éminent biographe : « Quand Trump a découvert que Musk s’était faufilé jusqu’au Pentagone… »

Quatre petits mois… et puis s’en va. Après une arrivée fracassante dans l’administration Trump en début d’année, à la tête du Doge – le Département de l’efficacité gouvernementale – Elon Musk a officiellement plié bagage en cette fin de mois de mai, emportant avec lui tronçonneuses et Cybertrucks. Une sortie par la petite porte pour l’homme le plus riche de la planète, qui rêvait de sabrer dans les dépenses et les effectifs publics, mais avait déjà annoncé à maintes reprises son intention de s’éloigner de la Maison-Blanche pour se recentrer sur son empire économique. Et pour cause : ses activités à la tête de Tesla, notamment, sont en difficulté, les ventes ayant dégringolé, victimes de la mauvaise réputation et des prises de position publiques de leur dirigeant. Isolé au sein du cabinet de Donald Trump, le détonant conseiller présidentiel n’a guère suscité l’adhésion de l’opinion publique américaine. Selon un sondage Washington Post – ABC News – Ipsos publié en avril, près de deux tiers des Américains désapprouvent sa gestion aux manettes du Doge.

Officiellement, celui qui a dépensé 290 millions de dollars pour financer la campagne de Donald Trump reste en bons termes avec ce dernier. Mais que sait-on vraiment de la relation en coulisses entre les deux hommes ? « Tel Icare, Elon Musk a volé trop près du soleil », analyse pour L’Express l’historien David Nasaw, spécialiste des grandes figures du capitalisme américain et chroniqueur au New York Times. Ce biographe reconnu – son ouvrage consacré à Andrew Carnegie a été finaliste du prix Pulitzer – estime qu’il y a une leçon majeure, et selon lui heureuse, à tirer du départ d’Elon Musk : « Il n’y a pas de place dans le système politique américain pour un co-président non élu. » Ce professeur d’histoire à la City University of New York nous raconte l’envers du décor d’un partenariat « dont Donald Trump comme Elon Musk auraient dû comprendre qu’il était voué à l’échec ». Mais aussi pourquoi on n’a pas fini d’entendre parler du patron de Tesla – et en quoi celui-ci restera un cas unique dans l’histoire des grands patrons américains : « Elon Musk ne vit pas dans la même réalité que vous et moi ». Entretien.

L’Express : En accord avec Donald Trump, Elon Musk se retire de la direction du Doge afin de se recentrer, notamment, sur Tesla, son entreprise de voitures électriques. Va-t-il malgré tout conserver une influence à la Maison-Blanche ?

David Nasaw : Une rupture totale serait très embarrassante, aussi bien pour lui que pour Trump. Aucun des deux ne le souhaite. Elon Musk a quitté son bureau à la Maison-Blanche ; il n’y est plus présent. Il continuera sans doute à faire des allers-retours à Washington ou à rester en contact, mais son rôle sera désormais repris par d’autres, et les mesures de réduction des coûts se poursuivront.

Musk ne sera plus sur le devant de la scène, mais il y aura des apparitions publiques, des séances photo. Il assistera à des matchs de catch avec Trump. Il pourra être vu à la Maison-Blanche ou à Mar-a-Lago, mais sa période d’activité est révolue. Ils ne formeront plus un tandem comme auparavant, sans pour autant devenir ennemis. Cela tient en grande partie au fait que Musk souhaite continuer à peser sur la politique, tandis que Trump compte sur son argent pour financer des candidats lors des prochaines élections de mi-mandat, dans deux ans.

Pourquoi Elon Musk s’en va-t-il ?

Le point de rupture est survenu lorsque tout le monde – y compris Trump – a compris que Musk, avec ses millions, représentait désormais un handicap politique plutôt qu’un atout. Cela s’est illustré le 1er avril, lors de l’élection d’une juge démocrate à la Cour suprême du Wisconsin. Musk est intervenu pendant la campagne, gesticulant sur scène, en déclarant que le monde s’effondrerait si la démocrate était élue à la place du candidat républicain. Cela s’est retourné contre lui.

Ses pitreries et sa tentative d’acheter une élection locale ont provoqué une forte mobilisation démocrate. Trump a alors réalisé que Musk n’était plus l’allié précieux qu’il avait cru. Mais il ne veut pas pour autant se mettre Musk à dos. Il ne souhaite pas que l’argent de Musk reste bloqué dans ses banques ou serve à financer des candidats qu’il ne soutient pas. Il est donc essentiel que la relation se maintienne — pas forcément de façon étroite, mais d’une manière ou d’une autre. Par ailleurs, Trump, qui est sensible à la flatterie, apprécie que Musk et ses partisans le couvrent d’éloges sur la plateforme X.

Vous avez qualifié Elon Musk d’ »Icare de pacotille ». Pourquoi ?

Musk est un génie. Il a accompli des choses extraordinaires. Et c’est l’homme le plus riche du monde. Il est donc persuadé qu’il peut tout faire. Il sait qu’il ne peut pas briguer la présidence des États-Unis, car il n’y est pas né. Mais il s’imaginait pouvoir être co-président. Seulement voilà : il a volé trop près du soleil, et ses ailes ont fondu. A

ux États-Unis, nous n’avons qu’un seul président, élu. L’actuel est un mégalomane, il veut être seul aux commandes. Il a été élu pour exercer le pouvoir, et il ne le partagera avec personne. Trump le savait. Musk le savait. Ils auraient dû comprendre dès le départ que leur partenariat ne fonctionnerait pas. Musk n’a jamais été le numéro deux de qui que ce soit. Il veut tout contrôler dans ce à quoi il s’implique. Il n’a jamais été élu. Il ne peut pas être le numéro un du gouvernement américain. Et il n’acceptera jamais de jouer les seconds rôles.

C’est Musk qui s’en va ou Trump qui l’éloigne ?

Je pense que Musk a fini par lire entre les lignes. Même si tous deux affirmeront que Musk est parti de son propre chef, en réalité, il a compris deux choses : d’une part, qu’il ne pourrait pas exercer le pouvoir auquel il aspirait et d’autre part, qu’on ne le laisserait pas s’exprimer librement.

Musk ne comprenait ni le fonctionnement du gouvernement ni celui de Washington

La rupture définitive s’est produite lorsque Musk a déclaré vouloir un libre-échange avec l’Europe, prônant une politique de zéro tarif douanier. Il a tenu ces propos le lendemain du grand « show » de Trump dans les jardins de la Maison-Blanche, où celui-ci avait présenté un graphique pour justifier l’augmentation des droits de douane contre l’Union européenne notamment.

Avec une personnalité aussi imprévisible et haute en couleur que Musk, l’issue aurait pu elle être différente ? Vous annonciez déjà en novembre que la « bromance » entre lui et Trump ne durerait pas.

Trump a commis une erreur : il pensait pouvoir garder Musk sous contrôle. Je ne crois pas qu’il ait jamais envisagé que Musk tenterait d’agir de son propre chef. Au départ, on le surnommait le « meilleur copain » de Trump et Musk lui-même se présentait ainsi. Mais cela n’a rien à voir avec le fait d’être co-président. Ce sont deux rôles totalement différents. Quel droit avait-il d’être informé des plans de guerre en cas de conflit armé avec la Chine ? Et pourtant, il a réussi, d’une manière ou d’une autre, à se faufiler au Pentagone [NDLR : Elon Musk s’est rendu au Pentagone le 21 mars, mais la Maison-Blanche a démenti l’information révélée par le New York Times et confirmée par le Wall Street Journal selon laquelle il devait initialement recevoir un briefing top secret concernant une guerre potentielle avec la Chine. Selon Axios, c’est Trump lui-même qui a ordonné à son personnel de l’annuler].

Quand Trump l’a découvert, il a immédiatement mis le holà : Musk n’avait rien à faire là. Par la suite, Musk est allé discuter en privé avec Trump, affirmant que sa politique tarifaire nuirait à l’économie. Ce genre d’échange est permis entre conseillers. Mais Musk est ensuite allé plus loin : il s’est exprimé publiquement, lors d’un déplacement en Italie, pour défendre une politique de libre-échange et de zéro tarif. Ce n’est pas quelque chose que l’on fait dans ce contexte. Trump ne s’attendait pas à une telle prise de position publique.

Quelles sont ses relations avec Donald Trump et le reste de l’administration Trump ? Le vice-président J.D. Vance, par exemple…

Nous savons peu de choses sur leur relation. En surface, elle semble parfaitement amicale. Je pense qu’ils sont globalement sur la même longueur d’onde. La différence, c’est que Vance sait qu’il est vice-président, et il ne dira jamais rien qui pourrait contredire Trump ou aller à l’encontre de ses politiques, de quelque manière que ce soit. Musk, lui, n’a jamais intégré cette règle. Les membres du cabinet, eux, ont exprimé à plusieurs reprises leur malaise face au fait que Musk empiète sur des responsabilités qui devraient leur revenir. Ce sont les ministres qui devraient gérer leur personnel, leurs équipes, leur budget et leurs programmes. Musk s’est immiscé dans leurs affaires. Certains ministres ont résisté. Marco Rubio, notamment, a été très tôt la cible de Musk, qui le considérait comme inefficace.

« La leçon à tirer ici est qu’il n’y a pas de place dans le système politique américain pour un co-président non élu », avez-vous écrit. Vous semblez y voir un signe positif pour les institutions et la démocratie américaine.

Comme l’a dit Winston Churchill, la démocratie est le pire système de gouvernement, à l’exception de tous les autres. Lorsqu’elle fonctionne correctement, la démocratie repose sur le principe fondamental selon lequel le peuple élit ses représentants pour veiller à sa sécurité et à sa prospérité. Personne n’a élu Elon Musk. La Constitution prévoit que le président s’entoure de conseillers, notamment au sein du cabinet, mais ces conseillers doivent être confirmés ou rejetés par le Sénat. Tous les présidents ont eu leurs conseillers, mais ceux-ci restaient en retrait et agissaient comme conseillers. Ils avaient des missions précises. Mais avant Elon Musk, personne n’avait jamais essayé d’endosser le rôle de co-président. Et ce n’est pas ce dont une démocratie a besoin. Aucune démocratie ne peut fonctionner avec un pouvoir partagé de manière informelle par une personnalité non élue.

Elon Musk a déclaré que le Département de l’efficacité gouvernementale a permis de réduire les dépenses fédérales de 160 milliards de dollars, bien en deçà de l’objectif de 2 000 milliards qu’il avait fixé l’année dernière. Malgré tout, il s’est déclaré « fier » du travail accompli. Quel est son vrai bilan ?

Je pense – et il semble qu’un consensus se soit rapidement formé sur ce point – que Musk ne comprenait ni le fonctionnement du gouvernement, ni les rouages de Washington. Il est arrivé avec une tronçonneuse là où il aurait fallu un scalpel, en cherchant à tailler massivement dans les programmes. Bien sûr qu’il y a du gaspillage, et un gaspillage considérable, dans le gouvernement américain. Il était nécessaire de réduire certaines dépenses. Mais cela aurait exigé bien plus de travail, de recherche et de discernement pour identifier précisément ce qui devait être supprimé : quels programmes, quels postes etc. Et on ne peut pas faire cela comme Musk l’a fait, en se basant uniquement sur des documents numériques, sans consulter les personnes concernées, sans dialogue, sans chercher à comprendre concrètement à quoi servaient ces programmes. C’est le premier point.

Le deuxième problème, c’est que les programmes visés touchaient de manière disproportionnée les plus démunis, non seulement aux États-Unis, mais aussi à l’échelle mondiale. Les États-Unis restent le pays le plus riche du monde, et certains de ces programmes avaient pour but de nourrir des populations, de lutter contre le sida, de soigner des personnes atteintes du VIH ou d’autres maladies. Ce sont des programmes essentiels.

Qu’adviendra-t-il du Doge après le départ d’Elon Musk ?

Musk s’en va, mais l’initiative ne disparaît pas pour autant. Les efforts pour réduire le budget fédéral vont se poursuivre, et même s’intensifier, pour plusieurs raisons. D’abord, le déficit public est beaucoup trop élevé. Une part croissante de l’argent des contribuables sert au remboursement de la dette, à la réduction du déficit. Par ailleurs, l’administration Trump cherche à diminuer les dépenses pour pouvoir justifier une baisse d’impôts, en particulier pour les plus riches. Les Républicains – ou les partisans de Trump, et même une grande partie de la population – estiment que si l’on parvient à réduire le coût du gouvernement, alors il sera possible d’alléger la charge fiscale sur les contribuables. Cela faisait partie de la logique à l’œuvre.

Malgré les déboires de Tesla, il semble qu’Elon Musk n’a pas tout perdu dans l’histoire. SpaceX est sur le point de décrocher des milliards de dollars de contrats publics, et l’entreprise est aussi bien placée pour participer au projet de « Dôme doré » de Trump…

Absolument. Ce que Musk voulait avant tout, c’était, premièrement, que toutes les poursuites judiciaires à son encontre soient abandonnées. Il voulait que toutes les agences de régulation du gouvernement américain, qui, selon lui, entravaient ses activités, soient éliminées, que leur financement et leur personnel soient réduits. Il veut pouvoir agir sans que personne ne surveille ce qu’il ne fait ni ne lui dise quoi faire. Il veut produire des voitures autonomes et des modèles Tesla, même si leur sécurité est contestée. Alors que tous les autres constructeurs de véhicules autonomes utilisent des radars, lui refusait d’en équiper ses voitures. Résultat : certaines ont explosé, des incidents sont survenus, mais il ne voulait aucune ingérence.

Il veut aussi pouvoir lancer ses fusées aussi souvent qu’il le souhaite, même si cela provoque des dégâts environnementaux et génère une quantité massive de débris spatiaux. Ce qu’il cherche, c’est un monde sans régulation. En cela, il ne diffère pas de nombreux chefs d’entreprise. Depuis 150 ans, les États-Unis sont traversés par une lutte constante : d’un côté, les entrepreneurs qui réclament qu’on les laisse tranquilles, qu’on les laisse faire ; de l’autre, les progressistes — depuis les années 1880-1890 jusqu’à aujourd’hui — qui défendent l’idée que le gouvernement doit intervenir. Car un capitalisme totalement dérégulé n’est bon pour personne. Le rôle du gouvernement est de protéger l’environnement, les travailleurs, les citoyens.

Pensez-vous que Musk en a vraiment fini avec la politique ?

Il va probablement continuer. Il faudra voir ce qui se passera lors de la prochaine élection présidentielle dans quatre ans, mais d’ici là, Trump continuera à s’appuyer sur l’argent, l’influence et la plateforme X de Musk pour promouvoir les figures politiques avec lesquelles ils sont en accord, que ce soit en Allemagne, au Royaume-Uni, mais aussi en Italie et aux États-Unis. Sa voix et son argent continueront donc d’être des outils puissants pour faire avancer les idées qu’il soutient. Et il continuera à s’enrichir, cela ne fait aucun doute. Trump et Musk se présentent comme des défenseurs du capitalisme et du libre marché. Mais la vérité, c’est que Musk ne serait jamais devenu l’homme le plus riche du monde sans les milliards de dollars en subventions et contrats publics qu’il a reçus. Ce sont des fonds garantis par l’État. Et il veut que cet argent continue d’alimenter ses entreprises.

Elon Musk ne croit pas du tout en la démocratie

Dans l’histoire américaine, ce n’est pas la première fois qu’un milliardaire mise gros sur un président pour découvrir ensuite que ses points de vue sont ignorés. C’était déjà le cas, par exemple, du magnat de l’acier Andrew Carnegie…

C’est à la fois quelque chose d’unique et de familier que Musk ait été mis à l’écart. Ce qui est unique, c’est l’ambition de ses objectifs, la portée de sa démarche. Des figures comme William Randolph Hearst, Andrew Carnegie, et d’autres milliardaires du passé ne voulaient pas devenir président. Ils voulaient simplement conseiller le pouvoir, dans l’espoir que le président les écouterait.

Tous ces grands magnats que j’ai étudiés ont en commun un ego immense, une confiance absolue en eux-mêmes. Ils pensent tous pouvoir anticiper l’avenir et, dans bien des cas, ils y parviennent. Hearst avait compris l’importance naissante des médias de masse. Carnegie maîtrisait parfaitement le monde de l’acier. Musk, lui, comprend l’univers numérique en pleine mutation. C’est un homme qui ne vit pas dans la même réalité que vous et moi. Il évolue dans un monde façonné par la science-fiction, les jeux vidéo, et l’admiration collective qui le place au rang de génie capable de sauver l’humanité. Et, au fil du temps, il a fini par y croire lui-même.

Il est un homme imprévisible. Nous réserve-t-il encore des surprises ?

Oui, sans aucun doute. Quand on y regarde en arrière, il n’existe aucun autre citoyen privé, surtout à notre époque, qui détienne autant de pouvoir. Bon nombre des magnats du chemin de fer, les barons voleurs, ont essayé de protéger et d’étendre leurs fortunes, mais Musk veut faire plus que cela. C’est un technocrate. Je ne pense pas que cet homme croit en la démocratie du tout. Il estime que certaines personnes sont plus intelligentes que d’autres et que ce sont elles qui devraient prendre les décisions. Alors que la démocratie dit que tout le monde a une voix, un vote, lui croit qu’il devrait avoir le pouvoir parce qu’il a démontré, encore et encore, son génie. Herbert Spencer, le grand philosophe du XIXe siècle, affirmait que l’évolution a besoin que les plus aptes dirigent ceux qui ne le sont pas. Et d’une certaine manière, Musk s’inscrit dans cette lignée. Il croit qu’il comprend le monde, qu’il comprend l’avenir. Et qu’il est le mieux placé, selon lui, pour diriger.



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Author : Laurent Berbon

Publish date : 2025-05-28 18:30:00

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