Donald Trump, Vladimir Poutine, le conflit israélo-palestinien, la dette publique française… Ces derniers mois, un journaliste qui interroge un éminent intellectuel sur l’état du monde en ressort rarement avec le sourire. Le grand économiste américain Tyler Cowen, professeur à la prestigieuse George Mason University, détonne dans cette sinistrose ambiante. L’homme est une grande figure du libéralisme contemporain, auteur de plusieurs livres remarqués, comme Average is Over, Powering America beyond the Age of Great Stagnation (2013) ou Public Goods and Market Failures : A Critical Examination (2024), et d’un blog, Marginal Revolution, lu dans le monde entier.
Alors que la plupart commentateurs de la vie publique expriment leurs inquiétudes quant à l’évolution de la planète et l’avenir des démocraties libérales, Tyler Cowen se montre prudent, mais optimiste. « Je ne crois pas que la dynamique générale soit aussi négative que ce que beaucoup de gens disent » assure-t-il. Sur l’IA, l’avenir du libéralisme, la mondialisation, l’Amérique de Trump et même la France, l’économiste se montre confiant et offre une analyse détonnante qui remet en question un certain nombre d’idées reçues. Entretien.
L’Express : Que ce soit dans les démocraties ou dans les régimes illibéraux, on a le sentiment que le libéralisme est de plus en contesté. Ça vous inquiète ?
Tyler Cowen : Oui, même si je dois dire que je vois aussi des signes encourageants. Après l’annonce de la hausse des droits de douane, Donald Trump a essuyé de nombreuses critiques, les marchés ont brutalement chuté, et les démocrates se sont soudainement mis à défendre le libre-échange.
Au final, Trump a été obligé de reculer. Le libéralisme est certes davantage attaqué, mais paradoxalement, il gagne aussi en popularité. Tout ce qui se passe en ce moment pousse des citoyens à prendre conscience de la valeur de leurs libertés. Les enjeux actuels sont importants, mais je ne crois pas que la dynamique générale soit aussi négative que ce que beaucoup de gens, intellectuels et commentateurs de la vie publique, disent.
Dans un article pour The Freepress, vous posiez pourtant récemment la question de savoir si les libéraux classiques sont des « losers ». Pourquoi ?
Parce que l’âge d’or du libéralisme classique est révolu. Sa dernière grande victoire remonte à la chute du communisme il y a maintenant trente-cinq ans. La question est donc légitime. Cela étant dit, le libéralisme classique n’a jamais prétendu gouverner en permanence. Son ambition est plutôt de remporter, par la force des idées, des victoires ponctuelles mais décisives. Et je pense que c’est encore possible aujourd’hui.
Je ne crois pas que tout basculera soit vers le fascisme, soit vers l’extrême gauche.
Le projet libéral n’est pas comparable à celui de la gauche ou de la droite, du parti démocrate comme du parti républicain, qui cherchent à faire élire leurs candidats à chaque élection présidentielle. Les libéraux classiques n’ont pas « leurs » candidats. Mais nous sommes dans un monde où les idées comptent vraiment, et dans ce cadre, les idéaux libéraux ont encore des cartes à jouer. L’Union européenne, par exemple, est en quête de nouveau référentiel. Contrairement à certains, je ne crois pas que tout basculera soit vers le fascisme, soit vers l’extrême gauche. Je reste modérément optimiste.
Les idées libérales l’ont emporté contre les régimes totalitaires au XXe siècle. Arriveront-elles à vaincre le populisme ?
Je me demande si les partis populistes de droite, comme l’AfD en Allemagne ou le Rassemblement national en France, n’ont pas déjà atteint leur sommet. Il est possible que les partis traditionnels parviennent à mieux gérer la question migratoire. C’est ce qu’essaye de faire Keir Starmer au Royaume-Uni par exemple. Même si je ne suis pas d’accord avec tout ce qu’il propose, cela pourrait priver les partis d’extrême droite de leur carburant, et redonner une chance aux idées libérales de revenir au centre du jeu. C’est mon espoir.
On a quand même l’impression que la droite, aux États-Unis comme en Europe, s’éloigne des idées libérales au profit d’une posture identitaire et plus radicale….
Oui. Et cette radicalisation touche aussi la gauche, c’est très clair aux États-Unis. Le climat général est morose. Cela s’explique certainement par l’enchaînement de « chocs » : les attentats du 11 septembre 2001, la crise financière de 2008, la pandémie de Covid en 2020… C’est comme si ces évènements avaient profondément miné l’optimisme collectif. J’espère que cet état d’esprit ne sera pas permanent, mais il permet en tout cas d’expliquer ce repli négatif.
Le deuxième mandat de Trump vous inquiète-t-il ?
Difficile d’exprimer un avis définitif, puisque c’est une histoire en train de s’écrire. Il y a ce que Trump dit et il y a ce qu’il fait. En réalité, ses actes montrent qu’il a souvent accepté le compromis. En ce moment même, par exemple, il négocie le budget avec le Congrès. Sur les droits de douane, il a reculé. Par rapport à Benyamin Netanyahou, il a clairement durci le ton.
Trump est probablement l’un des présidents américains qui a le plus accepté de compromis.
Paradoxalement, parce qu’il bénéficie d’un culte de la personnalité très permissif, Trump peut opérer des virages à 180 degrés sans perdre sa base. C’est un effet secondaire inattendu mais bienvenu de son style outrancier. Il peut mentir, improviser, s’adapter, et ça lui donne une certaine marge de manœuvre. Même si ça n’est pas toujours pour le meilleur, c’est probablement l’un des présidents américains qui a le plus accepté de compromis, simplement parce qu’il en a la latitude. C’est un point que l’on sous-estime.
Sur le plan économique, les États-Unis viennent de perdre leur « triple A » avec la dégradation de Moody’s. Quel bilan tirez-vous de la politique économique de Trump ?
Cette perte de notation ne signifie pas grand-chose. Les taux d’intérêt sur la dette restent à des niveaux classiques. Il y a eu un mois absolument catastrophique où Trump a enchaîné les décisions absurdes, mais il est revenu en arrière sur plusieurs points. Les marchés boursiers se portent bien, le dollar remonte légèrement. On est loin d’un scénario apocalyptique. Le Congrès joue aujourd’hui un rôle plus actif, ce qui n’était pas le cas au départ. Je ne dis pas qu’il est exemplaire, mais je me réjouis que ces contre-pouvoirs continuent à faire leur travail. Je suis plus optimiste aujourd’hui qu’il y a un mois.
Il y a un an, dans L’Express, vous affirmiez que la mondialisation n’était pas aussi remise en cause qu’on le dit. L’offensive protectionniste de Trump vous a-t-elle fait changer d’avis ?
Non, je maintiens ce que je vous disais il y a un an. Vous savez, les droits de douane sont très impopulaires auprès des Américains. Les gens n’ont peut-être pas une passion abstraite pour la mondialisation, mais ils ne s’y opposent pas.
Ce qui est vrai, c’est qu’ils sont très attachés à l’idée de contrôler les frontières, mais ça ne signifie pas qu’ils rejettent la mondialisation dans son ensemble. Ils aiment voyager, consommer des produits étrangers, commercer, investir à l’étranger… Personne ou presque ne remet tout ça en cause.
Pourtant, beaucoup de gens continuent à croire que la mondialisation est la première responsable de la désindustrialisation en Amérique comme en Europe. C’était d’ailleurs un des axes de la campagne de Trump…
Cet argument est largement erroné. Des études montrent très bien que la concurrence étrangère n’explique que 17 à 18 % des pertes d’emplois dans l’industrie américaine. L’essentiel vient de l’automatisation, qui est inévitable et plutôt bénéfique. Donc oui, le commerce a un effet, mais ça n’est pas le facteur principal.
Et sincèrement, je ne pense pas que les Américains soient obsédés par cette question. Les gens qui gravitent autour de Trump le sont certainement, mais les citoyens, eux, s’inquiètent surtout de l’immigration, du coût de la vie, du prix de leur logement, et des politiques de diversité et d’inclusion. Le reste est trop abstrait pour devenir un véritable enjeu politique pour eux.
Beaucoup de commentateurs politiques s’inquiètent des effets de la politique commerciale de Trump car ils y voient un cadeau fait à une Chine en plein boom. Partagez-vous cette crainte ?
La Chine n’est pas en plein boom. Elle est en récession, avec une démographie défavorable et une déflation persistante. Je ne dis pas qu’elle est condamnée, elle possède de vrais atouts : elle produit d’excellentes voitures électriques, son intelligence artificielle progresse rapidement… Le problème quand on parle de la Chine, c’est que c’est très difficile d’obtenir des informations fiables sur le pays.
La Chine n’est pas en passe de surpasser les États-Unis ou l’Union européenne.
Ce qui est certain cependant, c’est que les États-Unis restent bien plus riches que la Chine, dont le revenu par habitant est comparable à celui du Mexique. À terme, la Chine pourrait ressembler à un petit pays riche au sein d’un pays bien plus vaste qui resterait à un niveau moyen. Elle restera un adversaire sérieux, mais ce n’est pas un pays en passe de surpasser les États-Unis ou l’Union européenne.
En quoi l’IA va-t-elle jouer un rôle fondamental dans l’affrontement avec la Chine ?
Parce que c’est un outil de soft power extrêmement puissant. Les modèles d’IA sont principalement construits à partir de sources issues de la pensée occidentale, tant sur le fond que sur la méthode d’analyse. Autrement dit, nous injectons des modes de pensée occidentaux en Chine. Cela ne provoquera pas une révolte démocratique et libérale, mais, à long terme, l’intelligence artificielle chinoise deviendra de plus en plus dépendante de nos outils et de nos concepts. C’est une victoire majeure pour l’Occident, même si ce n’est qu’un des aspects de cette nouvelle guerre froide.
Lors de sa tournée dans les pays du Golfe, Donald Trump a annoncé des partenariats sur l’IA, notamment la construction d’un grand centre de données d’intelligence artificielle à Abou Dhabi… Qu’en pensez-vous ?
C’est peut-être l’une des décisions les plus importantes de son mandat. Pour faire tourner une IA puissante, vous avez besoin d’énormément d’énergie. C’est encore mieux avec de l’énergie nucléaire, pour réduire l’impact environnemental. Or, les États-Unis sont devenus très mauvais dans la construction de nouvelles centrales. De ce point de vue, j’envie la France. Chez nous, il faudrait dix ans, au bas mot, pour bâtir une nouvelle infrastructure nucléaire.
Trump s’est donc tourné vers l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis qui, eux, peuvent déployer rapidement l’énergie nécessaire. Cela permettra d’accélérer encore notre avance sur la Chine. Mais c’est un pari risqué : ces pays poursuivent leurs propres intérêts, qui sont différents de ceux des États-Unis et de l’Europe. Les risques sont élevés mais les enjeux fondamentaux.
En Occident, nombreux sont ceux qui s’inquiètent des effets de l’IA sur nos sociétés. Mais pour vous, ces débats sont déjà dépassés…
Simplement parce que si nous ne développons pas notre propre IA, la Chine le fera, et là les risques sont bien plus grands. Les États-Unis doivent donc avancer, et vite. L’Union européenne également. J’espère qu’elle va se réveiller sur ce sujet et prendre conscience des enjeux, car vous ne voulez pas être dépendant des États-Unis. Ce qu’il vous faut développer, c’est une IA européenne, française, que vous contrôlez.
Vous dites que « l’IA va changer ce que « être humain » signifie »…
Nous n’avons jamais vécu dans un monde où les entités les plus intelligentes n’étaient pas des humains. C’est désormais le cas. Il est difficile de prévoir ce que cela implique, mais ce que nous considérons comme proprement humain – la créativité, l’âme même – va être redéfini.
Je suis optimiste pour la France.
Et l’IA a déjà débarqué dans notre existence, dans notre quotidien. Des dizaines de millions de personnes utilisent l’intelligence artificielle comme thérapeute. C’est un changement absolument immense. Je ne dis pas que tout le monde s’en réjouira, j’ai moi-même mes réserves. Mais qu’on le veuille ou non, la révolution de l’IA a déjà eu lieu et ne va pas s’arrêter. Je pense aussi qu’on ne doit pas sous-estimer les grandes opportunités que la révolution de l’IA peut apporter à nos sociétés. Avoir un excellent thérapeute gratuit plutôt que payer 200 dollars de l’heure, ce n’est pas rien… Donc ce nouveau monde arrive, avec ses bénéfices et ses bouleversements.
L’année dernière, vous expliquiez dans nos colonnes que la France devait faire des ajustements douloureux. Les Français, malgré le contexte, ne semblent pas avoir pris la mesure de l’urgence…
Je suis optimiste pour la France. Discrètement, ce pays fait plein de choses bien. Vous avez un système éducatif d’une grande qualité, une haute fonction publique grandement qualifiée, un marché immobilier encore relativement accessible – si on met à part certains quartiers parisiens – un excellent réseau ferroviaire, et surtout le nucléaire ! Ce sont des choix excellents que vous avez faits dans le passé, et que les Français prennent pour acquis.
Bien sûr, vous avez des problèmes : la dérive des finances publiques, le vieillissement de la population, les enjeux posés par l’intégration des musulmans… Mais il y a tellement de talents en France que je serais très surpris que vous ne vous en sortiez pas. C’est pareil pour l’Allemagne, d’ailleurs. L’Europe a une capacité incroyable à se ressaisir au dernier moment, et je pense que c’est ce qui va se passer.
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Author : Baptiste Gauthey
Publish date : 2025-05-27 16:00:00
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