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Andreï Pertsev : « Vladimir Poutine espère toujours une crise politique en Ukraine »

Andreï Pertsev : « Vladimir Poutine espère toujours une crise politique en Ukraine »

Journaliste politique pour le média indépendant en exil Meduza, Andreï Pertsev est l’un des meilleurs connaisseurs des arcanes du pouvoir russe. Pour L’Express, il analyse les discussions en cours entre Donald Trump, Vladimir Poutine, Volodymyr Zelensky et les dirigeants européens pour essayer d’aboutir à la paix en Ukraine. Selon lui, le président russe « va tout faire pour rendre une rencontre avec son homologue ukrainien impossible, tout en évitant d’offenser Trump ». Entretien.

Le rendez-vous avec Donald Trump en Alaska a servi Vladimir Poutine, du moins sur le plan de l’image. Quelles conclusions tire-t-il, selon vous, des échanges entre Volodymyr Zelensky (accompagné par sept dirigeants européens) et Donald Trump, à la Maison-Blanche, le 18 août ?

Andreï Pertsev : La rencontre avec Trump à Anchorage a surtout été un succès pour Poutine auprès de l’opinion publique russe. Les médias d’État et pro-gouvernementaux russes l’ont présentée comme une avancée majeure dans la sortie de l’isolement international du président et de la Russie dans son ensemble. Et peut-être que le succès de Poutine réside également dans le fait qu’il a fait perdre du temps à Trump.

Cette réussite est cependant à relativiser. Les présidents russe et américain ne sont parvenus à aucun accord, Donald Trump a annulé le déjeuner prévu et a rapidement quitté Anchorage. La rencontre a duré deux heures et demie, alors que le Kremlin s’attendait à ce qu’elle dure beaucoup plus longtemps. D’après ce que je sais, Poutine et son entourage comptaient reléguer les discussions sur la guerre au second plan et captiver Trump avec des perspectives d' »accords » commerciaux sur l’Arctique et l’extraction pétrolière. Mais il s’est avéré que le président américain n’était pas prêt à le faire. Donc, là non plus, on ne peut pas parler de succès, bien que la propagande russe présente presque toutes les actions de Poutine comme un succès ou une victoire — ou du moins comme faisant partie d’un plan astucieux.

Il est évident que dans les relations entre le Kremlin et la Maison-Blanche, les deux parties cachent quelque chose. Il n’y a eu ni scandale, ni déclaration de Trump annonçant la fin du soutien à l’Ukraine, et les revendications de la Russie n’ont pas été imposées. Par conséquent, Poutine doit pour l’instant faire preuve de prudence avant de décider de la suite à donner.

Les Européens ont évité le pire à Washington mais n’ont rien obtenu de vraiment concret. Vladimir Poutine reste-t-il le maître du jeu dans ces discussions ?

Il est difficile de dire que Poutine maîtrise la situation dans ces négociations. Par exemple, sa rencontre avec Zelensky est une condition imposée par Trump, à laquelle il veut contraindre Poutine de se plier. De plus, Poutine n’a pas réussi à imposer le lieu qu’il préférait pour les négociations avec Trump, à savoir les Emirats arabes unis. Sa proposition d’organiser les prochaines négociations avec Trump en Russie et les pourparlers avec Zelensky à Moscou a également échoué.

Une rencontre entre Poutine et Zelensky est-elle envisageable ? Poutine a toujours semblé écarter cette possibilité jusque-là…

Une rencontre entre Poutine et Zelensky n’est envisageable qu’avec beaucoup de difficulté. Premièrement, le président russe est un homme très rancunier et vindicatif, et Zelensky l’a critiqué à plusieurs reprises avec virulence. Deuxièmement, la propagande russe a beaucoup investi pour présenter Volodymyr Zelensky au public russe comme un dirigeant illégitime qui n’a pas le droit de signer des accords, rendant ainsi une rencontre avec lui « impossible ».

Sans parler des insultes adressées au président ukrainien. Pour la propagande, il serait extrêmement difficile d’expliquer pourquoi Poutine s’est soudainement assis à la table des négociations avec cette personne. Les responsables civils et les représentants des entreprises comprennent que l’économie russe est déjà en difficulté et qu’après d’éventuelles nouvelles sanctions américaines, elle sera confrontée à des problèmes encore plus graves. Alors que Trump insiste pour qu’une rencontre entre Zelensky et Poutine ait lieu, ils tentent de persuader le président d’accepter, et leurs efforts aboutiront peut-être.

Mais jusqu’à présent, Poutine fait tout son possible pour rendre une telle rencontre impossible, tout en évitant d’offenser Trump, par exemple en proposant de la tenir à Moscou. Si éviter la rencontre s’avère impossible, le Kremlin tentera de la reporter par tous les moyens possibles, par exemple en organisant d’abord des pourparlers entre les ministres des Affaires étrangères, les dirigeants parlementaires ou les administrations présidentielles, et peut-être même en suggérant des négociations au niveau des Premiers ministres.

Vladimir Poutine veut-il vraiment un accord de paix ? Quels seraient ses moteurs pour arrêter la guerre ?

Les responsables civils et les hommes d’affaires tentent de faire comprendre à Poutine que la guerre est ruineuse pour le pays et qu’il est temps d’y mettre fin. Ces derniers temps, il se montre plus réceptif à ces propositions. C’est pourquoi il a accepté de rencontrer Trump. Mais les siloviki [NDLR : les hommes issus des services de sécurité, de l’armée et de la police] le persuadent que le front ukrainien est sur le point de s’effondrer, tandis que certains de ses proches espèrent que des protestations politiques et sociales éclateront bientôt en Ukraine, ce qui entraînerait également l’effondrement du front.

Poutine est pris entre deux feux. Il souhaite clairement s’emparer d’autant de territoires que possible. Poutine aime faire la guerre ; il est persuadé de vivre dans une période historique, et de rendre à la Russie sa fierté, et la gloire à son armée. Ce n’est pas un hasard si cette guerre est comparée à la Grande Guerre patriotique [NDLR : la Seconde Guerre mondiale]. Mais la menace d’un effondrement économique pourrait bien le freiner.

Vous semble-t-il crédible que Vladimir Poutine accepte, comme le prétend Donald Trump, que les Etats-Unis donnent des garanties de sécurité à l’Ukraine ? Que pourrait-il accepter en la matière ?

J’ai beaucoup de mal à imaginer que Poutine accepte la présence de troupes européennes ou américaines en Ukraine, sauf s’il est pris d’une très grande peur. Il pourrait éventuellement accepter certaines garanties de sécurité formelles, qui ne signifieraient pas pour autant un soutien automatique à l’Ukraine s’il venait à l’attaquer à nouveau.

En définitive, quelle est la stratégie de Vladimir Poutine ? Gagner du temps pour pouvoir avancer militairement sur le terrain ?

Poutine veut effectivement gagner du temps ; lui, ou plutôt la partie la plus rationnelle de son entourage, tente d’engager le dialogue avec Trump, afin de le convaincre que la Russie est également intéressée par des négociations et par la résolution du conflit. Pendant ce temps, l’armée russe pourrait occuper davantage de territoire. De plus, Poutine et les élites sécuritaires espèrent toujours l’effondrement du front et une crise politique en Ukraine. Je ne pense pas que ces espoirs soient justifiés. Je ne serais pas surpris si, à un moment donné, Poutine exigeait la tenue d’élections présidentielles en Ukraine dans un avenir proche. Certains de ses conseillers estiment que cela diviserait le pays et permettrait ainsi d’occuper certaines régions que le Kremlin considère toujours comme pro-russes (Odessa, Kharkiv).

Vladimir Poutine n’est-il pas en train de gagner quoi qu’il arrive ? Soit, si les combats continuent, en profitant de son avantage numérique sur le terrain ; soit, à travers des négociations, en entérinant ses gains territoriaux ?

La Russie dispose certes d’une supériorité numérique sur le front, mais son armée avance plutôt lentement. La prise des territoires restants de la région de Donetsk pourrait prendre plusieurs années, d’autant que ces zones sont bien fortifiées. D’ici là, l’économie russe pourrait subir des dommages irréparables. De plus, la réserve de volontaires de Poutine s’épuise : à la fin de 2024 et au début de 2025, le recrutement de soldats contractuels a connu une forte augmentation, car les gens espéraient que Trump conclurait rapidement la paix, qu’ils gagneraient beaucoup d’argent et qu’ils n’auraient pas à se battre. Aujourd’hui, le nombre de volontaires est en baisse, même si les parties sont plus proches de la paix qu’elles ne l’étaient il y a un an ou six mois. Cela signifie très probablement que le vivier d’hommes prêts à se battre pour de l’argent est presque épuisé. Bien sûr, Poutine peut relancer la mobilisation, mais il s’agit d’une mesure extrêmement impopulaire, qui frapperait à nouveau durement l’économie, déjà confrontée à une pénurie de main-d’œuvre.

Quelle est la méthode de Poutine pour manipuler Trump ? Il a notamment réussi à lui imposer l’idée qu’un cessez-le-feu n’était pas nécessaire pour engager des discussions…

Il s’agit davantage d’une méthode utilisée par Kirill Dmitriev [NDLR : le dirigeant du fonds souverain russe et envoyé spécial de Vladimir Poutine pour les investissements étrangers] pour manipuler Trump : il tente de détourner la conversation vers des accords commerciaux, un domaine familier pour Trump. Et pour l’instant, cela fonctionne. De son côté, Poutine a eu recours à une astuce simple : soit il a donné à Steve Witkoff [NDLR : l’envoyé spécial de Donald Trump] des informations floues sur ses exigences, soit Witkoff a mal compris, et le Kremlin n’a pas clarifié sa position. Cela a permis à Poutine d’obtenir une rencontre avec Trump, au cours de laquelle il a présenté d’autres conditions. Mais cette astuce n’a pas fonctionné : le président américain a mis fin à la rencontre prématurément.

Les objectifs de Vladimir Poutine envers l’Ukraine restent-ils inchangés ? Quels sont-ils désormais ?

Le Kremlin mise sur la déstabilisation interne de l’Ukraine et espère ainsi obtenir des régions qui intéressent Poutine. Plus largement, le maître du Kremlin aimerait que toute l’Ukraine, à l’exception de la partie occidentale, tombe dans l’orbite de la Russie.

Combien de temps peut-il poursuivre la guerre, malgré l’état de son économie ?

Les informations qui nous parviennent sur l’économie russe montrent qu’elle va de plus en plus mal. De grandes entreprises, y compris celles qui travaillent avec des contrats publics et qui étaient considérées comme les plus fiables, sont obligées de passer à la semaine de quatre jours en raison de la chute de la demande. Le déficit budgétaire dépasse déjà à fin juillet de 30 % les prévisions initiales de déficit annuel, et il est évident qu’il va encore croître. Si la guerre ne s’arrête pas, cela risque d’entraîner des crises sociales. Dans quelle mesure Poutine y est-il préparé ? C’est une grande question. Dans son entourage, il y aura toujours des personnes capables de lui fournir des chiffres optimistes.

En cas de cessez-le-feu, la Russie restera-t-elle selon vous une menace pour l’Ukraine et pour l’Europe ?

Les actions de Poutine dépendront uniquement de sa volonté personnelle : il trouvera toujours une justification pour rompre les engagements pris par la Russie, comme cela s’est produit avec l’invasion de l’Ukraine en 2022.



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Author : Cyrille Pluyette

Publish date : 2025-08-21 15:00:00

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