Livre après livre, il s’impose comme le penseur français le plus stimulant pour comprendre les bouleversements de notre époque. Professeur à la Sorbonne Université, spécialiste des croyances collectives, chroniqueur à L’Express, Gérald Bronner est un inlassable défenseur de la rationalité. Ses conférences à la Sorbonne pour muscler l’esprit critique viennent de faire un tabac. Mais le sociologue est aussi un essayiste passionnant qui aime mêler sciences sociales, sciences cognitives, biologie ou histoire, dans la lignée d’un Yuval Noah Harari ou d’un Steven Pinker. Après le succès d’Apocalypse cognitive (près de 70 000 exemplaires vendus), il publie à la rentrée A l’assaut du réel (PUF), son ouvrage le plus ambitieux.
Pour Gérald Bronner, nous sommes en train de basculer dans l’ère de la post-réalité, inaugurant une nouvelle étape de l’humanité qui va mettre en péril la vie commune. Loin de rejeter toutes les fautes sur la technologie numérique et les écrans, l’auteur rappelle que nous, les humains, contrairement aux autres animaux, avons toujours été tentés de faire passer nos désirs pour des réalités. Nous sommes des « singes magiciens » accros aux croyances et à la superstition. Mais selon l’universitaire, la remise en question de la réalité s’est accélérée depuis plusieurs décennies pour des raisons autant idéologiques que technologiques. D’un côté, dans le sillage de Mai 68, la pensée désirante a été dérégulée, invitant les individus à privilégier leur subjectivité et leur « vrai moi », quitte à engendrer une frustration grandissante. De l’autre, la révolution numérique, entre réalité virtuelle et IA, permet d’avoir des univers factices de plus en plus attrayants.
Dans un grand entretien, Gérald Bronner nous explique pourquoi cette bataille du réel sera décisive si nous voulons faire face aux grands défis de notre temps, à commencer par le réchauffement climatique. Mais il précise aussi comment on peut trouver une forme de sagesse personnelle face aux incertitudes du monde tel qu’il est.
L’Express : Pourquoi le réel est-il selon vous le grand enjeu de notre époque ?
Gérald Bronner : Le rapport au réel, c’est ce qui définit la possibilité d’un espace commun. Il s’agit donc d’un enjeu fondamental de toute société. C’est en étant d’abord d’accord sur ce qu’est le réel qu’on peut espérer faire advenir l’intelligence collective afin de résoudre les grands problèmes de notre temps. Si la réalité se fragmente en petits mondes subjectifs et communautaires, on ne trouvera aucune solution. Le déni du réchauffement climatique est l’exemple le plus évident. Mais le Covid-19 nous a aussi rappelé la nécessité d’un accord sur le réel : durant la pandémie, certaines personnes ont cru que le virus n’existait tout simplement pas. Toute forme de politique publique nécessite de vivre dans un même monde, ce qu’on peut appeler le réel.
Durant toute l’histoire de notre espèce, les humains ont cherché à plier le réel à leur désir. Mais aujourd’hui, des flux historiques, idéologiques et technologiques font que nous sommes de plus en plus sourds et aveugles face au « non » que peut opposer le monde tel qu’il est à l’expression de nos désirs. Certains réclament désormais l’immortalité technologique, avec la promesse de « tuer la mort ». L’IA organise une confusion croissante entre la fiction et le réel. D’autres décrètent qu’ils ne sont pas des êtres humains mais plutôt des loups ou des chats, tandis qu’un cinquantenaire canadien a décidé qu’il est tout bien réfléchi une fillette de 6 ans et qu’il entend être traité ainsi…
Si le réel a cessé d’être désirable, n’est-ce pas parce que les rationalistes, dont vous faites partie, l’ont désenchanté ?
Il y a eu un déclin des grands récits collectifs. La notion de progrès a longtemps rassemblé droite et gauche. Même dans la pensée marxiste, il y avait l’idée que demain serait meilleur qu’aujourd’hui. Or, si l’on observe l’utilisation du terme « progrès » dans diverses langues, on constate une nette inflexion un peu partout à partir des années 1960. On peut penser que les attaques contre le réel ont commencé avec les technologies numériques. Mais il y avait déjà de nombreux signes dans les décennies précédentes. C’est en partie une conséquence du désenchantement du monde et le fait de ne plus avoir de perspectives historiques collectives.
Par ailleurs, il y a eu une dérégulation de nos désirs. Nous sommes, à titre individuel, poussés à désirer beaucoup plus que par le passé. Tocqueville analysait déjà la Révolution française par cette dérégulation du désir, montrant que dans les sociétés démocratiques, il y a un écart grandissant entre nos désirs et ce que le réel nous apporte, ce qui crée de la frustration. Quand cet écart devient trop grand, une stratégie possible est de corrompre l’idée même de réel.
Aujourd’hui, plutôt que de partir à la conquête d’un avenir collectif, beaucoup préfèrent partir à la conquête d’eux-mêmes. Chercher son « vrai moi » est la dernière grande aventure moderne. Voilà la grande question qui taraude notre époque, d’où le succès du développement personnel comme des pratiques et doctrines promettant l’amélioration du soi, la découverte de potentialités cachées et la réalisation de ses désirs profonds.
Dans toutes les sociétés humaines, on retrouve des croyances et des superstitions. Ce qui me fait dire que nous sommes des singes magiciens
Mais vous rappelez que les humains ont toujours été des êtres désirants, ce qui nous distingue du reste des autres animaux…
Plus que tous les animaux, nous avons une conscience aiguë de l’univers des possibles, ce qu’on peut nommer la cinquième dimension. Notre capacité à prendre nos désirs pour la réalité est une des lignes qui nous distingue des autres espèces. Mais nous savons aussi que nous ne pouvons pas réaliser tous nos désirs, et que certains de ces possibles adviennent, d’autres non. Ce qui crée une angoisse existentielle. Face à cela, les humains ont donc développé des grands récits historiques, la magie, des superstitions… Nous sommes une espèce qui, dotée d’une anatomie médiocre et abandonnée au cœur d’une nature hostile, n’a eu d’autre choix que de se rebeller contre le réel. Sans plumes, sans cuir épais, sans griffes ni cornes, nous nageons mais mal, courons lentement. Nous n’avons donc que notre imagination à opposer au monde.
C’est ainsi qu’est née la culture, qui a permis la technique, l’art ou les religions. Pour le préhistorien Marcel Otte, nous avons, il y a plus de 2 millions d’années, commencé à nous doter de prothèses techniques – comme des pierres taillées dans des galets- afin d’augmenter nos chances de poursuivre nos fins avec succès. La technologie nous a permis de nous affranchir de notre condition biologique. Nous ne savons pas voler ? Nous avons construit des avions. Mais ce désir de soumettre le réel est allé beaucoup plus vite que la constitution de modèles intellectuels nous permettant de comprendre rationnellement le monde. La magie s’est ainsi épanouie dans toutes les cultures humaines. Partout, dans toutes les sociétés humaines, on retrouve des croyances et des superstitions. Ce qui me fait dire que nous sommes des singes magiciens.
En quoi L’Epopée de Gilgamesh est-elle emblématique de ce désir ancestral de soumettre le réel à nos désirs ?
C’est la plus ancienne histoire romanesque que nous possédons. Que raconte ce mythe ? Que par-delà les époques et les civilisations, il y a chez les humains une obsession fondamentale : celle de ne pas mourir. Roi légendaire d’Uruk, Gilgamesh, après avoir perdu son grand ami Enkidu, cherche déjà à nier sa condition biologique, car il est deux tiers dieu et un tiers homme. Il va mettre toute sa puissance dans cette quête. C’est magnifique que le plus ancien texte littéraire nous renvoie à cette pensée désirante. Mais même le grand Gilgamesh a fini par se résoudre à se soumettre au réel…
Portrait de Gérald Bronner à Paris, le 21 Juillet 2025
Pourquoi Mai 68 a-t-il, selon vous, représenté un grand malentendu ?
Mai 68 est juste un symptôme. C’est la victoire de Jean-Jacques Rousseau sur Karl Marx. Mai 68 n’a pas été l’acmé de la pensée désirante, mais seulement un prélude. Nous sommes passés d’un désir de désaliénation collective à l’aspiration individualisée à un monde qui se plierait à notre désir. Dans les slogans, on retrouve l’expression ce que les situationnistes appelaient la subjectivité radicale : « Soyez réalistes, demandez l’impossible », « L’imagination au pouvoir », « Il est interdit d’interdire », « Le rêve est la réalité »… Ce n’était déjà plus un mouvement politique. Toutes ces formules expriment la même chose, ou presque : le réel n’a pas d’importance, seuls nos désirs priment. Il y a d’ailleurs une étonnante proximité entre ces slogans et les publicités des années 1980 nous invitant à devenir nous-mêmes. C’est aussi à cette époque que le développement personnel prend son essor.
Rousseau est l’un des grands penseurs clandestins de notre temps. C’est chez lui qu’on retrouve, pour la première fois, le plus clairement exprimée, cette idée que notre moi profond est perverti par l’environnement. Ce qui signifie que la personnalité de l’enfant est déjà là dès son plus jeune âge, et qu’il faut donc la préserver le plus possible. Toute contrainte éducative est ainsi suspecte. D’où la thèse, défendue par la Cnude (Convention des Nations unies sur les droits de l’enfant), que la famille doit être une démocratie.
De la Colonia Cecilia au Brésil à Etienne Cabet qui a fondé Icarie au Texas, nombreux sont ceux qui ont essayé de réaliser des utopies concrètes, des formes sociales alternatives qui permettraient à chacun de retrouver sa vraie nature. Mais ces expériences se sont immanquablement heurtées au réel. Les utopies échouent toutes. Il suffit de se rendre dans l’ancienne « ville libre » de Christiana à Copenhague pour voir à quel point le réel a sanctionné ces principes utopiques. Mais plutôt que d’avouer qu’il s’est trompé, ce courant utopiste a fondé des pédagogies alternatives : Ligue internationale pour l’éducation nouvelle, Freynet, Montessori, Summerhill… Bien sûr, il n’y a pas que des choses négatives dans l’éducation positive. La science a confirmé qu’il valait mieux encourager les enfants plutôt que de les punir et de les sanctionner. Sauf que dans les données mondiales, on a vu un effondrement d’un certain nombre de valeurs. En Corée du Sud, seules 4 % des personnes pensent aujourd’hui que le fait de ne pas être égoïste est une qualité notable chez un enfant, et seuls 5 % d’entre eux plébiscitent l’obéissance. Ce n’est sans doute pas une coïncidence si c’est aussi ce pays qui a le plus faible taux de natalité au monde (0,75 naissance par femmes en 2024)…
L’éducation est une façon d’apprendre aux enfants la sanction du réel. Or plutôt que d’insister sur le fait que le bambin a beaucoup à apprendre du réel et qu’il devrait le craindre, on mise aujourd’hui sur l’inverse ; c’est le réel qui doit apprendre de la spécificité de l’enfant. Mais nous risquons ainsi de faire de nos enfants des petits Anthony Fremont en puissance. Dans un épisode célèbre de La Quatrième Dimension, tous les adultes se soumettent au moindre désir de cet enfant de 6 ans, parce qu’il a les pouvoirs d’un dieu. Ce qui fait de lui un tyran terrifiant.
La libération de cette pensée désirante nous rend-elle plus heureux ?
Le bonheur est devenu une obsession. Le Word Happiness Report souligne que le terme « bonheur » est apparu de plus en plus souvent dans des cultures et pays très différents à partir des années 2000. Benjamin Constant, dans un discours de 1819, avait déjà remarqué que, dans la Grèce antique, la notion de liberté renvoie à la possibilité pour chacun de participer aux affaires publiques, alors que pour les individus modernes, cette liberté est associée aux jouissances privées et à l’accomplissement de leurs désirs. Mais cette recherche du bonheur est forcément déceptive. Dès 1973, l’économiste Richard A. Easterlin a mis au jour un paradoxe qui porte désormais son nom, montrant que la prospérité ne rendait pas particulièrement plus heureux. Le niveau de bonheur moyen ressenti par les populations est resté stable alors que le PIB par habitant a, lui, augmenté. Comme l’a expliqué l’économiste Claudia Senik, nous sommes pris au piège d’un « hedonic treadmill », ou tapis roulant du bonheur. Lorsqu’une personne enregistre des gains, ses désirs augmentent dans les mêmes proportions. Par conséquent, ce qui apporte d’abord de la joie devient rapidement une norme, et on en veut à nouveau davantage.
En plus, notre période contemporaine accroît la possibilité de se comparer aux autres. Non seulement notre désir est dérégulé, nous sommes poussés à être de plus en plus voraces dans ce que nous souhaitons et nous nous tournons de plus en plus vers nous-mêmes, alors que le progrès collectif semble de moins en moins possible, mais, de surcroît, notre société permet de plus en plus de transparence sociale. On voit mieux qu’avant comme vivent les autres. Or cette comparaison nous rend malheureux. Tocqueville l’avait compris bien avant les réseaux sociaux. En Norvège, chacun peut savoir ce qu’autrui doit aux impôts, et donc avoir accès au revenu de ses voisins. A partir des années 2000, ces informations ont été numérisées, ce qui fait qu’il est désormais très aisé de consulter ces données. 40 % des Norvégiens avaient consulté le revenu de leurs concitoyens en 2007, au point qu’on a même parlé de pornographie fiscale. L’économiste Ricardo Perez-Truglia a montré qu’en Norvège, cette transparence a considérablement augmenté l’écart de bonheur ressenti entre les individus riches et pauvres, les plus modestes étant bien entendu ressortis blessés de cet exercice. C’est par la comparaison aux autres que l’on s’estime soi-même. Mais alors que les autres exhibent leur vie sur les réseaux sociaux, cette comparaison nous est de plus en plus défavorable.
Il y a aujourd’hui une volonté, à la fois idéologique et technologique, de dépasser le corps biologique
Dans la deuxième partie du livre, vous évoquez les différents assauts actuels contre le réel. Parmi eux, il y a la stratégie d’évitement, à l’image du phénomène des hikikomori au Japon…
Les hikikomori sont des gens qui fuient le réel en se cloîtrant dans leur chambre et en organisant un présent éternel. C’est un phénomène qu’il est difficile d’évaluer quantitativement, mais aujourd’hui, l’ensemble de cette population est estimé à un million de personnes au Japon. C’est une façon, triste, de circonscrire le réel, en préférant y renoncer plutôt que de l’affronter. Le phénomène des hikikomori a débuté à la fin des années 1980. Encore une fois, cela a commencé avant la révolution numérique. Au Japon, la crise économique a débuté à cette période, avec des injonctions fortes dans le domaine du travail. Or on sait que la moitié des hikikomori en sont arrivés là à la suite d’une angoisse relative à leur insertion professionnelle.
La réalité virtuelle offre également une échappatoire possible. Mais alors qu’on a beaucoup parlé du métavers, il s’est avéré qu’il s’agissait d’une bulle médiatique…
Le métavers de Meta a fait un flop, car l’environnement n’était pas suffisamment satisfaisant pour se substituer au réel. J’ai moi-même passé des dizaines d’heures dans mon canapé. Il faut mettre un casque de réalité virtuelle, c’est lourd, les paysages étaient criards et les mondes bien vides. La carte ne valait pas le territoire. Mais il faut être audacieux pour imaginer que la réalité virtuelle ne puisse pas, un jour, faire de tels progrès qu’elle en arrivera à concurrencer le réel, comme dans le film Ready Player One de Spielberg. A partir du moment où la carte numérique nous proposera un monde supérieur du point de vue de sa désirabilité au monde réel, ce sera un bouleversement majeur. On voit déjà de nombreuses personnes s’enfermant dans des jeux vidéo qui ne sont pourtant pas des substituts suffisants à la réalité.
Parallèlement, on assiste à une artificialisation du monde numérique. Depuis 2016, les robots produisent plus d’information que les êtres humains. Aujourd’hui, avec les LLM, cela explose. A un moment donné, il y aura tellement d’images et de textes artificiels générés par l’IA qu’on n’arrivera plus à évaluer leur artificialité, et à décider de ce qui est vrai ou faux. Ce sera l’étape terminale de la corruption du réel. Nous y allons au galop…
Le corps biologique, notre principal outil pour accéder au réel, est-il menacé ?
Il y a aujourd’hui une volonté de dépasser le corps biologique au travers de deux mouvements distincts, l’un technologique, l’autre idéologique. D’un côté, les transhumanistes ambitionnent de réaliser le rêve de Gilgamesh en tuant la mort. Leur figure emblématique, le chercheur Ray Kurzweil, ne s’est jamais remis de la disparition de son père. Il a collectionné tous les documents relatifs à son géniteur (lettres, factures, photos…) pour constituer un jumeau numérique.
De l’autre côté, le corps, notre interface pour accéder au réel, est aussi ciblé par un mouvement idéologique qui a remis en cause toute idée de catégories biologiques : sexe, âge, couleur de peau… Des penseurs postmodernes comme Michel Foucault, Bruno Latour ou Donna Harraway ont cherché à assouplir ces catégories, par lesquelles nous appréhendons traditionnellement le réel, au profit de la fluidité. Si on érode les frontières de ces catégories, cela nous laisse toute latitude pour devenir des nomades identitaires, libres de nous promener entre les identités. On s’est beaucoup focalisé sur le sujet du genre, mais cette remise en question touche aussi les distinctions entre espèces : le mouvement thérian regroupe des personnes persuadées qu’elles sont des animaux piégés dans des corps humains, tandis que le mouvement furry croise monde animalier et monde humain. On en arrive même à remettre en question la frontière entre vivant et non-vivant, jusqu’à aboutir à des situations où des humains se marient avec une table, une poupée de chiffon ou un personnage fictionnel. L’avantage des personnes de fiction, c’est qu’elles ont toutes les qualités. Non seulement elles sont parfaites physiquement, mais en plus, elles ne sont jamais décevantes.
Trump cherche à faire plier le réel par sa démagogie cognitive
Les leçons politiques de votre livre sont inquiétantes. Une humanité dominée par la pensée désirante est-elle encore compatible avec un régime démocratique ?
En effet. Qu’est-ce qui permet de dompter l’expression de notre désir face au réel ? La rationalité. C’est pour cela qu’il est de plus en plus urgent d’en faire une grande cause nationale. La rationalité, c’est une méthode. On peut tirer les enseignements politiques, idéologiques ou religieux que l’on veut, mais il faut déjà que nous soyons d’accord sur le réel et sur ce que disent les données. Le problème, c’est que, même au sein de l’université, tout un discours intellectuel a attaqué l’idée de rationalité et d’universalisme des connaissances. Ce qui laisse la possibilité pour chacun de croire ce qu’il veut. C’est le fameux « 2 + 2 = 5 » imaginé par Orwell dans sa dystopie 1984.
Donald Trump n’est-il pas aujourd’hui l’incarnation la plus forte de cette « post-réalité » ?
Certainement. C’est l’un des personnages de l’époque. En plus de son caractère très enfantin, Trump cherche à faire plier le réel par sa démagogie cognitive, jusqu’à soumettre la pratique scientifique au joug de l’idéologie. Plutôt que d’affronter le réchauffement climatique, on casse les thermomètres qui nous permettent d’accéder au réel, comme dans le film Don’t Look Up où la présidente des Etats-Unis manifeste une étrange indifférence aux alertes des scientifiques sur une comète fonçant sur la Terre, allant jusqu’à appeler à ne pas regarder le ciel. Trump a également limogé la commissaire du Bureau de la statistique du travail, Erika McEntarfer, après la publication d’un rapport sur l’emploi dont les résultats ne lui ont pas plu. Il n’y a pas de mesure plus radicale contre le réel que de casser un thermomètre qui n’indique pas la température désirée.
Mais les trumpistes assurent que ce sont les élites libérales qui sont déconnectées du réel…
Ce qu’ils entendent par réel est souvent une perception intuitive du monde : si dans mon quartier il y a beaucoup d’immigrés, cela signifie que nous sommes face à une invasion migratoire ; s’il fait froid pendant deux semaines, il n’y a donc pas de réchauffement climatique… En même temps, il faut reconnaître que le populisme d’extrême gauche affecte lui aussi notre perception du réel, avec cette idée, par exemple, que nous serions en dictature dans la France d’Emmanuel Macron.
Il est vital de régénérer un espace intellectuel commun. Car la polarisation du monde, c’est un dialogue entre deux formes de populismes, aux deux extrêmes, qui broient le réel.
Vous semblez pessimiste…
Tout cela va mal se terminer. J’imagine à la fin du livre deux options possibles pour le futur. Ou bien tout l’univers rentre dans mon ego, c’est-à-dire que je vis tout seul, comme dans une réalité virtuelle, et je peux croire que je suis ce que je veux. Ou bien, et c’est le scénario souhaité par les transhumanistes, mon ego va envahir tout l’univers. Mais dans les deux cas, ce qui disparaît, c’est l’altérité. Alors que notre bonheur tient dans la relation aux autres et dans l’imprévu. Kant explique que l’homme est condamné à se poser des questions auxquelles il ne peut pas trouver de réponse, du fait des limites de la raison humaine. C’est tragique. Mais une forme de sagesse peut venir de là. Nous pouvons accepter l’incertitude, plutôt que de vouloir l’éradiquer à travers la pensée désirante.
Quelles sont les solutions pour avoir un rapport plus serein au réel ?
Sur le plan collectif, il faut déjà réaliser qu’il existe une méthode supérieure aux autres, la méthode scientifique, afin de négocier intellectuellement avec la complexité du monde. Il faut donc assumer une hiérarchie dans les modèles qui décrivent le monde, et refuser que des croyances individuelles deviennent des normes collectives.
La bonne nouvelle, c’est qu’une enquête de l’association Square, qui œuvre depuis dix ans pour développer l’esprit critique chez les jeunes des quartiers populaires, montre que cet esprit critique peut s’apprendre à travers des ateliers d’éducation à l’information. Mais la rationalité devrait être une grande aventure collective.
Et sur le plan individuel ?
J’aimerais vraiment que le lecteur puisse puiser dans ce livre une forme de sagesse personnelle possible. Moi-même, dans ma jeunesse, j’ai traversé une période de croyances délirantes. J’ai mis des années à revenir à la raison. Nous sommes des êtres de désir. L’humanité n’en serait pas là si ce n’était pas le cas. Il ne s’agit évidemment pas d’éradiquer ce désir. La religion est une façon de le réguler à travers des commandements et des interdits. Je ne pense pas que ce soit la bonne approche. Pour moi, il y a une forme de sagesse et de sérénité à accepter l’incertitude du réel. Mais peut-être que c’est tout simplement trop difficile pour la majorité des personnes, qui ont besoin de faire appel à la magie, à des divinités ou à de l’idéologie pour y faire face. La nature humaine ne change pas, il y a des invariants biologiques.
Je ne suis pas un gourou et, de toute façon, ce discours n’est pas très vendeur. Quel grand récit les rationalistes peuvent-ils opposer à ceux des religions et des différentes croyances ? La rationalité est une méthode, pas un récit. Et il lui manquera toujours une dimension transcendantale.
A l’assaut du réel, par Gérald Bronner. PUF, 434 p., 22 €. Parution le 27 août.
Source link : https://www.lexpress.fr/idees-et-debats/lalerte-de-gerald-bronner-lhumanite-est-entree-dans-lere-de-la-post-realite-et-cela-va-mal-finir-IIOK3GS3DBE6ZFU3AQ4J7HE2LM/
Author : Sébastien Le Fol, Thomas Mahler
Publish date : 2025-08-20 16:00:00
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