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« Certains PDG feraient bien d’apprendre des erreurs de Poutine » : les leçons de gouvernance de Ngaire Woods

« Certains PDG feraient bien d’apprendre des erreurs de Poutine » : les leçons de gouvernance de Ngaire Woods

C’est un mystère qui ne cesse d’agiter les meilleurs spécialistes en géopolitique. Comment expliquer que de nombreux dirigeants, pourtant réputés pour leur sens stratégique, puissent commettre des erreurs de calcul monumentales, parfois fatales ? Ngaire Woods, doyenne de la Blavatnik School of Government et professeure de gouvernance économique mondiale à la prestigieuse université d’Oxford, a son idée sur la question.

Selon elle, la réponse réside dans la nature même du pouvoir… « Plus un dirigeant [en a], plus il est susceptible de se mettre des œillères qui vont l’amener à commettre des erreurs, pointe-t-elle. En témoigne l’invasion de l’Ukraine par Poutine, qui illustre à elle seule trois des nombreux pièges inhérents au pouvoir dans lesquels un chef d’État peut tomber ». A savoir se croire au-dessus des règles, surestimer l’impact de sa force sur la réalisation d’un objectif et refuser de demander conseil et d’entendre les mauvaises nouvelles. Mais, insiste-t-elle, le maître du Kremlin est loin d’être un cas isolé. « Penser que ces faiblesses n’affectent que les dirigeants autoritaires est non seulement erroné, mais aussi dangereux, car cela peut conduire à une certaine complaisance à l’égard de ceux qui abusent de leur pouvoir, avertit Ngaire Woods, exemples historiques à l’appui. Soyons clairs : tout dirigeant démocratique peut commettre les mêmes erreurs que Poutine ». Entretien.

L’Express : De nombreux dirigeants réputés être de grands stratèges ont, dans l’histoire récente, fait d’importantes erreurs de calcul. Ainsi de Vladimir Poutine, qui tablait sur une victoire rapide sur le front ukrainien. Comment l’expliquez-vous ?

Ngaire Woods : La réponse réside dans la nature même du pouvoir. Plus un dirigeant concentre de pouvoir, plus il est susceptible de se mettre des œillères qui vont l’amener à commettre des erreurs. L’invasion de l’Ukraine par Poutine en 2022 illustre à elle seule trois des nombreux pièges inhérents au pouvoir dans lesquels un chef d’État peut tomber. Premièrement, plus un dirigeant reste au pouvoir longtemps, plus il acquiert d’autorité et plus il risque de se croire au-dessus des règles. C’est un peu ce que certaines expériences ont montré à propos des personnes très riches, qui sont plus enclines à tricher ou à mentir dans les négociations.

Ce n’est pas qu’ils s’opposent à l’existence de règles, mais leur statut peut les pousser à croire que leurs objectifs priment sur elles. Poutine a certes utilisé la rhétorique du droit international pour justifier son invasion, mais en réalité, il a violé le droit de manière flagrante, notamment la Charte des Nations unies, qui interdit tout recours à la force contre l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique d’un État.

Le deuxième piège est de surestimer sa force, ou plutôt l’impact que cette force peut avoir sur la réalisation de son objectif. Poutine voulait croire en la puissance de ses forces armées, expérimentées, mais aussi modernisées en 2008 et réarmées en 2011. Ses généraux lui ont sans doute dit que son armée était en parfait état, que les réformes entamées des années auparavant avaient été un succès… Mais entre la corruption et les retards dans la livraison des équipements, la réalité était tout autre. A cela s’ajoute un problème plus important : c’est une chose d’envahir un pays, mais c’est beaucoup plus difficile d’y imposer un nouvel ordre. Cela m’amène au troisième piège : la réticence à demander conseil et le refus d’entendre les mauvaises nouvelles. Dans l’ensemble, Poutine a très peu consulté son gouvernement et ses conseillers au moment de prendre des décisions – ou seulement ceux qui étaient d’accord avec lui. Il a limogé de nombreux généraux et humilié de nombreux proches collaborateurs lorsque leur approche ne lui convenait pas. Cela dit, il est important de noter que Poutine est loin d’être le seul dirigeant à être tombé dans ces pièges du pouvoir…

Comment cela ?

Tous les dirigeants, sans exception, peuvent souffrir des mêmes faiblesses. Des Néerlandais en Indonésie aux Français en Indochine et en Algérie, en passant par les Russes en Afghanistan et les Américains au Vietnam, combien de grandes puissances coloniales européennes ont cru à tort que leur supériorité militaire suffirait à vaincre les forces nationalistes après la Seconde Guerre mondiale ? Dans son ouvrage In Retrospect, consacré à la guerre du Vietnam, Robert McNamara (NDLR : ancien secrétaire américain à la défense sous Kennedy et Johnson), expliquait que les États-Unis auraient dû écouter les Français pour prendre de meilleures décisions, car ils avaient combattu au Vietnam et perdu à Diên Biên Phu en 1954. Ils avaient l’expérience de leur côté. Mais les Américains n’ont pas voulu les écouter. De même, vous vous souvenez peut-être de Donald Rumsfeld, l’architecte de l’invasion de l’Irak en 2003, qui a dit un jour quelque chose comme : « Ne me dites pas pourquoi c’est impossible. Dites-moi comment on peut le faire ». Nous avons vu le résultat…

Mais les dirigeants démocratiques ne sont-ils pas moins sujets à certains pièges du pouvoir, ne serait-ce que parce qu’ils doivent rendre des comptes à leurs citoyens ?

Non. Penser que ces faiblesses n’affectent que les dirigeants autoritaires est non seulement erroné mais aussi dangereux, car cela peut conduire à une certaine complaisance à l’égard de ceux qui abusent de leur pouvoir. Tout dirigeant démocratique peut commettre les mêmes erreurs que Poutine, c’est-à-dire surestimer le pouvoir de coercition, se convaincre que tout le monde doit suivre les règles sauf lui-même, ou refuser d’écouter les conseils des autres.

Prenons, par exemple, la décision tragique du Royaume-Uni de s’aligner sur les États-Unis pour envahir l’Irak. Rétrospectivement, Tony Blair, alors Premier ministre, s’est probablement aveuglé en évitant les réunions officielles et en préférant les discussions plus informelles avec ses ministres. Il était difficile de le contredire dans ces conditions. C’est ce qu’a souligné la Butler Review de 2004, une enquête gouvernementale sur les allégations selon lesquelles Saddam Hussein possédait des armes de destruction massive, qui a conclu que ces échanges informels avaient réduit les chances d’obtenir un jugement éclairé de la situation. De même, il ne faut pas croire que les démocraties, de par leur nature et leurs freins et contrepoids intrinsèques, empêchent les violations de la loi. Lors de l’invasion de l’Irak, George W. Bush et Tony Blair ont également invoqué le droit international pour justifier leur décision d’attaquer…

Même s’il y a moins de femmes dirigeantes que leurs homologues masculins, sont-elles pour autant moins susceptibles de tomber dans ces pièges ?

Certains diront que la plupart des femmes sont plus sensibles aux limites imposées par le pouvoir coercitif et plus enclines à demander conseil. Des expériences psychologiques montrent que les femmes sont plus disposées que les hommes à demander leur chemin dans la rue. Mais votre question concerne les femmes au pouvoir qui, selon moi, sont confrontées aux mêmes conditions structurelles que les hommes. En réalité, de nombreuses femmes dans l’histoire sont tombées dans ces mêmes pièges. Prenons le cas de Margaret Thatcher, connue pour être un Premier ministre « de convictions ». Pourtant, au cours de son premier mandat, elle était bien davantage une Première ministre de consensus obtenus grâce à des négociations constantes. Mais comme je l’ai expliqué plus tôt, plus un leader reste longtemps au pouvoir, plus il devient vulnérable à de terribles erreurs. Elle aussi est devenue, comme d’autres, de plus en plus sujette aux pièges du pouvoir. Au moment de son éviction, elle mettait en œuvre des politiques dont ses conseillers lui avaient dit qu’elles étaient vouées à l’échec. Mais elle n’était plus disposée à écouter, trop convaincue que son pouvoir l’emporterait.

Vous ne mentionnez pas Donald Trump, dont beaucoup disent qu’il est aveuglé par son propre pouvoir… Qu’en pensez-vous ?

Le président américain est un cas à part. Il joue sur sa propre imprévisibilité et aime commencer toute négociation par des exigences maximalistes – comme revendiquer le Canada en tant que 51e Etat des Etats-Unis. En tant que promoteur immobilier new-yorkais, son style était de « frapper au visage et de conclure un accord rapide » et je pense que nous avons vu un peu de cela dans sa politique étrangère. Cela dit, au-delà de tout le bruit médiatique autour de Trump, il s’inscrit dans une tendance plus large vers une approche « America First » des relations internationales. Et il n’est pas le premier à surestimer et à abuser du pouvoir coercitif des États-Unis.

Le sentiment de toute-puissance peut-il parfois être un atout stratégique ? Certains citent le tour de force de Donald Trump dans la crise Iran-Israël…

S’appuyer uniquement sur la force peut être efficace pour atteindre un objectif négatif, comme arrêter un événement – par exemple, lorsque les États-Unis et leurs alliés ont rapidement expulsé les forces irakiennes du Koweït – mais la puissance militaire n’est pas très efficace lorsqu’il s’agit d’atteindre un objectif positif, comme un changement de régime durable.

Comme les États-Unis et leurs alliés l’ont constaté en Afghanistan en 2001, en Irak en 2003 et en Libye en 2011, le renversement d’un système est souvent la partie la plus facile. Créer les conditions d’un autre régime est une tout autre affaire. En d’autres termes, surestimer sa force peut aider à parcourir une partie du chemin, mais si le reste ne suit pas, cela peut avoir un effet dévastateur…

Quels sont les signes avant-coureurs permettant de détecter qu’un dirigeant est en train d’être aveuglé par son pouvoir ?

Premier signe : ce dirigeant réorganise son entourage et son système de pouvoir de manière à réduire la probabilité de recevoir des informations ou des opinions qu’il ne souhaite pas entendre. Par exemple, en s’assurant de rester aux commandes le plus longtemps possible. Je m’explique : si vous dirigez un pays où d’autres espèrent un jour prendre votre place, ils doivent jouer un double jeu – vous plaire, car vous êtes le patron, mais aussi gagner la confiance et le soutien des autres pour apparaître comme des successeurs potentiels. Mais lorsqu’il devient évident que le chef sera au pouvoir à vie, son entourage n’a plus besoin de gagner la confiance des autres puisqu’il n’a aucune chance de lui succéder. Leur position dépend alors exclusivement de lui, ce qui augmente la probabilité qu’ils ne disent que ce qui lui plaît pour conserver leur statut. Je crois qu’il s’agit là du principal signal d’alarme. Et le phénomène que je décris peut toucher aussi bien un dirigeant politique qu’un PDG d’entreprise !

C’est-à-dire ?

De nombreux PDG et acteurs politiques vivent dans une bulle où tout le monde dit oui, et ils surestiment donc leur capacité à accomplir quoi que ce soit, qu’il s’agisse de réorganiser le gouvernement irakien ou de changer la culture d’une entreprise. Mais pour cela, il faut être honnête avec soi-même et regarder la réalité en face. Par exemple, en s’assurant qu’ils écoutent vraiment ceux qui leur disent des choses qu’ils ne veulent pas entendre. Il faut donc se demander qui, dans son entourage, a le courage de lui dire quand les choses ne se passent pas comme prévu. Traite-t-il bien le porteur de mauvaises nouvelles ou le punit-il ? Un dirigeant doit également se demander s’il enfreint les règles pour sa propre commodité ou pour une autre raison. S’ils sont vraiment honnêtes et se regardent dans le miroir, ont-ils vraiment évalué les conséquences de la violation de règles et d’institutions fondamentales, ou ont-ils simplement décidé que, pour eux, ici et maintenant, il est plus efficace d’enfreindre une règle, en ayant l’intention de revenir à l’ordre par la suite ? Ces questions sont essentielles.



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Author : Alix L’Hospital

Publish date : 2025-08-02 14:00:00

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