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« On les envoie sur le front combattre les leurs » : Marc Levy raconte son enquête sur les enfants d’Ukraine déportés en Russie

« On les envoie sur le front combattre les leurs » : Marc Levy raconte son enquête sur les enfants d’Ukraine déportés en Russie

Le 25 juin dernier, L’Express relayait dans toute l’Europe l’appel international lancé par plusieurs personnalités, dont Bernard-Henri Lévy, Salman Rushdie, Sting et d’autres, pour sauver les enfants ukrainiens déportés en Russie depuis le début de la guerre. Un appel que l’on peut toujours signer ici. « Du jamais-vu depuis les crimes nazis », selon Nathaniel Raymond, le directeur du Laboratoire de recherche humanitaire à l’université de Yale, qui a documenté ce scandale.

Dès 2022, Marc Levy, l’écrivain français le plus lu dans le monde, s’est intéressé à cette opération de déportation et de russification massive. Son roman « La symphonie des monstres », qui est sorti en poche chez Pocket à l’automne dernier (le grand format étant paru un an plus tôt chez Robert Laffont), est le fruit de son enquête. Haletant et déchirant, ce livre fait l’effet d’un révélateur : on ne pourra plus dire que l’on ne savait pas. Censuré en Russie, Marc Levy a financé sa traduction et l’a proposé en téléchargement gratuit sur toutes les plateformes. « Les réactions des lecteurs russes ont été bonnes, beaucoup ignoraient tout de ce drame, et en étaient consternés », raconte-t-il à L’Express.

L’Express : Comment vous êtes-vous lancé sur la piste des enfants ukrainiens déportés en Russie ?

Marc Levy : En écrivant la « Trilogie des 9 », j’ai pu nouer des contacts avec des grands reporters et quelques « grey hat », des hackers luttant contre la criminalité politique. Une source m’a informé des enlèvements d’enfants ukrainiens. J’ai commencé à enquêter et j’ai pu me procurer les premiers éléments du rapport du laboratoire de recherche humanitaire à l’université de Yale, qui enquête sur les crimes de guerre. Le rapport relatait la vaste opération de déportation et de transfert forcé de milliers d’enfants ukrainiens. En 2022, je me suis rendu en Ukraine, quelques mois après le début de la guerre. J’y ai rencontré des officiels ukrainiens et pris conscience de l’ampleur de cette tragédie. C’est le plus grand kidnapping de masse d’enfants depuis la seconde Guerre Mondiale.

Qu’est-ce qu’un roman peut dire de plus sur ce crime qu’une enquête journalistique ?

Dans « La symphonie des monstres », j’ai imaginé le destin de Valentyn, un gamin de neuf ans enlevé par les soldats de Poutine. Le combat de sa mère Veronika et de sa sœur Lilya pour le retrouver est celui de milliers de familles ukrainiennes depuis le début de ce conflit. Le récit médiatique me semblait passe à côté de la mécanique profonde de ce crime. 35 000 enfants déportés. Hélas les chiffres choquent, étonnent mais émeuvent rarement. Je voulais faire entrer le lecteur dans le quotidien et dans les vies de ceux qui sont victimes. Décrire l’état d’esprit de ceux qui contribuent et perpètrent ces crimes. Souvent, ces enfants sont placés dans des familles russes très pauvres, notamment des paysans à l’intérieur du pays, que le pouvoir paie. A certaines d’entre elles, on propose d’éponger leurs dettes contre l’adoption d’un petit ukrainien. J’ai écouté notamment le témoignage d’une femme qui a recueilli quatre enfants ukrainiens. Elle les a rebaptisés et elle en a fait des petits russes. Elle estime que c’est son devoir. A tel point qu’elle aimerait bien en adopter un cinquième ! Il y a une dimension machiavélique dans ce projet fou : on cherche à effacer la mémoire de ces individus, on leur lave leur cerveau.

On rapporte même que certains jeunes ukrainiens déportés seraient ensuite envoyés sur le front combattre les leurs…

Les Russes ont mis en place un véritable tri selon les tranches d’âges. Les petits sont conduits dans des centres dont j’ai vu des photos. Ce sont comme de grands pensionnats où ils sont d’ailleurs plutôt bien nourris. Dès le matin, ils doivent entonner l’hymne russe. Ensuite, ils suivent des cours d’endoctrinement une bonne partie de la journée. Ceux qui ont seize ans et plus sont envoyés dans des camps militaires où ils sont formés comme cadets. A 18 ans, on les envoie sur le front combattre les leurs. Un jeune ukrainien a refusé et a réussi à s’échapper. Il a témoigné. La plupart des autres demeurent introuvables. Ceux qui en réchappent auront des séquelles à vie.

Vous rappelez à la fin dans votre livre que la cour pénale internationale a émis un mandat d’arrêt international contre Vladimir Poutine, et Maria Lvova-Belova, sa commissaire aux droits de l’enfant. La personnalité de cette dernière n’a-t-elle pas piqué la curiosité de l’écrivain que vous êtes ?

J’ai, pour ainsi, dire, côtoyé Maria Lvova-Belova durant toute l’écriture de « La symphonie des monstres ». J’ai enquêté sur elle. La lecture de tous ses posts sur ses réseaux sociaux, qu’elle a effacés depuis, est terrifiante. C’est une fanatique, persuadée que la russification forcée de ces enfants est une cause juste. En vingt-quatre heures, elle a obtenu de Poutine des moyens exceptionnels pour mener ce projet. Son postulat de départ : « la Russie manque d’enfants, il faut faire de la population ukrainienne la nôtre. » La proximité du pouvoir a rendu cette femme un peu simplette complètement folle.

Vous êtes beaucoup lu en Russie. Afin de contourner la censure, vous avez mis en ligne gratuitement « La symphonie des monstres ». Comment l’opération s’est-elle déroulée ? Quelles ont été les réactions de vos lecteurs là-bas ?

Mon éditeur russe est en exil. Il était parvenu à publier mon roman « Noa », qui met en scène un personnage de dictateur inspiré d’Alexandre Loukachenko, l’autocrate biélorusse. Cette fois, il m’a dit qu’il serait impossible de contourner la censure compte tenu du sujet traité dans « La symphonie des monstres ». J’ai donc financé la traduction russe et nous l’avons proposé en téléchargement gratuit sur toutes les plateformes. Les réactions des lecteurs russes ont été bonnes, beaucoup ignoraient tout de ce drame, et en étaient consternés.

Le destin de ces enfants déportés n’a-t-il pas trouvé un écho singulier en vous le fils d’un résistant qui s’est échappé d’un convoi de déportation vers Dachau ?

J’étais encore un enfant quand j’ai, pour la première fois, entendu parler de la Shoah. Je ne comprenais pas comment on avait pu laisser faire de telles atrocités. La réponse des adultes était toujours là même : « On ne savait pas. » J’entendais dans cette phrase une excuse qui m’était insupportable. Dès que j’ai appris que Poutine déportait des dizaines de milliers de jeunes ukrainiens, j’ai voulu écrire sur ce sujet, partager la réalité avec le plus grand nombre, afin que tous ceux qui aient lu ou entendu parler de ce roman ne puissent plus jamais dire « On ne savait pas ». Je voulais aussi que les partisans de Poutine sachent bien qui ils soutiennent, que les mensonges de ceux qui le courtisent, relayés par certains médias en France notamment, ne puissent plus recouvrir la détresse de ces enfants volés et celle de leurs familles.

« Nous ne serons jamais ici chez nous », griffonne votre personnage Valentyn. Y a-t-il un peu en lui de l’enfant que vous fûtes ?

Il y a en lui beaucoup de détermination. Il ne cède pas à la loi du plus fort. Peut-être ai-je été cet enfant-là. En tout cas, j’efforce de lui rester fidèle. Il y a une quinzaine d’années, Amnesty International m’avait proposé de tourner une série de clips pour dénoncer le non-respect du droit humain dans une quinzaine de pays. Pour avoir évoqué un village palestinien dont des colons avaient confisqué le puits, j’ai reçu des menaces de mort. Lorsque j’avais onze ans, alors que j’étais assis à l’arrière de la voiture et que mon père conduisait, je lui ai demandé : « Papa, c’est quoi être juif ? ». Lui qui était athée m’a répondu en souriant : « La Shoah ne nous donne pas de droit mais des devoirs, car nous savons ce qu’est l’oppression, alors si tu es à côté de quelqu’un que l’on agresse pour la couleur de sa peau, sa religion, ou son ethnie, défend-le de toutes tes forces. Ne jamais laisser les plus forts s’en prendre aux plus faibles, ne jamais fermer les yeux sur le sort des opprimés, c’est cela être juif. »



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Author : Sébastien Le Fol

Publish date : 2025-07-19 10:00:00

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