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L’affaire des viols de Mazan vue par Claire Berest : « Il s’agissait aussi d’inculture du viol' »

L’affaire des viols de Mazan vue par Claire Berest : « Il s’agissait aussi d’inculture du viol' »

Rares sont les récits d’affaires dont la nuance ne cède rien à l’horreur de ce qui est décrit. La Chair des autres (Albin Michel), un ouvrage signé Claire Berest, romancière ayant suivi pour Paris Match le procès des viols de Mazan, est de ceux-là. Passionnée de faits divers, l’auteure nous emmène au cœur de cette expérience qui l’a profondément ébranlée et questionnée. Comment comprendre le fait que les audiences consacrées aux « identités » des coaccusés n’attiraient pas autant de monde que celles dédiées à l’examen des faits ? Que traduisait l’emploi du registre du monstrueux pour décrire les accusés ?

L’auteure revient pour L’Express sur les difficultés mises en lumière lors de cette affaire, à commencer par celle d’entendre les différents aspects, même dérangeants de la réalité. « Un type’normal’qui commet un ou des actes monstrueux, cela provoque d’abord un choc de compréhension, qui se traduit par un vide de la pensée. Nous n’arrivons pas à concilier ces deux réalités », explique-t-elle. Rencontre.

L’Express : Pourquoi commencer votre livre sur un moment d’humanité de l’un des coaccusés de Dominique Pelicot ?

Claire Berest : Je ne voulais pas seulement parler de Gisèle ou de Dominique Pelicot, son ex-mari aujourd’hui, mais aussi des coaccusés, sans aucune trahison vis-à-vis des lecteurs. J’avais envie de les emmener au cœur de ce que j’avais vécu et vu de mes propres yeux, et qui m’avait profondément ébranlée. Le jour où j’ai vu cet homme, l’un des 50 coaccusés de Dominique Pelicot, handicapé, cherchant difficilement de la monnaie dans son sac à dos pour la donner à une femme qui en demandait dans la queue de la cafétéria du palais de justice, j’ai compris que je ne savais rien de ce qui allait se jouer dans la salle des pas perdus, que ce serait « plus compliqué ». Il faisait partie de ceux qui ont pris le visage du mal dans la presse, et pourtant, il n’était pas qu’une silhouette. Je voulais donc proposer au lecteur d’aller à la rencontre de tous ces protagonistes, si différents les uns des autres, sans jugement moral, pour embrasser toute la complexité de cette affaire.

Vous expliquez qu’en fin de semaine, les audiences étaient toujours noires de monde. Elles étaient consacrées à l’examen des faits. Mais les débuts de semaine, consacrés aux « identités » des coaccusés, la salle était plus clairsemée. Pourquoi d’après vous ?

C’est vrai ! Je pensais naïvement que ce serait la foire d’empoigne pour avoir une place les premiers jours de la semaine, puisqu’ils étaient consacrés à l’aspect psychologique de chacun des coaccusés, mais ça n’a pas du tout été le cas. Cela donnait pourtant à voir combien, parmi eux, étaient totalement incapables de parler pour eux-mêmes. Parfois, à la question « résumez votre vie », trois mots sortaient, à peine comme on présenterait son CV, pour tout un parcours de vie. C’était l’occasion de rencontrer les paroles des uns et des autres. Celles de ceux qui essaient, et échouent parfois, de mettre des mots sur un acte criminel qu’ils ont commis. Celles de ces femmes, sœurs, mères qui juraient aussi que leur mari n’était « pas un violeur » – cela, je crois, méritait d’être entendu.

Alors pourquoi ce type d’audience n’a pas attiré plus de monde… Je crois que nous avons une difficulté à lire cette affaire de manière non binaire. Je ne juge personne, mais beaucoup de gens ont eu le besoin de mettre tous ces hommes dans le même sac. Si on part du principe que ces individus étaient tous des monstres, pourquoi s’intéresser à leur psychologie ? Cette complexité des individus devrait pourtant être centrale. A titre personnel, j’ai pleuré au témoignage de Jean-Pierre M., surnommé le « disciple » de Dominique Pelicot car, s’il n’a jamais rencontré Gisèle Pelicot, il était poursuivi pour avoir sédaté et abusé de sa propre épouse en compagnie de Pelicot, qui lui avait fourni du Témesta. Or, à l’inverse de Dominique Pelicot, lui n’a pas pu parler de son enfance. Quand son avocat lui a demandé comment elle s’était passée, il lui a répondu « très bien », alors qu’il s’avère que celle-ci a été innommable, faite d’abus sexuels et de torture. Alors voilà, j’ai pleuré en sachant cela. De même que j’ai pleuré en voyant les vidéos des crimes commis sur Gisèle Pelicot. Les larmes ne valent pas moins dans un cas que dans l’autre. Sans excuser aucunement les crimes commis par ces hommes, il faut écouter la vie qui a été la leur, le regard de leurs épouses. Comme il faut écouter la voix de Gisèle Pelicot. Tout ceci fait partie de la réalité.

Faut-il comprendre que l’emploi du registre du diabolique et de la monstruosité a desservi la compréhension de ce procès ?

Je n’aurai jamais de réponse à cette question, même si, étant très attachée à la sémantique, l’emploi de certains termes empruntant à ce registre m’a interpellée. Utiliser un mot plutôt qu’un autre peut parfois faire l’effet d’une bombe. Les termes de « monstres », de « diable » qui se sont invités dans ce procès par la voix, tant des acteurs judiciaires que de l’extérieur, les médias et les mobilisations, nous interpellent. Si l’on y réfléchit, ils relèvent d’un lexique presque médiéval. A l’origine, le « monstre » est un terme qui provient d’abord de l’idée de monstration, soit le fait de montrer celui qui n’est pas comme soi. Celui qui diffère. Cela dit beaucoup de notre incapacité à appréhender la complexité de l’autre. Pourquoi avons-nous qualifié ces gens de « monstres » ? Parce que nous en avions besoin. Parce que l’on échoue à représenter le mal. Alors on cherche des effigies, même si cela implique de mettre de côté certains aspects de leur existence.

J’ai été face à Dominique Pelicot. Est-ce que le mal ressemble à cela ? Tout dépend de l’angle de vue que l’on prend, car cet homme ressemble aussi à un type « normal ». Il a été aussi durant sa vie, un « super mec », comme a dit Gisèle Pelicot, qui était attentionné et faisait des barbecues joyeux en vacances avec sa famille. Personne n’incarne le mal. Quand on a été perçu comme un « super mec », ça ne cesse pas d’exister, ça cohabite avec le reste. En clair, cet usage de mots diabolisants reflète notre incapacité à prendre en charge cette dualité, cette nuance. Un type « normal » qui commet un ou des actes monstrueux, cela provoque d’abord un choc de compréhension, qui se traduit par un vide de la pensée. Nous n’arrivons pas à concilier ces deux réalités. Tout autant que nous peinons à comprendre que les coaccusés aient dit reconnaître les faits mais pas l’intention. Je suis sûre d’une chose : il faut entendre ces voix-là. Car il n’y a qu’ainsi que l’on peut comprendre, par exemple, qu’il ne s’agissait pas uniquement de « culture du viol », mais « d’inculture du viol » pour certains.

Comment ça ?

Je n’oppose pas ces concepts l’un à l’autre. Je les distingue simplement. Ils sont complémentaires. La notion de culture du viol, qui serait l’idée d’une violence sexuelle comme fléau systématique contre les femmes, a beaucoup évolué, il a été repris, s’est précisé et aujourd’hui, il fait partie de notre lexique pour désigner une culture archaïque régissant les rapports entre les hommes et les femmes. En clair : c’est un terme qui désigne une construction fallacieuse. Si l’on se réfère à la définition qu’en donne l’ONU, il s’agirait du fait de penser que lorsqu’une femme dit non, en fait elle veut dire oui. Mais c’est aussi un terme qui peut, par sa sémantique, oblitérer une autre réalité. Quand je suis dans la salle de la cour criminelle, je suis confrontée à autre chose, aux antipodes de la construction : un désert, le vide, l’absence de construction culturelle, au contraire. Ces hommes que j’ai vus, pour la plupart, n’ont sans doute jamais eu de discussion sur les rapports hommes-femmes. Pour notre réflexion globale, je pense qu’il serait salutaire de réfléchir avec ces deux notions en main, en même temps, pour comprendre la mécanique du viol.

Personne n’avait prévu le bouleversement que produirait l’affaire des viols de Mazan. Vous relevez d’ailleurs que peu de journalistes avaient demandé d’accréditation au début. Quand le fait divers est-il devenu un fait sociétal d’une résonance mondiale ?

Dans la recherche, les scientifiques fonctionnent beaucoup par comparaison. Moi, je peux comparer les faits divers. J’ai pu en observer certains, au moins aussi sordides, qui n’ont pas fait la une des médias quand d’autres font désormais partie de notre patrimoine en la matière. J’ose espérer pour notre qualité humaine à tous que la résonance mondiale de ce « fait divers » n’est pas uniquement due à notre appétence pour le glauque et le sordide. Je préfère penser que si l’affaire Pelicot a largement dépassé médiatiquement certaines affaires, comme les crimes de Dino Scala [NDLR : le « violeur de la Sambre »], pour devenir un fait sociétal, cela a beaucoup à voir avec la voix de Gisèle Pelicot. J’en veux pour preuve le fait qu’en août, il y avait encore très peu de demandes d’accréditation. Puis vient le 5 septembre, Gisèle Pelicot prend la parole publiquement. Les demandes presse, y compris venant de pays étrangers, ont explosé. C’est elle qui a fait basculer ce procès.

Gisèle Pelicot figure d’ailleurs parmi les « 100 personnes les plus influentes de 2025 » du Times. Que lui doit-on ?

Il faut bien avoir en tête qu’on lui a tout pris, on a nié son existence, jusqu’à son visage, souvent caché par un drap pendant les viols dont elle était victime. On lui a pris son passé, son présent – trois ans d’instruction, un procès – et son destin. Son attitude et ce qu’elle a produit relève du miracle au sens propre du terme. Ce qui échappe à la raison. On fait très souvent le mal naturellement, mais moins souvent le bien. Ce à quoi j’ai assisté venant d’elle, c’est une leçon d’altérité. Elle s’est extirpée de sa tragédie, et elle s’est tournée vers les autres. Elle a aussi pu défendre son mari sur certains aspects, notamment contre son frère, lorsqu’elle le jugeait nécessaire. Elle a évoqué le grand amour qu’ils avaient vécu ensemble pendant cinquante ans. Elle nous a rappelé que la réalité n’est pas binaire. C’est assez fou, ce qu’elle nous a offert.



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Author : Alix L’Hospital

Publish date : 2025-06-07 10:00:00

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