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« La crise du logement est une bombe à retardement » : Laurent Berger – Benoît Bazin, le grand débat

« La crise du logement est une bombe à retardement » : Laurent Berger – Benoît Bazin, le grand débat

S’il a quitté en juin 2023 la CFDT, après onze années à sa tête, Laurent Berger n’a pas fini d’appeler de ses vœux « une société du compromis », thème de la collection de livres qu’il dirige désormais aux éditions de L’Aube. Dans le dernier opus, Voies de passage, l’ancien syndicaliste discute avec le PDG de Saint-Gobain, Benoit Bazin, du rôle de l’entreprise comme « lieu du commun ». Un dialogue original et fécond, loin de la diabolisation ambiante dont font souvent l’objet les patrons.

L’Express : François Bayrou a déploré il y a quelques semaines qu’aucune « voie de passage » n’ait été trouvée à l’issue du conclave sur les retraites. Le titre de votre ouvrage est-il porteur d’un message plus optimiste ?

Laurent Berger : Ce titre est un point de rencontre entre Benoit Bazin, le montagnard, et moi-même, qui suis plus proche de l’océan. Si l’on veut trouver des voies de passage dans la société, il faut anticiper, partir de convictions fortes et manifester une envie d’aboutir. Nous avons voulu montrer dans ce livre qu’au sein de l’entreprise, il y a des hommes et des femmes qui sont aptes à avoir une vision, à porter des ambitions collectives, à diriger. Donc à trouver des voies de passage. Le débat public est souvent entravé par des postures et des jeux d’acteurs. Avancer suppose d’être capable de faire des compromis.

Benoit Bazin : L’entreprise est fondamentalement un lieu de discussion et d’action. On y trouve collectivement les solutions. Chez Saint-Gobain, le dialogue social est très présent, depuis longtemps, à tous les niveaux et dans tous les pays. La voie de passage, c’est emprunter un chemin, qui n’est pas forcément le plus simple, mais sur lequel on peut régler des curseurs et rapprocher des points de vue.

La raison d’être de Saint-Gobain, leader mondial de la construction durable, c’est « Making the world a better home ». Cette phrase doit permettre à chacun de s’interroger sur sa responsabilité et son action individuelle au service d’une ambition collective de long terme. Quand on connaît la direction, on trouve plus facilement la voie. Dans l’entreprise, l’unité d’objectifs est forte, que ce soit en termes de performance économique, d’engagement des salariés, d’impact sur la société, de respect de l’environnement…

L. B. C’est aussi un lieu de la socialisation – on y passe une bonne partie de sa vie -, d’émancipation, de construction collective. On peut s’y parler sans se caricaturer.

B. B. Oui. Et elle transcende les frontières. J’étais en Norvège récemment pour un séminaire interne, avec des Indiens, des Chinois, des Européens, des Brésiliens, des Américains, qui partageaient les mêmes valeurs. Dans le contexte actuel, c’est précieux. L’entreprise a cette capacité à rassembler pour peu qu’il y ait une bonne organisation, de l’autonomie dans les équipes, du sens stratégique, et des indicateurs de performance.

Dans le débat sur les retraites, le sujet de la capitalisation, jusqu’ici tabou, a enfin été abordé. Chez Saint-Gobain, le nombre de salariés actionnaires est très élevé. Est-ce un bon moyen de démontrer les vertus de l’investissement à long terme en actions ?

B. B. Le partage de la valeur est un outil très puissant. Depuis plus de trente ans, Saint-Gobain a mis en place un dispositif d’épargne salariale et 70 000 de nos collaborateurs dans 55 pays sont actionnaires. Lors de la dernière levée de fonds au mois d’avril, 75 % de salariés français ont acheté des actions de leur entreprise. C’est un levier formidable pour partager la valeur, mais aussi expliquer de façon didactique nos efforts, nos résultats commerciaux et financiers, qui se reflètent dans l’évolution de l’action. Je parle régulièrement du cours de Bourse aux salariés, y compris en comité de groupe, avec les syndicats. L’épargne salariale est aussi un engagement sur le moyen terme, puisque les salariés sont actionnaires pendant au moins cinq ans. C’est parfaitement cohérent avec nos sujets stratégiques – le développement dans un pays, la transition écologique… – qui s’inscrivent eux aussi dans le temps long.

De manière générale, il y a en France une belle opportunité de renforcer la culture économique, notamment en s’inspirant de ce qui se fait dans d’autres pays. Je trouve d’autant plus intéressant qu’il y ait eu des ouvertures sur le sujet de la capitalisation lors du conclave. Pas uniquement dans l’optique d’équilibrer le régime de retraite par répartition, mais aussi en termes d’éducation et d’association à la vie économique de la nation.

L. B. Les salariés comprennent bien la situation économique de leur entreprise. Ce qui est parfois moins compris, ce sont les mécanismes de partage de la valeur, qui ne sont pas tous aussi avantageux que chez Saint-Gobain. Aujourd’hui, la capitalisation ne concerne qu’une frange des actifs.

A plus grande échelle, elle permettrait d’ajouter un étage, un complément, même si elle ne constitue pas la recette miracle pour équilibrer le système de retraite. Lors de ce conclave, il y a eu des ouvertures de la part de certains partenaires sociaux, il aurait fallu saisir cette occasion. Le compromis est un jeu à deux. Or, vous noterez que c’est une organisation syndicale qui a ouvert ce débat et une organisation patronale qui l’a refermé…

Aujourd’hui, la capitalisation ne concerne qu’une frange des actifs.

Laurent Berger

B. B. Ne pas prendre la balle au bond sur cette question serait un véritable gâchis. Ce serait formidable de trouver un accord autour de l’idée d’introduire 10 %, 12 %, 15 % de capitalisation d’ici quelques années – comme cela se fait déjà, et depuis longtemps, pour les fonctionnaires.

Vous soulignez l’importance, pour un dirigeant, d’écrire un récit fédérateur. Et s’il est bien construit, ce même récit peut tenir, selon vous, dix ou vingt ans. Mais le monde bouge ! La géopolitique, comme on le voit en ce moment, percute de plein fouet les entreprises…

B. B. Avoir une trajectoire de long terme est vital pour ne pas être ballotté au gré des événements exogènes ou des résultats trimestriels. Chez Saint-Gobain, dont l’origine remonte à 1665 avec la Manufacture royale des glaces, on grandit avec cet impératif, sans doute un peu plus qu’ailleurs. Le groupe est présent commercialement aux Etats-Unis depuis 1828, et j’espère qu’on y sera encore en 2128. Les besoins de logements sont les mêmes, qu’on soit dans un Etat républicain ou démocrate. Nos cycles d’investissement sont très longs. Par exemple, un four verrier dure vingt ans. Ceux que nous construirons en 2030 devront donc être neutres en carbone en 2050, pour être conformes à notre engagement environnemental.

Cela n’interdit pas d’être agile à court terme. Dans le monde d’aujourd’hui où l’incertitude devient la norme, nous enjoignons nos équipes à élaborer en permanence plusieurs scénarios, pour leur permettre de s’adapter le cas échéant, tout en gardant le cap. Cette vision de long terme permet aussi d’expliquer les décisions difficiles, par exemple lorsque Saint-Gobain se retire de certains métiers.

En tant que dirigeant, je dois à tous mes interlocuteurs une clarté stratégique. Ce qui suppose d’aller à l’essentiel. Je présente depuis cinq ans le même schéma au comité de groupe, aux managers, aux investisseurs, aux journalistes… Le même, très simple, avec notre raison d’être, notre vision – la construction durable -, et notre plan d’actions pour l’exécuter, basé sur une organisation par pays. Décarboner le monde du bâtiment, créer des lieux de vie accessibles, abordables, partout… Nous en avons pour trente ou cinquante ans de croissance.

C’est ce récit collectif qui fait défaut aujourd’hui en matière de politiques publiques ?

L. B. L’entreprise est plus à son aise dans cet exercice, c’est vrai, mais il faut aussi reconnaître qu’elle est moins soumise à une contrainte extérieure permanente comme peut l’être un gouvernement ou un Etat. En France, ce qui nous manque, c’est de définir ce qu’on veut construire ensemble. Quand on a l’histoire d’un groupe comme Saint-Gobain, j’imagine qu’on peut prendre le recul nécessaire et garder son sang-froid face à certains événements conjoncturels. On attend malheureusement du monde politique des réactions à chaud, sans nécessairement avoir comme cap ce récit collectif.

B. B. L’Etat peut se projeter à long terme. Le plan d’investissement France 2030, par exemple, est une bonne initiative. Mais je regrette l’absence de volet sur le logement. Vous connaissez ces cartes de France déformées selon la durée de trajet en train, qui montrent, par exemple, qu’il est plus rapide aujourd’hui d’aller à Strasbourg qu’à Caen depuis Paris. Je serais curieux de voir une carte de notre pays déformée si l’on donnait plus de droits de vote aux jeunes et quelle serait alors la priorité que l’on accorderait, dans le débat public, aux retraites, à l’environnement, au logement, ou encore à l’éducation. La distorsion en faveur du logement, qui est une préoccupation centrale de la jeunesse, serait phénoménale, de même pour l’environnement.

Le secteur du logement traverse une crise inédite. C’est une bombe sociale selon vous ?

L. B. Une bombe à retardement, oui. En 2023, le volet Logement du Conseil national de la refondation s’est conclu après six mois de concertations menées par Véronique Bedague, la patronne de Nexity, et Christophe Robert, le délégué général de la Fondation pour le logement des défavorisés (ex-Fondation abbé Pierre). Beaucoup d’acteurs ont été associés à cette réflexion. La question n’est plus de savoir ce qu’il faut faire pour aider les Français à mieux se loger – on le sait – mais pourquoi on ne s’en donne pas les moyens. J’ai rencontré récemment des chefs d’entreprise, clients du CIC Ouest dont je préside depuis avril le conseil d’administration. Les difficultés de recrutement qu’ils rencontrent localement sont d’abord liées au fait que les candidats ne trouvent pas à se loger.

B. B. On sous-estime de manière massive ce que le logement et plus généralement le bâtiment représentent dans la vie des Français. Des jeunes renoncent à leurs études parce qu’ils ne trouvent pas de toit à côté de leur université. Des infirmiers de l’AP-HP, qui ne peuvent pas habiter dans Paris, démissionnent au bout de quelques années, remplacés par des vacataires dont le salaire horaire est plus coûteux pour la collectivité. Beaucoup d’enseignants sont dans la même situation. Je suis convaincu qu’il faut redonner du pouvoir aux maires en la matière. Et arrêter d’empiler des normes ou des mécanismes de soutien définis sur le plan national. La subsidiarité, ici, est clé. Parce que les besoins sont foncièrement différents à Paris, Nantes ou dans la Creuse. Dans la politique du logement, la moyenne nationale ne veut rien dire. Si l’emploi se trouve à tel endroit, cela n’est pas bien utile de savoir que des appartements sont vacants à 300 kilomètres de là.

Benoit Bazin, vous abordez dans le livre un sujet sur lequel peu de patrons se risquent, l’immigration.

B. B. Je ne veux donner aucune leçon en la matière. J’illustre le fait que l’entreprise ne vit pas sur une autre planète, elle s’inscrit dans la réalité des pays où elle est présente. En France, la démographie est déclinante, comme chez beaucoup de nos voisins. Si on ne trouve plus assez de main-d’œuvre, notre poids économique relatif, en Europe et dans le monde, va décroître. Pour moi, la question n’est pas de savoir si on a besoin ou non d’immigration : c’est une évidence statistique sur le long terme. Ce qui m’importe, c’est comment rendre cette immigration acceptable, humaine et valorisante économiquement, pour le pays comme pour ceux qui y vivent et ceux qu’on accueille.

Vous dites regretter la tournure que ce débat prend en France, et en Europe…

B. B. Oui, dans le sens du repli sur soi. La croissance économique française depuis un siècle et demi n’aurait pas été ce qu’elle est sans plusieurs vagues migratoires successives. D’après une étude de l’Insee, 52 % des personnes immigrées entrées sur le territoire en 2023 et âgées de 25 ans ou plus étaient diplômées de l’enseignement supérieur. Soit 11 % de plus qu’en 2006. C’est dire ce que l’immigration peut apporter au pays en termes de croissance future.

La croissance économique française depuis un siècle et demi n’aurait pas été ce qu’elle est sans plusieurs vagues migratoires successives.

Benoît Bazin

L. B. Benoit Bazin a raison de vouloir décrisper cette question, elle est beaucoup trop idéologisée. Ce dont il parle en définitive, c’est d’intégration. Je suis passé récemment aux chantiers de l’Atlantique à Saint-Nazaire. Essayez de construire un paquebot aujourd’hui sans main-d’œuvre immigrée : c’est impossible. L’entreprise, à ce titre, est un puissant vecteur d’intégration. Parce que le dialogue y est généralement plus pacifié qu’ailleurs. Dès lors que les organisations syndicales et les employeurs se reconnaissent mutuellement la légitimité de défendre leurs intérêts, elle ne se définit plus comme le lieu des oppositions mais comme celui des convergences.



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Author : Arnaud Bouillin, Muriel Breiman

Publish date : 2025-07-16 16:00:00

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