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Blaise Wilfert (ENS) : « Malgré la mondialisation, les Etats sont aujourd’hui plus puissants que jamais »

Blaise Wilfert (ENS) : « Malgré la mondialisation, les Etats sont aujourd’hui plus puissants que jamais »

En partenariat avec l’Ecole nationale supérieure (ENS-PSL), L’Express interroge cet été des chercheurs de l’un des fleurons de l’enseignement français. A la fois grande école et université, Normale-Sup a la particularité d’avoir des enseignants-chercheurs en point en mathématiques, en IA, en biologie, en sciences cognitives comme dans les sciences humaines (littérature, philosophie, économie, histoire…), cumulant 14 prix Nobel et 12 médailles Fields.

Maître de conférence et directeur des études du département de sciences sociales à l’ENS, Blaise Wilfert est spécialiste de l’histoire de la mondialisation et de celle de la construction européenne. Il remet en perspective bien des idées reçues sur la mondialisation, le commerce ou l’Union européenne. « En réalité, nous étions dans un monde beaucoup plus mondialisé à la fin du XIXe siècle », souligne l’historien. Blaise Wilfert rappelle aussi que le libre-échange n’est pas forcément incompatible avec la gauche. Entretien.

L’Express : C’est devenu un cliché : nous serions entrés dans une ère marquée par la démondialisation et le repli sur soi, avec Donald Trump comme symbole ultime. Mais qu’en disent vraiment les chiffres ?

Blaise Wilfert : Il y a des indicateurs objectifs. L’un d’entre eux est la part du commerce international dans le PIB mondial ou les PIB nationaux. C’est un outil qui a certes des biais, car la part de commerce international augmente automatiquement avec le nombre de frontières. Quand la Tchécoslovaquie a par exemple été divisée en deux, ce qui jusque-là relevait du commerce interne est devenu du commerce international entre la République tchèque et la Slovaquie. Mais étant donné que le nombre d’États n’a que peu évolué au cours des dernières années, cela reste un outil intéressant. L’autre problème méthodologique, c’est de savoir ce qu’on mesure en réalité, du fait de l’intégration des chaînes de production. Un iPhone est-il un produit américain, taïwanais ou chinois ? Et comment l’intègre-t-on dans le commerce international ?

Mais une fois prises toutes ces précautions, on constate que depuis un certain nombre d’années, la part du commerce international ne baisse pas vraiment par rapport au PIB mondial. En revanche, sa croissance a considérablement ralenti par rapport à celle du PIB mondial. Dans les années 1990, le commerce international se développait beaucoup plus vite que le PIB mondial. Depuis la crise financière de 2008, cet écart s’est réduit. Les sanctions contre la Russie ont aussi joué, bien sûr.

Nous sommes donc aujourd’hui dans une époque où le commerce international est soumis à des pressions considérables, encore plus depuis le retour au pouvoir de Donald Trump. Mais pour l’instant, aucun effondrement macroéconomique du commerce n’est visible, il y a simplement un fort ralentissement de sa croissance. On a l’impression parfois que la mondialisation est en péril, mais on peut aussi, à l’inverse, souligner sa résistance. Quand Trump a essayé de faire passer des droits de douane aberrants, les marchés et les industriels lui ont résisté. De la même façon, la Russie a contourné les sanctions occidentales en cherchant d’autres clients du côté de la Chine ou de l’Inde, et la part du commerce dans son PIB n’a probablement pas significativement baissé.

Vos travaux ont aussi relativisé la mondialisation actuelle par rapport à celle du XIXe siècle…

Le Canada et les Etats-Unis possèdent la plus grande frontière non-militarisée du monde, avec quasiment aucun contrôle et deux populations se ressemblant beaucoup sur le plan culturel ou linguistique. Pourtant, même au plus fort de la mondialisation contemporaine, jusqu’en 2008, les échanges entre ces deux pays restaient limités par rapport à ce qu’ils auraient pu être. Les États canadiens, même frontaliers, commercent bien plus entre eux qu’avec les Etats-Unis. On observe le même phénomène partout dans le monde. Les frontières nationales jouent toujours un rôle majeur. Même en Europe, où la libre-circulation est garantie, le commerce entre les différentes régions d’un pays membre est toujours supérieur à celui avec des régions d’autres États.

En réalité, nous étions dans un monde beaucoup plus mondialisé à la fin du XIXe siècle. Sur bien des plans, les niveaux d’intégration, et notamment la circulation de main-d’œuvre et de capitaux, étaient bien plus élevés. En ce qui concerne l’information, malgré la technologie numérique, nous consommons toujours très peu de choses de cultures venant de loin. Et quand c’est le cas, cela se limite à quelques endroits, comme les Etats-Unis, le Royaume-Uni, le Japon ou la Corée du Sud. Nous restons dans un monde très nationalisé.

La libre-circulation des personnes et l’immigration suscite aussi de plus en plus d’oppositions politiques partout dans le monde…

L’ambiance politique actuelle est effectivement à l’interdiction, ou tout du moins la limitation, de ces flux de personnes. Mais là encore, ceux-ci résistent, car nos économies intégrées ont besoin de main-d’œuvre.

Durant les Trente glorieuses, les travailleurs français ont pu monter en qualification notamment parce qu’une main d’œuvre nord-africaine a occupé les emplois faiblement qualifiés.

Il est toujours important de remettre en perspective ces flux. La croissance de la population étrangère en France a été très forte entre 1850 et 1914, tout comme dans les années 1950-1970. Ces périodes étaient marquées par une croissance industrielle nécessitant des immigrés. Ceux-ci sont, la plupart du temps, des personnes entreprenantes, et qui cherchent des opportunités d’emplois. A la fin du XIXe siècle, en réaction à cette croissance, il y a eu de nombreuses manifestations xénophobes en France, aux Etats Unis et dans bien d’autres pays. A Aigues-Mortes, en 1893, cela a donné lieu à une véritable chasse à l’homme contre des ouvriers italiens, faisant au moins neuf morts. Il s’agissait pourtant d’Italiens catholiques. La violence peut donc s’exercer contre des immigrés proches sur le plan culturel. Les Belges ont aussi été la cible de brimades régulières.

La concurrence sur le marché du travail a toujours été un facteur de tensions politiques. Mais il y a aussi eu beaucoup de dynamiques positives entre travailleurs. Face à l’immigration italienne à Marseille, l’internationale socialiste a par exemple fait le choix d’accepter l’ouverture du marché du travail, à condition que les travailleurs étrangers aient les mêmes droits que les Français. En 1904, un accord entre l’Etat français et l’Etat italien a été signé qui assurait aux travailleurs des deux pays de bénéficier des droits sociaux attribués aux nationaux, et qui permettait même aux travailleurs italiens de « porter » leurs droits dans leur pays d’origine au moment de leur retraite. Cette dynamique d’égalisation par le haut a mené au Bureau international du travail (BIT), organisation tripartite entre États, patronats et syndicats chargée d’améliorer la protection sociale notamment pour fluidifier la circulation de la main-d’œuvre entre pays.

Par ailleurs, les recherches économiques montrent que l’immigration de travail produit de la croissance. Ces travailleurs étrangers occupent des postes que les populations locales ne veulent plus occuper. A l’échelle locale, il peut certes y avoir des chocs sur le marché du travail, mais ceux-ci sont très limités dans le temps. Durant les Trente glorieuses, il est ainsi évident que les travailleurs français ont pu monter en qualification notamment parce qu’une main d’œuvre nord-africaine a occupé les emplois faiblement qualifiés.

La gauche française a critiqué les droits de douane promus par Donald Trump, mais elle est majoritairement opposée au libre-échange. N’est-ce pas hypocrite ?

C’est un vieux sujet à gauche. Il y a déjà eu des débats entre Jean Jaurès et d’autres socialistes sur le libre-échange, quand le grand socialiste y était favorable et s’opposait au courant protectionniste du socialisme français, et notamment à Jules Guesde. Les travaillistes et libéraux anglais, c’est-à-dire une bonne partie de ce qu’on pouvait considérer comme la gauche anglaise de l’époque, étaient eux favorables au libre-échange, y voyant un moyen d’avoir des produits de consommation quotidiens moins chers pour les travailleurs, et donc d’améliorer leur niveau de vie, alors déjà l’un des plus élevés du monde ouvrier. Il existe ainsi des solutions libre-échangistes de gauche. Coupler commerce international et Etat social n’est pas incompatible, loin de là. Parmi les pays qui sont aujourd’hui les plus intégrés économiquement, avec un commerce international décisif pour leur PIB, on retrouve les pays scandinaves, dans lesquelles l’Etat social reste fort. Au contraire, aux Etats-Unis, un pays pour lequel le commerce extérieur représente une très petite part du PIB, l’Etat social est modeste.

Dès la fin du XIX siècle, une certaine gauche a ainsi associé défense du libre-échange, parce que c’est la solution la plus efficace sur le plan économique, et promotion de l’Etat social pour permettre de compenser les inégalités. Cette position n’a rien d’anachronique. C’est d’ailleurs l’évolution de l’Union européenne depuis trente ans…

En quoi l’Union européenne ne serait-elle pas un cheval de Troie de l’ultralibéralisme, comme l’affirme l’extrême gauche ?

Il suffit d’écouter ce que les trumpistes disent de l’Union européenne pour constater que l’Europe, aux yeux de ses adversaires, apparaît comme une organisation socialiste, pour ne pas dire communiste. Les niveaux de dépense publique et de redistribution au sein de l’UE sont parmi les plus élevés du monde. Il n’y a pas eu de baisse de la dépense publique depuis trente ans. Comme le montrent les courbes de l’OCDE, le nombre de fonctionnaires et les prélèvements obligatoires n’ont cessé d’augmenter entre 1960 et 2000, et restent stables à des niveaux très élevés (parmi les plus hauts du monde) depuis les années 2000. L’historien Alan S. Milward, dans The European rescue of the Nation-state, a souligné dès le début des années 1990 que l’intégration européenne avait en réalité « sauvé » les Etats européens menacés par la satellisation américaine et l’appauvrissement massif, notamment en permettant de construire des États sociaux puissants qui ont refroidi l’essentiel des grands conflits de classe. Le sociologue Pierre Alayrac a quant à lui démontré que les décisions de la Commission européenne au cours des années 1975 – 1995 n’ont pas été motivées par les doctrines néolibérales de l’école de Chicago, mais par les spécialistes d’économie industrielle de la côte Est américaine, très loin de Milton Friedman. Laurent Warlouzet, professeur à la Sorbonne, souligne, lui, que la construction d’un vaste marché intérieur n’a été que l’un des trois piliers de la construction européenne, depuis les années 1960 (les autres piliers ayant été le néo-mercantilisme et la solidarité et la redistribution).

Par ailleurs, le projet d’intégration européenne est en réalité très ancien, et date plutôt des années 1850 que 1950. Au XIXe siècle, il y a ainsi eu une vague de traités bilatéraux supprimant des droits de douane et permettant la libre circulation des personnes et qui ont de facto abouti à un premier marché commun européen. C’est à ce moment-là qu’on a connecté les voies ferrées entre elles – comme les réseaux postiers ou télégraphiques – et qu’on supprimé les contrôles des passeports à l’intérieur de l’Europe occidentale et centrale (cette libre circulation s’arrêtait déjà, alors, aux portes de la Russie…) . Cela a débouché sur des flux de main-d’œuvre inouïs, avec les Belges et les Italiens en France, les Italiens et Polonais en Allemagne, les Irlandais en Angleterre, sans parler bien sûr des migrations transatlantiques. Mais dans les années 1860, il y a aussi eu la constitution de grandes organisation internationales. Ce sont des organisations dites techniques qui permettent des connections télégraphiques ou postières, mais aussi d’avoir les mêmes poids et mesures. En 1867, on est passé tout près d’aboutir à une monnaie unique avec la conférence monétaire internationale de Paris. Mais les tensions et la guerre franco-prussienne ont cassé cette dynamique. La France était alors dans l’Union monétaire latine, et a partagé un système monétaire commun avec l’Italie, la Grèce et la Suisse, notamment, jusqu’en 1927. On a du mal à concevoir cela, car nous avons en tête une sorte de grand récit historique qui nous ferait passer des Etats-nations à la mondialisation. Mais en réalité, les Etats sont aujourd’hui plus puissants que jamais et dans une large mesure plus fermés qu’à la fin du XIXe siècle, par exemple.

N’assiste-t-on pas non plus à un retour des empires?

La mondialisation à travers le marché, le droit et les accords internationaux n’est en effet pas la seule solution présente dans l’histoire. Les empires ont toujours ou presque représenté une autre option pour intégrer le monde. On a pu croire, avec le démantèlement des empires coloniaux européens dans les années 1950 et 1960, que les empires allaient disparaître. Mais la Chine ou la Russie actuelles sont toujours des empires, et qui n’ont nullement renoncé à des logiques d’expansion et d’autarcie impériales. Avec Trump, on voit que même les Etats-Unis peuvent envisager un avenir impérial, lorgnant le Groenland, le Canada ou Panama.

Les empires reposent sur une autre forme de mondialisation (foncièrement opposée à la mondialisation par le marché et le droit, celle du républicanisme de marché) basée sur des logiques de prédation et de domination. C’est une illusion de croire que ces logiques sont mortes. Il y a simplement eu une éclipse à partir des années 1970. N’oublions pas que la croissance européenne des Trente glorieuses était elle-même largement impériale, dans son principe, puisqu’elle était notamment permise par le coût extrêmement bas des énergies fossiles fournies par des compagnies privées au service des pays de l’Atlantique nord qui exploitaient les ressources du Moyen-Orient ou de l’Algérie. Les crises pétrolières de 1973 et 1978 ont ainsi représenté une rébellion anti-impériale de pays producteurs de pétrole, qui ont incité à la mise en oeuvre d’un projet vraiment post-impérial d’intégration mondiale, qui s’est déployé entre 1975 et 2000. Mais les empires n’avaient pas disparu, et ils redeviennent une une solution politique presque explicitement promue aujourd’hui. On le voit par exemple en Turquie, avec un Erdogan qui affirme le projet de restaurer une part de l’Empire ottoman, mais aussi bien sûr avec Vladimir Poutine qui a affirmé clairement que la Russie n’avait en réalité pas de frontières.



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Author : Thomas Mahler

Publish date : 2025-07-14 16:00:00

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