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François Facchini, économiste : « François Bayrou a raté sa chance d’être le Premier ministre de la rupture »

François Facchini, économiste : « François Bayrou a raté sa chance d’être le Premier ministre de la rupture »

« Nous avons le devoir de prendre nos responsabilités », a déclaré François Bayrou, le regard grave et le ton solennel, mardi 15 juillet lors de la présentation très attendue de son plan pour rééquilibrer les comptes publics et « sortir du piège mortel du déficit et de la dette ». Car avec une dette de 3 300 milliards d’euros, la situation budgétaire de la France, parmi les championnes mondiales de la dépense publique, est dans un état critique. L’objectif ? Réaliser 43,8 milliards d’euros d’économies. Pour tenter d’y parvenir, le Premier ministre a annoncé une batterie de mesures parmi lesquelles la suppression de deux jours fériés, une année blanche en matière de prestations sociales et du barème de l’impôt, une nouvelle réforme de l’assurance-chômage, une « contribution de solidarité des plus hauts revenus » ou encore la réduction des dépenses de l’Etat.

Un autre François, cependant, se montre pour le moins circonspect face aux mesures annoncées. Professeur à la Sorbonne (Paris I), François Facchini est l’un des plus grands spécialistes de l’histoire des dépenses publiques en France. Auteur d’un manuel de référence sur le sujet (Les dépenses publiques en France, 2021, De Boeck Supérieur), l’économiste salue le diagnostic mais fustige l’ordonnance. A ses yeux, la situation exige davantage qu’une simple politique de rigueur. C’est d’une « thérapie de choc » dont la France a besoin : « on cherche à réduire les dépenses sans jamais remettre en question le périmètre de l’action publique et sans s’attaquer aux règles qui génèrent les dysfonctionnements de notre système ». Entretien.

L’Express : Les annonces de François Bayrou ne vous semblent pas à la hauteur des enjeux. Pourquoi ?

François Facchini : D’abord, il y a une bonne nouvelle : le Premier ministre reconnaît que la dette publique est un problème. Cela pourrait paraître anecdotique, mais pour beaucoup de politiques et même chez certains économistes, ça n’est pas une évidence. Une fois qu’on a dit ça, la promesse de 44 milliards d’économies est largement insuffisante, parce qu’elles ne font que corriger, très partiellement, une trajectoire budgétaire très problématique, vu que le budget de 2025 était en hausse par rapport à celui de l’année précédente. En résumé, il réduit la hausse de la dépense publique, mais pas la dépense publique.

Mais ce qui m’a le plus dérangé, c’est que son discours relevait davantage d’une logique comptable que d’une véritable vision réformatrice. On rabote à droite à gauche, mais il n’y a aucun plan d’ensemble sur ce qu’il faudrait faire pour rétablir la croissance. Il propose de faire des économies pour faire des économies. C’est un plan de rigueur et non un plan de réformes.

Cette stratégie gradualiste est très classique : c’est la méthode habituelle de Bercy, et c’est aussi ce que demande l’Union européenne. Le problème, c’est qu’elle repose sur un pari risqué, presque naïf : que le pays soit suffisamment stable politiquement pour que les gouvernements suivants poursuivent l’effort. En général, on retombe vite dans l’addiction à la dépense – justement dénoncée par le Premier ministre – à l’instant où une nouvelle majorité arrive au pouvoir ou lorsque la croissance revient. Pour cette raison, le plan de Bayrou manque cruellement de réalisme. Prétendre que l’on agit alors qu’on repousse les décisions difficiles, ce n’est pas prendre ses responsabilités. Quand il dit que ça fait cinquante ans que la France n’a pas voté de budget à l’équilibre, c’était l’occasion rêvée ! Il a raté sa chance d’être le Premier ministre de la rupture.

Car pour cela, il aurait fallu qu’il adopte une autre stratégie, celle de la thérapie de choc. C’est ce qu’ont fait les pays qui sont passés du socialisme à l’économie de marché, et cela a très bien fonctionné. C’est d’ailleurs la méthode de Javier Milei en Argentine, qui a permis un retour à l’équilibre et un assainissement des finances publiques, du moins à court terme.

En un demi-siècle, aucun gouvernement n’a réussi à voter un budget à l’équilibre. Comment l’expliquer ?

L’un des maîtres de la finance publique contemporaine, James Buchanan, a coécrit avec Richard E. Wagner un ouvrage essentiel en 1977, The Legacy of Lord Keynes. Dans ce livre, les deux économistes expliquent comment s’est imposée l’idée qu’on pouvait stimuler la croissance par la dépense publique, et que, pour financer ces dépenses dites « productives », mieux valait recourir à l’emprunt plutôt qu’à l’impôt. Ils montrent très bien comment la finance publique moderne a fourni une justification économique à une tendance naturelle des hommes politiques, qui est de dépenser pour satisfaire leur clientèle électorale. L’idée sous-jacente, dans cette lecture keynésienne, c’est que chaque euro dépensé soutiendrait l’activité et élargirait l’assiette fiscale, permettant ensuite de financer la dépense elle-même. En somme, il y aurait une sorte de cercle vertueux de la dette.

Mais cela a été infirmé par l’histoire : si les pays en développement, très endettés dans les années 1980, en avaient réellement bénéficié, cela se saurait ! Pour Buchanan [NDLR : décédé en 2013], cette croyance a perduré pour des raisons de représentation. Selon lui, on a oublié les vertus victoriennes de prudence budgétaire, où « un sou est un sou », au profit d’une logique où l’on raisonne en milliards et où le capitalisme, jugé instable, doit être régulé par l’action du gouvernement pour stabiliser ses cycles. Selon moi, les croyances issues de cette grille de lecture keynésienne, qui a profondément bouleversé notre représentation de l’économie de marché, expliquent en partie notre incapacité à voter un budget en équilibre depuis cinquante ans.

S’ajoute à cela un phénomène plus insidieux : le cercle vicieux entre la réglementation et la dépense. On commence par légiférer, puis on doit financer l’application de ces règles : inspections, contrôles, subventions… Le problème, c’est que ces réglementations engendrent des coûts de mise en conformité, qui impactent la productivité et la croissance et appellent à plus de dépenses publiques. On l’observe très bien dans le secteur agricole, où les aides versées ne suffisent pas à couvrir les surcoûts induits par les normes imposées aux exploitants agricoles.

Ces deux raisons expliquent pourquoi il est très difficile de corriger notre trajectoire budgétaire, qui repose sur des représentations mentales et des habitudes politiques profondément enracinées. Et on sait que les mentalités évoluent lentement, en général.

A vous écouter, la célèbre formule de l’économiste Frédéric Bastiat, « l’Etat est la grande fiction à travers laquelle tout le monde s’efforce de vivre aux dépens de tout le monde », semble plus que jamais d’actualité : chacun accepte la nécessité des efforts, tant qu’ils reposent sur d’autres.

Oui, et c’est exactement ce que décrit la théorie des choix publics. L’apparente gratuité des services publics crée une demande artificiellement élevée, où l’on réclame toujours plus de droits qu’on accepterait de financer sur un marché où l’on devrait y mettre le prix. On rompt avec la logique de la loi de Say [NDLR : formulée par l’économiste Jean-Baptiste Say, cette loi stipule que l’offre crée sa propre demande, c’est-à-dire que la production de biens et de services génère les revenus nécessaires à leur consommation], qui lie la demande à une contrepartie productive.

Il existe une forte inégalité dans l’accès aux ressources publiques…

Du côté de l’offre, je suis étonné de l’absence totale de réflexion sur les surcoûts de la production publique. Lorsqu’un bien est produit par l’Etat, donc en situation de monopole, il est produit à un coût plus élevé. La conséquence, c’est qu’on se retrouve avec un niveau de dépenses publiques pour la nation plus important que si ces services étaient fournis dans un cadre concurrentiel.

On oppose souvent à cet argument celui de la redistribution, selon lequel l’économie de marché générerait plus d’inégalités….

Certes, mais dans le système actuel, il ne faut pas se leurrer : il existe une forte inégalité dans l’accès aux ressources publiques. Et là, on retrouve la logique de la citation de Bastiat. Les groupes d’intérêts les mieux organisés, qui parviennent à influencer les décideurs politiques, captent les ressources publiques par le biais de subventions, de niches fiscales, de régulations favorables… au détriment de tous les citoyens et groupes d’intérêts mal organisés, qui n’ont pas de relais politiques. C’est très bien documenté par la littérature économique. Ces grands perdants du marché politique se retrouvent sans voix, ils n’ont qu’un bulletin de vote parmi des millions, et personne pour défendre leurs intérêts.

Le plan dévoilé par François Bayrou se déploie à travers deux volets. Que pensez-vous des mesures annoncées dans le volet « stop à la dette » ?

François Bayrou ne propose pas de politique économique, mais une politique d’économies. On cherche à réduire les dépenses sans jamais remettre en question le périmètre de l’action publique et sans s’attaquer aux règles qui génèrent les dysfonctionnements de notre système. Il n’a pas de vision d’ensemble, ni de réponse d’ensemble, à un problème qui est pourtant structurel. A aucun moment le gouvernement ne se pose la question de savoir si l’Etat doit continuer à faire tout ce qu’il fait aujourd’hui. Par exemple, il n’y a rien sur les 45 milliards d’euros d’allocations logements, ni sur les quelque 10 milliards d’aides aux associations.

Maintenant, prenons les différentes mesures annoncées. Bien sûr que la lutte contre la fraude est nécessaire. Mais viser une fraude zéro est illusoire, voire contre-productif, parce que plus on renforce les contrôles, plus le coût de cette traque augmente, et au-delà d’un certain niveau, celle-ci est plus coûteuse que les gains attendus. Quant à la nouvelle « contribution de solidarité », c’est un marqueur idéologique très fort, avec toujours cette même stigmatisation, qui fait recette en France, des hauts revenus, alors même qu’ils sont déjà très sollicités.

Le plan prévoit tout de même une réduction de cinq milliards d’euros sur les dépenses de santé…

Là on est vraiment sur un exemple symbolique du problème structurel que j’évoquais plus tôt. Faute d’avoir un système fondé sur les prix, le gouvernement n’a pas d’autre choix que de rationner par les quantités. Donc on limite les passages aux urgences, les remboursements, les prescriptions, et on accuse les médecins d’être trop dépensiers, les patients de profiter d’un système trop laxiste. Mais le vrai problème, ce ne sont pas les médecins ou les patients, ce sont les règles du jeu. Quand un bien est apparemment gratuit pour le patient, mécaniquement la demande s’envole, et l’Etat, pour gérer une demande déconnectée de l’offre et éviter une explosion des dépenses, n’a d’autre choix que de rationner. Toujours au détriment de la liberté de choix du patient et du médecin.

C’est pourquoi le plan annoncé me semble insuffisant, il ne redéfinit pas les missions de l’Etat, il cherche à réduire les dépenses sans jamais redessiner le cadre et repenser les règles du jeu. Or, la politique, c’est définir ce que l’on fait collectivement. Il est temps de se demander si l’on doit tout décider ensemble, si tout doit être organisé par l’Etat. Il se trouve que jusqu’à maintenant, la France a décidé de tout faire, ou presque, collectivement : presque tous les domaines d’activité sont touchés, d’une manière ou d’une autre, par l’intervention de l’Etat. Mais plus on collectivise la décision, plus on alourdit le processus et on laisse un pouvoir énorme aux groupes d’intérêt les mieux organisés. Ceux qui ont un monopole, comme certains syndicats de fonctionnaires ou certaines professions, peuvent bloquer le pays, faire pression sur la société et être entendus. D’ailleurs, les Français le voient bien au moment des fêtes, lorsque ceux qui ont le monopole du réseau ferroviaire menacent de perturber le trafic.

On pense que le cadre politique sert forcément plus l’intérêt général que dans un système de marché. Mais en réalité, il y a des gagnants et des perdants, même lorsque la décision est prise de manière politique et démocratique. Voilà pourquoi le débat sur le périmètre d’action de l’Etat est absolument central. Tant qu’il sera mis sous le tapis, on passera à côté des vrais enjeux.

Le second volet du plan annoncé par Bayrou s’intitule « en avant la production »… Est-il à la hauteur de l’enjeu du redressement industriel français ?

D’abord, il faut rappeler que la productivité du travail dépend avant tout de l’investissement, donc de la politique menée en matière de capital, d’impôt sur les sociétés, de fiscalité du patrimoine… Sur ce point, pas de retour en arrière sur la flat tax, ce qui est une bonne chose. Mais je regrette qu’on continue à raisonner dans une logique de soutien ciblé, avec des aides, et jamais dans une logique de confiance et de décentralisation. On va aider les entreprises, donc on va leur demander de faire des choses en contrepartie – car une aide n’est jamais sans contrepartie -, mais on ne va pas leur faire confiance, en réduisant les impôts sur le capital ou en limitant la réglementation par exemple.

En écoutant le discours de François Bayrou, j’ai été frappé par l’idée selon laquelle il faudrait réconcilier les Français avec le travail. Je ne partage pas du tout ce diagnostic. Il faut avant tout réconcilier les Français avec le capital. Plus de capital, c’est plus d’investissements ; plus d’investissements, ce sont des gains de productivité ; et des gains de productivité, ce sont des salaires plus élevés et un plus grand intérêt pour le travail marchand.

Ce que l’on interprète comme un rejet du travail est simplement un effet des règles du jeu qui instaurent les mauvaises incitations.

C’est-à-dire ?

Si le système permet d’accéder à des droits sans contrepartie productive, il est rationnel d’en profiter. Or, à aucun moment on ne cherche à réformer les fameux effets d’inactivité de la dépense publique et de l’impôt, qui fait qu’à certains niveaux de revenus, l’effort supplémentaire n’est pas récompensé, et donc on ne cherche pas à produire davantage.

De la même manière, les difficultés de recrutement que rencontrent certains secteurs ne tiennent pas à une « flemme » généralisée, mais à une inadéquation structurelle entre notre système éducatif et le marché du travail. On a une suréducation académique, avec beaucoup de jeunes qui ressortent des universités avec des Bac + 5 inadaptés à l’offre sur le marché du travail. Certains de mes collègues professeurs d’université considèrent qu’ils ne sont pas là pour former des salariés pour le monde du travail, mais pour développer l’esprit critique… Cela n’est pas une aberration, mais il y a des réalités économiques auxquelles on ne peut se soustraire. Si les restaurateurs, les artisans, les commerçants, les petites entreprises industrielles ne trouvent pas de salariés, ce n’est pas parce que les Français ne veulent pas travailler, mais parce que notre système d’éducation les a formés à l’histoire, à la géographie, à la sociologie ou à l’histoire de l’art, en laissant de côté des secteurs comme la plomberie ou la boulangerie… Les annonces de François Bayrou, en définitive, sont symptomatiques des problèmes structurels qui rongent notre pays depuis des décennies.

François Bayrou n’a pas eu le courage de tirer les bonnes conclusions…

A vous entendre, finalement, vous semblez déplorer une occasion manquée…

Quand une économie dirigiste est en crise, la seule réponse que l’Etat peut apporter est le contrôle. Dans l’emploi comme dans la santé, tant qu’on ne change pas les règles du jeu, la seule variable d’ajustement, c’est le rationnement. Le résultat, c’est une dégradation progressive de la qualité des services publics, tout en maintenant un niveau de dépenses élevé.

C’est exactement le constat dressé par Bayrou lui-même, mais il n’a pas eu le courage d’en tirer les bonnes conclusions… Et à terme, ce sont les citoyens qui en paient le prix. Il faudra probablement attendre les prochaines élections pour avoir un gouvernement fort capable cette fois de proposer un plan de réforme et pas seulement un plan de rigueur, qui est mieux que rien, mais qui ne traite pas l’origine du décrochage français à sa racine.



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Author : Baptiste Gauthey

Publish date : 2025-07-18 06:29:00

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