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« Netanyahou n’a jamais cru à une issue diplomatique » : l’escalade Iran-Israël vue par une diplomate américaine

« Netanyahou n’a jamais cru à une issue diplomatique » : l’escalade Iran-Israël vue par une diplomate américaine

Voilà une nouvelle guerre dont Donald Trump se serait bien passé. Lui qui avait promis d’en finir avec les conflits éternels hérités de ses prédécesseurs, se retrouve embarqué dans une escalade militaire express dont nul ne mesure encore les conséquences. En pleines négociations avec Téhéran en vue d’un nouvel accord sur le nucléaire iranien, le président a cédé au zèle de son va-t-en guerre partenaire, Benyamin Netanyahou. Finir cette guerre ou y entrer ? Tel est désormais son dilemme. Mais ces événements constituent peut-être aussi une opportunité de reprendre la main sur ce dossier inflammable, selon Barbara Leaf, diplomate chevronnée, ancienne sous-secrétaire d’État aux affaires du Proche-Orient dans l’administration Biden de 2022 à 2025.

L’Express : Le Moyen-Orient plonge à nouveau dans l’inconnu depuis l’opération israélienne « Rising Lion ». Quelles sont les premières leçons à tirer ?

Barbara Leaf : D’abord, qu’il y a une règle d’or dans la politique israélienne : ne jamais sous-estimer Benyamin Netanyahou. Toute sa vie politique était tendue vers cette confrontation finale. « Bibi » n’a jamais cru à une issue diplomatique face à la menace nucléaire iranienne. Avec le recul, il y a de quoi regretter l’accord de 2015, le JCPOA visant à encadrer la nucléarisation du pays en échange d’une levée des sanctions internationales. Aussi imparfait était-il…

Sept ans après le retrait des Etats-Unis de cet accord et l’escalade nucléaire qui s’est ensuivie, la situation est bien plus alarmante en Iran, avec un programme d’infrastructures nucléaires non contraint et largement secret, puisque la majeure partie des installations ne sont ni accessibles ni visibles pour les inspecteurs de l’AIEA ou des États tiers.

Netanyahou martèle que Téhéran a toujours eu l’intention de tricher pour atteindre sa destination finale, à savoir une capacité d’armement nucléaire. De nombreux experts estiment au contraire que le régime n’avait pas pris la décision de fabriquer la bombe. Il s’est toutefois hissé à un niveau dangereux qui le place parmi les États du seuil nucléaire. Il aurait assez d’uranium hautement enrichi pour fabriquer neuf engins nucléaires. A notre connaissance, il n’a toutefois pas franchi les étapes techniques décisives pour y parvenir. Pourquoi Israël a-t-il décidé de frapper maintenant ? Benyamin Netanyahou redoutait que l’administration Trump cherche à résoudre ce problème à la table des négociations. Le fait est qu’il a reçu un « feu orange » de Washington : ni un non catégorique, ni un oui ferme, mais un laissez-passer. La question est dorénavant : quel est l’objectif ultime d’Israël ?

L’opération a été lancée à quelques jours d’un nouveau cycle de négociations américano-iranien. La diplomatie américaine a-t-elle servi de diversion à Israël ?

Les Iraniens en sont convaincus. Ce régime baigne dans la pensée conspirationniste depuis la révolution il y a 46 ans. Le Guide suprême lui-même incarne cet état d’esprit, profondément méfiant, voire paranoïaque, persuadé que tout ce que font les États-Unis vise à menacer le régime et qu’Israël est moins un acteur indépendant qu’un proxy américain. Dans leur vision du monde, il est impossible d’imaginer un scénario dans lequel Israël agirait en toute indépendance sans le feu vert, rouge ou jaune de Washington.

Du reste, les déclarations du président Trump ajoutent de l’eau à leur moulin, puisque le président a affirmé qu’il était au courant des frappes de l’armée israélienne, qu’il a jugé « excellentes ». Est-ce à dire que la diplomatie américaine a rusé au cours des derniers mois en prétendant négocier avec l’Iran ? Je ne le pense pas. Donald Trump est revenu à la Maison Blanche en croyant dur comme fer que ce dossier pouvait être réglé en deux mois. La plupart des experts du nucléaire et de l’Iran étaient persuadés du contraire. Il a fallu un an et des centaines et des centaines de pages de texte pour parvenir à l’accord du JCPOA. Une question demeure à ce jour sans réponse : pourquoi Trump a-t-il finalement décidé de laisser la voie libre à Netanyahou en n’opposant pas de veto ferme à cette opération ? S’il l’avait fait, je pense que Netanyahou aurait respecté cette consigne, à contrecœur. Je suppose que le président Trump estime que cette attaque lui donne un moyen de pression considérable pour ramener les Iraniens à la table des négociations. Je n’y crois pas une seconde. Au contraire, cela enterre toute solution négociée.

Qui peut arrêter l’escalade en cours ?

A ce stade, l’administration américaine est la seule capable de contraindre les belligérants. Concernant l’Iran, le principal levier de Washington est la dissuasion par la menace d’une force militaire écrasante (NDLR : la bombe américaine GBU-57, capable d’aller jusqu’à 60 mètres de profondeur, permettrait d’infliger des dégâts considérables aux installations nucléaires iraniennes).

Quant à Israël, le Pentagone et la Maison-Blanche sont en contact permanent avec ses hauts responsables. Le président Trump peut accroître considérablement la pression, en public et en privé. Il aurait déjà mis son veto au projet de Netanyahou d’assassiner le guide suprême, l’ayatollah Ali Khamenei. Ce président a toujours critiqué ses prédécesseurs s’étant aventurés dans des « regime change » [changement de régime, NDLR]. Trump posera – comme toujours – la question : « Qu’est-ce qu’on y gagne ? » Et rien n’indique pour l’instant que les États-Unis aient quoi que ce soit à gagner à un changement de régime, surtout lorsqu’on ne peut ni contrôler ce qui se passe ensuite, ni ce qui en résulte -comme nous l’avons appris en Irak, en Libye, etc.

D’après vous, jusqu’où Trump est-il prêt à aller ?

L’impact de cette guerre sur les États-Unis sera l’unique préoccupation de Trump. Qu’il soit économique ou militaire : combien de soldats, d’aviateurs, de marins et de ressources de défense vont soudainement être aspirés dans la région, alors que Trump est arrivé en assurant qu’il allait mettre fin à tous ces conflits ? Tout cela va totalement à l’encontre de sa communication. Les États-Unis peuvent contraindre les deux parties par différents moyens. Reste à savoir si l’administration fondera ses décisions sur les bonnes analyses plutôt que des hypothèses erronées, comme celle selon laquelle Israël n’irait pas plus loin que quelques frappes chirurgicales et n’escaladerait pas.

Comment analysez-vous la stratégie de Netanyahou ?

Il utilise un schéma de jeu déjà testé contre un acteur non étatique à l’automne dernier : le Hezbollah. L’opération a été un succès spectaculaire. Elle a commencé par une série d’explosions simultanées de bipeurs et de talkies-walkies au Liban, qui a eu un effet psychologique considérable et un impact sur le leadership de l’organisation. L’attaque a éliminé beaucoup de combattants expérimentés, y compris des commandants. Elle a été suivie d’une campagne méthodique visant à éliminer les niveaux 1, 2 et 3, en descendant dans l’organigramme.

L’opération était audacieuse et a eu un impact profond sur l’organisation et sur son emprise sur la politique libanaise. Elle a été couplée à de nombreuses autres actions militaires, y compris des attaques constantes en Syrie pour signifier au régime Assad que s’il permettait à l’Iran de reconstituer les forces du Hezbollah, il serait la prochaine cible. Puis, en décembre 2024, le régime Assad s’est effondré. Cela a éliminé le pont terrestre et aérien que l’Iran utilisait pour approvisionner son allié le plus important, le joyau de la couronne au sein de ce réseau de proxys encerclant Israël.

L’opération « Rising Lion » ressemble à la méthode utilisée contre le Hezbollah, mais cette fois contre un acteur étatique. D’abord, la décapitation des éléments les plus importants du corps des gardiens de la révolution islamique comme le commandement de la force aérospatiale, qui appartient au cercle très fermé des conseillers proches du Guide Suprême et est responsable du programme de missiles balistiques. Ensuite, l’assaut sur le site nucléaire de Natanz, la plus grande installation d’enrichissement d’uranium par centrifugation gazeuse d’Iran. Un certain nombre de scientifiques nucléaires iraniens ont été éliminés. Tout cela est très impressionnant, certes. Mais quels sont les objectifs ultimes ? Personne ne peut répondre à cette question aujourd’hui. Pas même la Maison Blanche.

« De nombreux scénarios catastrophiques sont envisageables en cas de renversement du régime iranien »

Cela m’incite à la plus grande prudence. L’expérience de l’armée américaine, comme celle d’autres pays, montre qu’une opération militaire présentée comme ciblée peut rapidement dégénérer en un bourbier. Le succès initial de l’opération israélienne peut donner à Netanyahou un sentiment de toute-puissance, l’encourageant à aller plus loin, peut-être jusqu’à renverser le régime. Ce sentiment grisant de victoire facile est susceptible de mener au pire.

Le renversement de régime déclencherait une onde de choc dans la région. Y a-t-il un risque de scénario à l’irakienne ?

De nombreux scénarios catastrophiques sont envisageables, mais l’Iran n’est pas l’Irak. Si, par exemple, le Guide suprême venait à être tué, je m’attendrais à ce que le pouvoir se concentre non pas entre les mains d’un successeur clérical ou civil, mais de celles des Gardiens de la Révolution.

Le régime iranien a-t-il les moyens de résister ?

Il est extrêmement affaibli mais pas encore défait. Oui, le choc a été énorme. Le Guide suprême a immédiatement nommé des remplaçants et l’a fait savoir aux commandants militaires, comme un message au public : « ils peuvent en tuer un, mais ils ne peuvent pas tous les tuer.  » Les Iraniens ont répliqué en envoyant des missiles et des drones. Il s’agit d’une première réponse. Je pense qu’ils vont envisager une campagne plus longue, secrète, avec des assassinats ciblés. Ils seront peut-être tentés de prendre pour cible des ambassades – comme ils l’ont déjà fait -, de mener des opérations contre des intérêts américains pour faire monter la pression sur Washington, en attaquant des personnels ou des navires dans le détroit d’Ormuz. La suite dépendra bien sûr out de l’ampleur de l’opération israélienne en Iran. Si Netanyahou va jusqu’à tenter un « regime change », je pense que Téhéran ne retiendra plus aucun coup. Car la première et la dernière préoccupation du régime est sa survie.

Est-il possible d’éliminer le programme nucléaire iranien et ses installations ?

Les détruire complètement, non. Et cela a toujours été le cas. Et c’est l’effort que l’Iran a fait pour désagréger, disséminer ses infrastructures sur plusieurs sites secrets enterrés, les renforcer… Tout cela a été accéléré par le départ des Etats-Unis du JCPOA.

Au vu des discours martelés par Netanyahou sur son intention de frapper le programme nucléaire, les dirigeants iraniens ont passé beaucoup de temps à déplacer et dupliquer les installations. Les experts militaires et nucléaires ont donc toujours estimé qu’il était possible d’infliger de nombreux dégâts mais pas d’éliminer ces installations.

Benyamin Netanyahou éradique ses ennemis dans son voisinage et mène une politique expansionniste à Gaza et en Cisjordanie, mais aussi au Liban et en Syrie, toujours occupés. Quels sont les risques de cette stratégie hégémonique ?

En fin de compte, Israël est un pays de 10 millions d’habitants. C’est sa limite la plus importante. Tsahal a d’excellentes capacités, une aviation très performante. Le pays sait s’unir en temps de crise, mais le risque d’épuisement le guette s’il s’embourbe dans une guerre éternelle, a fortiori contre plusieurs ennemis. Un tel conflit mettra à l’épreuve la mobilisation et le moral des troupes (les refuzniks sont déjà de plus en plus nombreux au sein des réservistes), la résilience de la population et de l’économie. Jusqu’à présent, la stratégie de Netanyahou est 100 % militaire.

L’armée et les renseignements ont brisé « l’Axe de la résistance » en frappant les proxys de Téhéran et maintenant directement l’Iran. Mais Israël n’a toujours pas transformé ses réalisations militaires en gains politiques. Il est urgent que cela change.

Quelle est la part de politique intérieure dans la politique étrangère de Benyamin Netanyahou ?

Beaucoup d’Israéliens de diverses tendances estiment qu’elle pèse énormément, en particulier sur le dossier de Gaza. Netanyahou a besoin de conserver à tout prix les votes du parti ultraorthodoxe et de l’aile droite.

Les opérations menées au Liban et en Syrie répondent, à mon sens, à une autre dynamique. Je les lie davantage à l’anxiété existentielle réactivée par le choc du 7 octobre, et le sentiment d’une vulnérabilité extrême après le terrible revers infligé à l’armée, le Shin Bet et tous les piliers de la sécurité israélienne en matière de renseignement. Cette réputation a été ébranlée.

Mais là encore, en Syrie et au Liban, Israël essaie d’atteindre des objectifs politiques par des moyens militaires. Dans ces deux pays, une nouvelle page peut s’ouvrir pour la première fois depuis un demi-siècle. Pour la première fois en 40 ans, la Syrie ne joue pas un rôle prédateur, contraignant et coercitif dans la politique libanaise. Les dirigeants syriens sont entièrement préoccupés par leurs propres enjeux économiques et sécuritaires. Ces deux Etats entrevoient le bout du tunnel et aperçoivent la voie de la stabilité, de la sécurité, de la reprise économique. Le Hezbollah est profondément affaibli. Chaque pays a ses propres problèmes internes et bien sûr, les risques de revers et d’échec éventuel d’une transition demeurent profonds. Mais ils peuvent respirer pour la première fois. Dans le Golan et dans les frappes sur le sud de la Syrie : Israël risque de provoquer ce qu’il redoute le plus, c’est-à-dire un gouvernement syrien et une population hostiles.

Enfin, il y a le dossier palestinien, chaotique, avec la terrible agonie pour les Palestiniens. Mobilisé sur tous ces fronts en même temps, Israël risque d’être une puissance déstabilisatrice.

L’escalade en cours peut-elle dégénérer en une guerre régionale ?

Si l’on parle de « guerre régionale », il faut se demander qui seraient les combattants. Les deux belligérants resteront Israël et l’Iran. Cela peut-il affecter la région ? Absolument. Et les pays du Golfe le ressentent plus que quiconque. Ils sont en première ligne de toute activité potentielle. L’Égypte est également très inquiète, car si une guerre est en cours, elle se déroulera à ses portes. Cette situation provoque donc un degré élevé d’anxiété au sein de ces gouvernements.

J’étais en Israël au mois de juillet dernier. J’ai été frappée par le sentiment d’un « futur sans issue » chez tous les Israéliens à qui j’ai parlé. Un très haut gradé m’a même confié : « Pour la première fois de ma vie, je ne peux pas imaginer ce que sera la vie ou ce que nous serons en tant que pays dans cinq ans. Ma vision est bloquée. » D’autres vous disent qu’ils vivent comme si chaque jour était le 8 octobre 2023. Il est difficile de décrire à quel point le sentiment d’insécurité est profond. Et encore une fois, ce ne sont pas des réalisations purement militaires qui y remédieront. Il faut être capable de changer de cap. Israël est isolé dans la région, personne ne répond à ses appels, personne ne lui tend la main, et les anciennes relations avec l’Egypte et la Jordanie ont complètement disparu, détruites par la guerre à Gaza.



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Author : Charlotte Lalanne

Publish date : 2025-06-18 17:15:00

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