Imaginez deux personnes qui mangent exactement la même madeleine. La première voit sa glycémie augmenter légèrement puis redescendre normalement. Mais la seconde subit un important pic de sucre dans le sang. Et inversement pour d’autres aliments. C’est ce qu’a notamment découvert l’étude Predict, publiée en 2020 dans Nature, dans laquelle les scientifiques ont observé des variations jusqu’à dix fois supérieures dans les réponses métaboliques de personnes consommant exactement le même repas. Car, oui, chaque métabolisme réagit de manière unique aux aliments.
Une révolution dans le domaine de la nutrition, que les National Institutes of Health américains (NIH) entendent transformer en médecine personnalisée. Raison pour laquelle ils ont lancé l’un des plus ambitieux programmes de recherche nutritionnelle au monde, le Nutrition for Precision Health (une nutrition pour une santé de précision). Doté de 170 millions de dollars sur cinq ans, ce projet mobilise 10 000 volontaires à travers les Etats-Unis et 23 centres de recherche et universités. Son objectif : prendre en compte les gènes, le microbiote, les paramètres biologiques, le mode de vie, le métabolisme et les facteurs environnementaux des participants pour développer des algorithmes d’intelligence artificielle. Ces derniers devront prédire comment chaque individu réagit aux aliments et formuler des recommandations nutritionnelles personnalisées.
De quoi changer notre approche de l’alimentation et, peut-être même, de la prévention des maladies chroniques, espère le Dr Holly Nicastro, nutritionniste et coordinatrice de Nutrition for Precision Health. Derrière l’ambition technologique se cache aussi un enjeu majeur de santé publique mondiale. Car selon une étude de référence publiée en 2019 dans le Lancet, la mauvaise alimentation est responsable de 11 millions de morts par an dans le monde, dont 678 000 aux Etats-Unis et 60 500 en France.
L’Express : Pourquoi est-il nécessaire d’aller vers une plus grande personnalisation des recommandations alimentaires ?
Dr Holly Nicastro : Une variabilité interindividuelle est observée dans tous les essais cliniques diététiques et nutritionnels, même avec les régimes dont l’efficacité est la mieux prouvée scientifiquement. Nous connaissons certains facteurs qui conduisent à ces différences, comme l’âge, le sexe et le poids.
Mais ce ne sont pas les seuls. Il y a aussi la génétique, le microbiote intestinal, le statut ménopausique des femmes, les facteurs environnementaux et sociaux, comme le fait de vivre dans un « désert alimentaire » où l’accès aux produits frais est limité et où la dépendance aux aliments transformés ou riches en calories est plus importante. Le but de Nutrition for Precision Health est de mieux comprendre ces facteurs et de déterminer ceux qui contribuent le plus à la variabilité interindividuelle.
Que savons-nous aujourd’hui de l’influence de la génétique, de l’âge et du microbiote sur la façon dont nous devrions manger ?
Nous savons par exemple que tous les gènes impliqués dans la dégradation du lactose, le métabolisme de la caféine ou de la vitamine B9 peuvent conduire à des recommandations différentes. Et les personnes qui ont certaines variantes du gène LCT doivent parfois éviter les produits laitiers. Notre programme vise à découvrir encore d’autres mécanismes et à mieux comprendre leurs interactions avec d’autres facteurs qui contribuent à la variabilité de la réponse au régime alimentaire.
Nous savons aussi qu’en vieillissant, nos besoins en nutriments changent. Pour maintenir la santé des os, des muscles et du cerveau, les recommandations diététiques comprennent donc plus de vitamine B12, de calcium et de protéines pour les personnes âgées que pour les jeunes adultes.
Concernant le microbiote, une des études qui a contribué à poser les bases de notre programme a été publiée en 2015 dans la revue Cell. Ces travaux indiquent que la composition du microbiote d’une personne peut influencer la façon dont sa glycémie augmente et diminue après un repas, et qu’il existe une très importante variabilité interpersonnelle. Ainsi, deux personnes qui mangent le même aliment peuvent avoir des réponses glycémiques complètement opposées au même aliment (comme le pain ou la banane). Cela suggère que les recommandations nutritionnelles universelles ont une efficacité limitée.
Dans le futur, le régime alimentaire idéal sera-t-il individualisé pour chacun d’entre nous ?
Nous espérons que nous pourrons créer des outils pour aider un maximum de personnes à adapter leur régime en fonction de caractéristiques clés ou des sous-groupes auxquels ils appartiennent, ce qui pourrait améliorer la santé publique. Nous utiliserons notamment des techniques d’intelligence artificielle pour développer des algorithmes capables de prédire les réponses individuelles aux aliments et aux habitudes alimentaires. Ils évalueront l’alimentation des participants dans le monde réel (leur régime habituel) et leur réaction à des régimes administrés dans des environnements contrôlés (nos centres). Tout cela sera important pour extraire des tendances et des informations pertinentes.
Quand les premiers conseils nutritionnels personnalisés seront-ils disponibles ?
L’ensemble de nos données et les premiers algorithmes devraient être à disposition des chercheurs dès 2027.
Quel degré de précision pensez-vous pouvoir atteindre ? Votre travail permettra-t-il un jour de dire : « Il faut manger tel légume à telle heure précise », ou s’agira-t-il plutôt de recommandations générales ?
Le but de nos algorithmes prédictifs est d’éclairer les recommandations diététiques individualisées en intégrant plusieurs flux de données provenant des participants. Cela comprend la génomique, le microbiote, les différentes réactions biochimiques des cellules de l’organisme qui interagissent dans la transformation des aliments, l’activité physique, le sommeil et la surveillance continue de la glycémie.
Nous espérons que nos futurs outils orienteront les recommandations à destination de tous : citoyens, distributeurs alimentaires, etc. Le degré de précision et la façon dont ils seront exploités à l’avenir varieront en fonction des interactions et des besoins de l’utilisateur final.
Envisagez-vous de créer une application publique qui offrira ces recommandations ?
Nous ne privilégions pas une seule méthode de diffusion, mais une multitude d’approches adaptables selon les besoins de chaque population. En plus des algorithmes, nous voulons aussi créer une base publique contenant l’ensemble des données du programme. Les scientifiques pourront l’utiliser pour poursuivre leurs recherches, mais aussi pour appliquer ou traduire nos résultats de manière à rendre accessibles à tous ces conseils nutritionnels de précision.
Cette approche pourrait-elle changer la prise en charge de maladies comme le diabète ou l’obésité ?
A mesure que notre base de données se renforcera, les médecins seront en mesure de faire des recommandations diététiques de plus en plus précises pour atteindre des objectifs de santé, comme la gestion du poids ou le contrôle de la glycémie.
Les modèles d’intelligence artificielle ne comportent-ils pas des limites qui vous empêcheront d’arriver à des degrés de précision satisfaisants ?
La nutrition humaine est influencée par des facteurs complexes (microbiote, stress, sommeil, contexte social), qui sont difficiles à saisir ou à modéliser. Les choix alimentaires dictés par la culture, l’émotion ou l’accès peuvent également limiter la fiabilité des prédictions générées par l’IA. Cette dernière peut améliorer les recommandations, mais elle ne remplacera pas le jugement humain, ni la nécessité d’un soutien personnalisé.
Comment se déroulera votre étude ?
Les participants seront suivis plusieurs semaines. Ils devront répondre à des questionnaires, rendre compte de leur régime alimentaire quotidien et fournir des échantillons de sang, d’urine et de selles. Un sous-groupe suivra des régimes alimentaires sélectionnés par les chercheurs. Un autre devra suivre le même régime tout en résidant dans un de nos centres de recherche, afin de mieux contrôler et surveiller leurs habitudes. Enfin, un groupe devra également passer des « tests de provocation alimentaire » dans lesquels nous mesurerons les changements biologiques des participants après la consommation d’un repas ou d’une boisson standardisée que nous leur fournirons.
Une mauvaise alimentation est responsable de nombreuses maladies et décès, ce qui implique un coût important pour les systèmes de santé. Plutôt que d’investir des millions de dollars dans des programmes comme le vôtre, ne devrions-nous pas lutter plus efficacement contre la malbouffe ?
Les problèmes de santé chroniques liés à l’alimentation sont l’une des principales causes de maladies et de décès dans le monde. Et ces maladies représentent des milliards de dollars de coûts de santé annuels. Mais aucune étude ne répondra à elle seule à tous les besoins. Raison pour laquelle des approches différentes sont nécessaires pour faire face à cette crise.
Nous voulons aider les gens à faire de meilleurs choix alimentaires afin d’optimiser leur santé et réduire leur risque de contracter ces maladies. Et notre programme aidera non seulement à constituer une base de données pour soutenir des solutions personnelles, mais aussi, peut-être, à guider des recommandations au niveau politique. C’est un élément essentiel d’un programme plus large visant à améliorer la nutrition et la santé pour tous.
Vos résultats seront-ils pertinents pour d’autres pays, comme la France où l’alimentation est très différente de celle des Etats-Unis ?
Nous recrutons des participants de tous les horizons : ethnie, géographie, revenu, éducation, handicap et état de santé. Cette variabilité est importante car les besoins nutritionnels, les réponses métaboliques et même la composition du microbiome peuvent varier considérablement d’une population à l’autre. Les données provenant de tous ces groupes devraient réduire les biais et pourraient nous permettre de fournir des conseils applicables à des personnes très différentes. Donc bien que l’étude soit menée aux Etats-Unis, la future plateforme d’algorithmes prédictifs et l’ensemble des données récoltées stimuleront la recherche et généreront de nouvelles hypothèses dans d’autres populations.
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Author : Victor Garcia
Publish date : 2025-07-22 15:00:00
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