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« Mon conseil aux dirigeants ? Essayez d’être un zéro » : les leçons de l’astronaute Chris Hadfield

« Mon conseil aux dirigeants ? Essayez d’être un zéro » : les leçons de l’astronaute Chris Hadfield

Vous avez aimé Thomas Pesquet ? Vous auriez adoré Chris Hadfield — et vous le pouvez toujours. Si le Canadien de 65 ans est moins connu chez nous que le spationaute français, il n’en est pas moins l’un de ses illustres prédécesseurs. Et sûrement, aussi, l’une de ses sources d’inspiration. Le colonel Chris Hadfield a été pilote de chasse, a dirigé les opérations de la Nasa en Russie, participé à trois missions spatiales, effectué deux sorties dans l’espace et même commandé, en 2013, la Station spatiale internationale (ISS). Lors de ce dernier séjour en orbite, il postait déjà des photos et des vidéos de son quotidien – comment se raser dans l’espace, par exemple – sur les réseaux sociaux. Sa reprise de Space Oddity de David Bowie, guitare en main et flottant « dans une boîte de conserve loin au-dessus du monde », a cumulé plus de 55 millions de vues sur YouTube.

Tous les astronautes semblent partager une habitude un peu énervante : exceller en tout. Le touche-à-tout Chris Hadfield ne déroge pas à la règle. Une fois revenu sur Terre, il a entamé avec succès une seconde carrière aux multiples trajectoires : conférencier, entrepreneur, conseiller dans le monde de la tech, et auprès du roi Charles III pour lutter contre les déchets spatiaux. Il a également sorti en 2015 un album, le premier jamais enregistré en orbite, et écrit plusieurs best-sellers – son dernier polar, Final Orbit, sortira en octobre. Son expérience (presque) sans équivalent dans des circonstances extrêmes lui vaut l’oreille attentive de nombreux dirigeants : une leçon de management prodiguée par Chris Hadfield ne se refuse pas.

L’Express : Dans L’étoffe des héros, Tom Wolfe raconte avec talent le début de l’épopée spatiale américaine, l’ambition dévorante des premiers aspirants astronautes. Leur degré extrême de compétitivité. Mais être compétitif est-il toujours une bonne chose pour un dirigeant ?

Chris Hadfield : Si personne n’est compétitif, si tout s’écoule sans changement, il n’y a pas besoin de leaders. Le leadership est nécessaire lorsque les choses sont altérées, lorsque des changements externes amènent des problèmes. Par conséquent, la nature fondamentalement compétitive de l’être humain – si nous ne l’étions pas, nous aurions disparu en tant qu’espèce – entraîne un besoin permanent de leadership. Il faut accepter le fait que la vie est faite de compétition. Et sans leadership, il est très difficile de progresser.

Comment définiriez-vous la fine frontière entre la (bonne) compétitivité et l’excès de compétitivité ?

Dans mon premier livre, Guide d’un astronaute pour la vie sur terre (2014, Libre Expression), j’abordais cette question spécifique. J’y parlais de la façon dont une personne se comporte lorsqu’elle arrive dans une nouvelle situation ou une nouvelle entreprise. Beaucoup de gens débarquent de manière hyper-compétitive, peut-être parce qu’ils savent, en raison de leur expérience personnelle, qu’ils sont bons dans ce domaine. Ils ont étudié le leadership, ils ont déjà dirigé par le passé. Ils sont donc très confiants en leurs compétences, et convaincus qu’ils peuvent être une source d’énergie positive. Ils se considèrent comme des  » + 1″.

Mais lorsqu’ils arrivent dans une nouvelle situation, parce qu’ils n’ont pas pris le temps de comprendre les nuances, les subtilités et les forces qui ne sont pas immédiatement visibles, ils sont perçus par les personnes déjà présentes comme des gaffeurs aux idées folles et inappropriées : des « – 1 ».

Voici mon conseil aux dirigeants : essayez d’être un « 0 » pendant un moment. Prenez le plus de temps possible pour comprendre l’environnement dans lequel vous vous installez. Évidemment, si le bâtiment est en feu, vous devez faire de votre mieux et être un  » + 1″. Mais beaucoup de gens se comportent comme si le bâtiment était toujours en feu. Ce n’est pas le cas. Il est beaucoup plus efficace, en tant que dirigeant, d’essayer d’être un « 0 » jusqu’à avoir acquis suffisamment de compréhension sur la situation pour pouvoir ensuite être un « + 1 » de manière sélective, lorsque cela aura un effet bénéfique. Cette logique m’a personnellement très bien servi.

Avant d’aller dans l’espace, vous vous êtes préparé des centaines de fois à tout ce qui pourrait mal tourner. Anticiper les risques et les dangers. Est-ce aussi applicable au monde de l’entreprise ?

Bien sûr. Si un bateau navigue dans une mer calme et dans la bonne direction, et que le capitaine n’a rien à faire, c’est très bien. Mais si un tuyau explose dans la chaudière, si le système de navigation tombe en panne ou si un virus se déclare à bord, nous avons soudain un problème et besoin d’un chef. La seule raison pour laquelle nous avons des dirigeants, c’est pour faire face aux problèmes. Et si vous envisagez de prendre la tête d’une équipe ou si l’on vous confie ce rôle, votre tâche consiste à vous préparer à ce que les choses tournent mal.

La seule façon vraiment efficace de s’y préparer est d’apprendre tout ce qu’il faut savoir sur l’entreprise, son fonctionnement, puis de commencer à injecter des scénarios d’échec. Si un tel événement se produit, si le tuyau de la chaudière saute, s’il y a une épidémie d’intoxication alimentaire, que faire ? Comment éviter que cela se produise dans un premier temps ? Lorsque cela se produit, comment réagir ? Et en tant qu’équipe, comment s’entraîner à cela ? Comment utiliser le temps calme de notre leadership pour nous préparer à l’inévitabilité des choses qui tournent mal ?

Dans toutes les entreprises que j’aide à diriger, je mets un point d’honneur à les comprendre en profondeur, et surtout à cerner ce que signifie, pour elles, le succès. Il est ensuite crucial de visualiser des imprévus, des échecs, et changer les compétences de tous les membres de l’équipe pour qu’ils soient prêts à affronter ces moments. C’est la seule façon pour votre entreprise de réussir. Et c’est un travail sans relâche.

Comment préparer son équipe à de tels événements ?

Il est impossible d’être prêt pour tout. Avant de faire partir un vaisseau spatial, l’administrateur de la Nasa doit signer un document indiquant que la fusée est prête à décoller. Mais en réalité, personne n’est jamais vraiment prêt pour le lancement. Nous essayons simplement d’être suffisamment prêts. De nous convaincre qu’il s’agit d’une immense série de choses qui peuvent mal tourner et que nous avons un plan pour chacune d’entre elles, que nous les avons pratiquées et éprouvées, mais qu’il ne sera jamais possible de diriger ou d’accomplir quoi que ce soit sans prendre de risque.

Tout ce qui vaut la peine d’être fait dans la vie comporte des risques. À un moment donné, votre bateau doit quitter le port ou votre entreprise doit commencer à vendre des produits. Vous devez alors vous dire : ce n’est pas parfait, ce ne le sera jamais, mais c’est le moment. Vous n’aurez jamais de billet « essai gratuit ». Dès que vous commencez, de nouveaux problèmes surgissent et vous devez continuer à faire tourner la roue en permanence, apprendre des erreurs que vous avez commises.

Nous avons réalisé l’une des choses les plus complexes de l’histoire de l’humanité : lancer en toute sécurité des vies humaines hors de la planète. Le processus de préparation qui y a mené peut s’appliquer aux plus petites choses de la vie d’un individu, jusqu’à la gestion des plus grandes entreprises.

Dans l’ISS, vous avez dirigé des personnalités et des nationalités différentes. Travailler ensemble était une question de survie. Qu’en avez-vous tiré ?

J’ai commencé à étudier le leadership à l’âge de 14 ans. J’ai observé et étudié les leaders toute ma vie, et j’ai enseigné cette matière à la Nasa. Ce n’est donc pas en étant commandant de la Station spatiale internationale que j’ai appris ce qu’était le leadership. Au contraire, j’ai passé 40 ans à l’apprendre pour être capable d’arriver à cette position. J’en ai tiré quatre leçons.

La première : l’objectif est primordial. Chaque membre de votre équipe doit individuellement savoir ce qu’est la réussite, à quoi elle ressemble. C’est essentiel. Car presque toutes les décisions qu’ils prendront le seront sans vous demander votre avis. Donc si vous n’avez pas une définition unifiée de votre but, tout le monde tirera le bateau dans des directions différentes.

La seconde : personne dans votre équipe n’a suffisamment de compétences. Même s’ils étaient excellents dans un domaine il y a six mois, ils sont rouillés aujourd’hui. Il est constamment nécessaire de se pencher sur les compétences de chacun. Avec l’intelligence artificielle, les systèmes de réglementation et la technologie, le rythme du changement s’accélère. Cela signifie que le rythme de formation de votre équipe doit aussi s’accélérer pour suivre la cadence.

Le troisième point est la communication. Il faut échanger régulièrement avec les membres de son équipe pour savoir ce qu’ils pensent du travail, mais aussi pour qu’ils vous disent ce que vous ne faites pas bien en tant que chef.

Et la dernière leçon ?

On l’oublie souvent, alors qu’elle me semble tout aussi importante que les autres : il faut savoir comment célébrer – le plus souvent possible – les succès. Il n’y aura rien de durable si on ne trouve pas les moyens pour que chacun ressente une joie régulière et gratifiante pour le travail accompli. Il faut abaisser la barre de la victoire aussi bas que possible, pour que les gens puissent se dire : « C’est beaucoup de travail, mais je m’amuse bien ». Sans cette éthique particulière au sein de l’entreprise, vous pourrez peut-être survivre un temps, mais l’ensemble finira par imploser.

Vous avez conseillé de nombreuses entreprises, dont SpaceX. Comment définiriez-vous le management d’Elon Musk ?

Elon Musk est un être humain singulier. A l’image de certains personnages brillants et imprévisibles de notre histoire, comme Howard Hughes, Henry Ford, Léonard de Vinci, Goethe, tous ces gens qui avaient une combinaison inhabituelle d’aptitudes. Aucun d’entre eux n’était parfait, et tous ont fait des choses que beaucoup ont désapprouvées. Mais en même temps, leurs idées, leurs capacités, leurs inventions ont changé le monde.

Il est difficile de trouver aujourd’hui un seul individu avec un impact plus important qu’Elon Musk sur l’énergie – comment nous la produisons, la stockons et l’utilisons. Ou sur l’exploration spatiale. Il est parti de rien pour devenir le leader mondial des véhicules spatiaux. Il a révolutionné le secteur avec des vaisseaux réutilisables. Le travail qu’il accomplit avec Neuralink est incroyable : rendre la vue à des aveugles. Sans parler de tout ce qu’il fait sur l’intelligence artificielle. Je ne suis pas d’accord avec toutes ses actions et ses positions. C’est un être humain extrêmement imparfait – personne n’est parfait. Il sait qu’il fait des choses stupides. Mais je ne veux pas non plus jeter le bébé avec l’eau du bain. Car il est aussi extrêmement compétent.

Son style de leadership consiste à définir des objectifs très clairs, fondés sur des principes fondamentaux. Quel est le problème que nous essayons de résoudre ? Sommes-nous arrivés à un moment de l’histoire où la technologie permet de le résoudre ? Et si c’est presque le cas, comment trouver les moyens de financer son développement pour y parvenir ?

Les véhicules électriques, l’interface cerveau-machine, l’intelligence artificielle, l’exploration spatiale… Il faut ensuite inspirer les gens avec la vision de ce qui pourrait exister, leur lancer des défis, les pousser à devenir meilleurs. Ils travailleront d’arrache-pied. Ils ne resteront sûrement pas. Le monde est rempli de personnes qui ont quitté SpaceX. Mais il en reste encore suffisamment fascinées et inspirées par cette entreprise pour qu’elle soit très prospère. Je pense que tous les dirigeants du monde peuvent y trouver une source d’inspiration. Il y a beaucoup à apprendre de la manière dont Elon Musk est en train de transformer les capacités humaines.



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Author : Baptiste Langlois

Publish date : 2025-06-26 16:00:00

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