L’Express

« Israël s’engage sur la voie de l’autocratie » : l’avertissement de Robert Geist Pinfold (King’s College)

« Israël s’engage sur la voie de l’autocratie » : l’avertissement de Robert Geist Pinfold (King’s College)

Il y a un peu plus d’une semaine, Benyamin Netanyahou annonçait sa volonté de prendre le contrôle de l’enclave palestinienne de Gaza. Objectif affiché : lancer une vaste offensive militaire sur la ville de Gaza pour « assurer notre sécurité » et « chasser le Hamas ». Mais en Israël, ces plans suscitent de plus en plus d’inquiétudes. Tandis que la presse israélienne fait état de tensions croissantes entre le Premier ministre et le chef d’état-major des armées Eyal Zamir, les familles des otages ont appelé à une grève générale, dimanche 17 août.

Pour Robert Geist Pinfold, maître de conférences en sécurité internationale au King’s College de Londres et fin connaisseur du conflit israélo-palestinien, cette annonce marque un « tournant majeur », dans la continuité du virage stratégique amorcé aux lendemains du 7 octobre. Mais selon l’auteur de Understanding territorial withdrawl : Israeli Occupations and Exit (Oxford University Press, 2023), l’occupation de Gaza ne répond à « aucune logique militaire » et ne permettrait même pas d’atteindre les objectifs fixés par le Premier ministre israélien. Vaincre le Hamas et garantir la sécurité d’Israël suppose, insiste-t-il, non pas une victoire militaire seule, mais l’émergence d’une alternative politique crédible et attractive pour les Palestiniens. « Or, déplore le chercheur, que ce soit avant ou après le 7 octobre, Israël n’en a jamais montré la moindre volonté ».

L’Express : Cela fait une semaine que le Premier ministre Netanyahou a annoncé son intention d’occuper la bande de Gaza. À vos yeux, s’agit-il d’un nouveau tournant dans l’escalade du conflit dans la région ?

Robert Geist Pinfold : Oui, c’est clairement une escalade, puisque la stratégie militaire israélienne, depuis l’offensive terrestre de fin 2023, n’a jamais été de reprendre l’ensemble du territoire. D’abord, parce que même pour une armée puissante et bien équipée comme l’est Tsahal, cela représenterait un défi logistique immense, avec des pertes humaines potentiellement très élevées.

Ensuite, parce qu’occuper Gaza impliquerait de prendre en charge deux millions de civils palestiniens. Or, si Israël cherche à contrôler la bande de Gaza – contrôler ce qui y entre, ce qui en sort, qui y exerce le pouvoir -, le pays n’a jamais cherché à assumer la gestion quotidienne de la population, c’est-à-dire organiser l’éducation, la santé, les services publics, la police… Elle a toujours voulu déléguer ces fonctions. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles Israël s’est retiré d’environ 80 % de Gaza au début des années 1990.

Mais ce que l’on observe aujourd’hui marque un tournant majeur dans sa politique. Israël semble se diriger progressivement vers une reprise complète du territoire. Cela étant dit, les zones les plus densément peuplées, comme la ville de Gaza, échappent encore à son contrôle direct, et si Israël venait à en prendre le contrôle, la crise humanitaire s’aggraverait dangereusement, avec le déplacement vers le sud d’environ 700 000 personnes.

Selon vous, il est impossible de comprendre cette décision de Benyamin Netanyahou sans la remettre dans le contexte de l’évolution de la stratégie géopolitique du pays dans la région. Dans un papier pour Foreign Policy, vous expliquez que depuis le 7 octobre, Israël n’est plus une puissance de statu quo. Qu’entendez-vous par là ?

En science politique, on désigne par puissance de statu quo un acteur qui considère que l’équilibre régional actuel sert ses intérêts. C’était exactement la stratégie d’Israël jusqu’au 7 octobre 2023. À l’époque, le Hamas contrôlait Gaza, le Hezbollah était un État dans l’État au Liban, et le régime de Bachar al-Assad permettait à l’Iran d’étendre son influence en Syrie. Cela ne convenait pas vraiment à Israël, mais il l’acceptait comme un moindre mal.

C’est ce qui explique l’écart entre la rhétorique de Netanyahou — dénonçant avec force l’Iran, le Hamas ou le Hezbollah — et l’attitude réelle d’Israël, qui n’a pas cherché à renverser ces acteurs, voire même parfois les aidait à se maintenir au pouvoir. Dans le cas du Hamas, par exemple, Israël a facilité le transfert d’aides et de liquidités venues du Qatar vers Gaza. Aussi, il faut bien dire que la division des forces palestiniennes entre d’un côté le Hamas, qui contrôlait Gaza, et de l’autre l’Autorité palestinienne, qui contrôlait la Cisjordanie, affaiblissait la perspective d’un État palestinien, ce qui arrangeait bien Israël.

Mais après le 7 octobre, tout a changé. Jusque-là, Israël utilisait son ascendant militaire pour, et je cite là une expression de l’armée israélienne, « tondre la pelouse », c’est-à-dire contenir les menaces sans chercher à les éradiquer. Aujourd’hui, et pour filer la métaphore, Israël s’attaque aux racines du mal via l’usage unilatéral de la force. Concrètement, cela signifie qu’Israël se comporte de manière bien plus agressive que dans le passé, et étend sa présence militaire sur presque toutes ses frontières – en Syrie, au Liban et à Gaza – tout en accélérant l’annexion de la Cisjordanie.

Comment expliquer ce changement de stratégie ?

L’approche qui domine aujourd’hui n’est plus celle des « sécuritaires » traditionnels, que Netanyahou suivait auparavant. Il s’était même autoproclamé « Monsieur Sécurité ». Et de fait, il n’avait pas tort, car avant le 7 octobre, il était l’un des dirigeants les plus réticents à l’usage de la force : il considérait que maintenir la situation en état, aussi insatisfaisante soit-elle, valait mieux que de prendre le risque de bouleversements majeurs, que ce soit par l’annexion ou la négociation. C’était une approche soutenue par les milieux sécuritaires, notamment au sein de l’armée.

Mais après le 7 octobre, ce courant a perdu de son influence au sein du cercle de pouvoir de Netanyahou, au profit de la droite religieuse messianique, représentée par des figures comme Bezalel Smotrich (NDLR : ministre des Finances et ministre adjoint en charge de l’administration civile en Cisjordanie) ou Itamar Ben Givir (NDLR : ministre de la Sécurité nationale), qui plaident depuis longtemps pour une politique de force unilatérale : élimination préventive des menaces, expansion territoriale, occupation durable.

Cela signifie-t-il que Benyamin Netanyahou a évolué idéologiquement ?

Netanyahou se trouverait en grande difficulté si la guerre devait s’arrêter demain.

Non, pas vraiment. Jusqu’ici, Netanyahou avait réussi à les contenir, mais depuis le 7 octobre, trois facteurs changent la donne et expliquent son attitude. D’abord, son maintien au pouvoir dépend entièrement de ses alliés d’extrême droite. Sans eux, il peut dire adieu à sa coalition. C’est cette alliance d’intérêts, plus que l’adhésion idéologique, qui explique le virage messianique de Netanyahou.

Ensuite, le désastre du 7 octobre a totalement invalidé toute la stratégie d’Israël fondée sur le statu quo, et l’État hébreu devait trouver une nouvelle doctrine. C’est en quelque sorte comparable à ce qui s’est produit aux États-Unis après le 11 septembre : alors que l’administration Bush avait promis de mettre fin aux interventions militaires et aux politiques de « nation building », après les attentats, cette même administration a lancé les invasions d’Afghanistan et d’Irak.

Enfin, le dernier facteur, mais pas des moindres, c’est que Netanyahou se trouverait en grande difficulté si la guerre devait s’arrêter demain. Il devrait très certainement répondre à une commission d’enquête sur les manquements ayant permis l’attaque du 7 octobre, et surtout, son procès pour corruption, pour l’instant suspendu au nom de la « sécurité nationale », reprendrait. Autrement dit, Netanyahou a tout intérêt à ce que la guerre continue.

Quand on réunit tous ces éléments, on comprend mieux pourquoi sa stratégie actuelle converge avec celle de ses alliés messianiques, même s’il ne partage pas forcément les mêmes convictions idéologiques. Car soyons lucides, il ne s’est pas transformé, du jour au lendemain, en colon religieux.

D’un point de vue stratégique, l’occupation de la totalité de la bande de Gaza est-elle vraiment le moyen le plus efficace d’atteindre les objectifs affichés par Netanyahou ?

Non, absolument pas. L’occupation de la ville de Gaza – qui est ce qui est aujourd’hui envisagé – n’a strictement aucune logique militaire. Ce n’est pas seulement mon opinion personnelle, mais celle de certains membres de l’armée israélienne. Le chef d’état-major, Eyal Zamir, a déclaré à plusieurs reprises, dans des réunions de cabinet ayant fuité, que cette politique était vouée à l’échec, que c’était une impasse.

Le dilemme est logistique. Comme je vous le disais plus tôt, Israël n’a aucune envie d’assumer la responsabilité de la population civile. Surtout, pour Tsahal, traquer les membres du Hamas dans une ville surpeuplée où vivent près de 700 000 réfugiés palestiniens est une tâche extrêmement complexe. Et on ne parle pas du risque de pertes civiles, qui augmente considérablement. Aucun des objectifs de Netanyahou – libérer les otages, vaincre le Hamas, mettre fin à la guerre – ne sera atteint par l’occupation de la ville de Gaza. Au contraire, cette opération risque de prolonger le conflit et d’affaiblir considérablement les chances de libérer les otages.

Prenons l’objectif de vaincre le Hamas, qui repose sur l’idée selon laquelle la ville de Gaza serait un bastion terroriste. C’est faux, ce n’est pas du tout un fief du Hamas, mais un lieu de refuge pour des dizaines de milliers de civils déplacés. Le Hamas ne gouverne plus la bande de Gaza. Bien sûr, l’organisation existe toujours, mais ses combattants ne portent plus l’uniforme, ses responsables et son « administration » n’ont plus de bureaux, et la plupart de ses membres vivent dans des conditions aussi précaires que la population gazaouie. L’idée d’un quartier général à conquérir est un pur fantasme.

Viens le sujet des otages, primordial pour les Israéliens. Si certains otages sont effectivement dans la zone, comme le maintient l’armée, c’est justement la raison pour laquelle il ne faut pas intervenir, car une offensive militaire mettrait leur vie en danger. On sait que dans le passé, certains otages israéliens ont été tués soit par des tirs amis lors de tentatives de sauvetage, soit exécutés par leurs ravisseurs dès que l’armée s’approchait.

C’est donc une décision purement politique, motivée par l’intérêt personnel de Netanyahou bien plus que par une logique stratégique ou sécuritaire.

S’il faut évidemment distinguer le Hamas de la population palestinienne, peut-on toutefois considérer ce mouvement comme une simple excroissance, complètement déconnectée de la culture, des idées, des mœurs et des aspirations des populations dans lesquelles celle-ci s’est développée ? Et dans ce cas, l’élimination du Hamas résoudrait-elle vraiment le problème sécuritaire d’Israël ?

C’est en effet une question fondamentale. Il faut d’abord s’interroger sur ce que signifie « éliminer le Hamas ». Netanyahou parle sans cesse de « victoire totale », sans jamais expliciter ce que cette expression recouvre réellement. Le Hamas est une entité multiple, à la fois mouvement religieux, organisation politique, force armée terroriste, et acteur social. La force militaire ne peut éradiquer toutes ces dimensions à la fois. Oui, on peut chasser ses dirigeants du pouvoir et viser son aile militaire, mais le mouvement ne s’éteindra pas de cette manière.

Le meilleur moyen d’éliminer le Hamas serait de faire émerger une alternative plus crédible et attractive pour les Palestiniens. Rappelons qu’en 2006, le Hamas a remporté les élections législatives palestiniennes parce qu’il apparaissait comme l’alternative la plus fiable à une Autorité palestinienne perçue comme corrompue, inefficace, clientéliste et inféodée à Israël. Le Hamas, à l’époque, faisait figure de vote de protestation. C’est pourquoi « l’après-Hamas » ne peut pas se résumer à une défaite militaire, il faut proposer une alternative crédible. Le problème, c’est qu’Israël fait exactement l’inverse en entravant l’émergence de toute autre alternative.

Pour prendre un exemple concret, Netanyahou refuse catégoriquement que d’autres acteurs soient impliqués dans la gestion de Gaza après la guerre. Pourtant, des pays du Golfe comme l’Arabie saoudite ou les Émirats arabes unis ont évoqué leur volonté d’aider à la reconstruction, au maintien de l’ordre et à l’envoi d’aide humanitaire… à la condition qu’Israël s’engage clairement en faveur d’un État palestinien. Ce que Netanyahou ne fera jamais, car cela ferait exploser sa coalition et signerait sa mort politique.

Si Israël voulait soutenir l’émergence d’une alternative démocratique et non violente, il le pourrait.

Sauf qu’en attendant, aucun plan crédible n’est mis en place pour « le jour d’après » à Gaza, laissant comme seuls acteurs sur le terrain l’armée israélienne, qui ne veut pas gérer les besoins humanitaires et sociaux de la population, et… le Hamas. C’est la recette parfaite pour que le Hamas redevienne incontournable pour les Palestiniens : pour se nourrir, se soigner, être protégés… La stratégie actuelle d’Israël, paradoxalement, renforce le Hamas en lui redonnant une forme de légitimité.

On peut quand même s’étonner que le Hamas soit la seule alternative possible, non ? N’est-il pas signifiant que jamais, une force d’opposition libérale et démocratique n’ait été considérée par les Palestiniens comme étant une alternative souhaitable ?

Du côté israélien, on entend souvent le même argument : « nous n’avons que deux options en Palestine, d’un côté le Hamas, et de l’autre l’Autorité palestinienne ». Ce constat n’est pas totalement dénué de fondement. Mais ça ne change pas un point essentiel, qui est qu’Israël reste l’acteur qui a le plus de pouvoir pour changer la donne sur le terrain. Si Israël voulait soutenir l’émergence d’une alternative démocratique et non violente, il le pourrait. Or, que ce soit avant ou après le 7 octobre, le pays n’en a jamais montré la moindre volonté.

Ces groupes palestiniens non violents, porteurs d’un projet politique plus libéral et démocratique, ont pourtant existé. Mais ils se retrouvent pris en étau entre deux formes d’oppression. D’un côté, les organisations palestiniennes comme le Hamas ou l’Autorité palestinienne, qui les marginalisent ou les répriment, et de l’autre, Israël. L’espace politique pour faire émerger une alternative est systématiquement étouffé.

Ces dernières semaines, l’opposition à la politique de Netanyahou semble avoir gagné du terrain en Israël. Faut-il y voir un motif d’espoir pour que les choses évoluent ?

Il faudra voir. Le problème, c’est qu’on assiste à un phénomène de « capture de l’État » : des petits groupes organisés et très déterminés qui parviennent à exercer une influence démesurée sur l’appareil d’État, bien au-delà de son poids réel dans la population. C’est exactement ce qui s’est passé au Liban avec le Hezbollah.

En Israël, le mouvement des colons, un courant très minoritaire, a su imposer sa vision à une grande partie de la classe politique, en particulier au sein du Likoud, historiquement un parti de centre-droit, qui se droitise sous leur influence. Mais désormais, cette influence ne se limite plus à la seule coalition gouvernementale. Le mouvement des colons investit les institutions clés de l’État israélien, comme le Shin Bet (sécurité intérieure), le Mossad (renseignement extérieur), et l’armée. Il est de plus en plus difficile d’être libéral en Israël, et encore plus de se revendiquer sioniste et libéral à la fois, c’est-à-dire de défendre l’idée d’un État juif sans renoncer aux valeurs démocratiques.

Le discours, les représentations dominantes, les institutions elles-mêmes basculent non seulement à droite, mais à l’extrême droite. Autrefois, le mouvement des colons justifiait sa vision messianique par des arguments sécuritaires : il ne disait pas « cette terre est sacrée », mais « cette terre est stratégique pour la sécurité d’Israël ». Aujourd’hui, les masques tombent : les revendications religieuses et idéologiques sont affirmées sans détour, car ces groupes estiment avoir gagné la bataille culturelle.

Voilà où nous en sommes aujourd’hui. Israël s’est engagé sur une voie très sombre, dominée par une vision messianique du monde, qui mène tout droit vers l’autocratie.



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Author : Baptiste Gauthey

Publish date : 2025-08-16 15:00:00

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