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Séverine Erhel : « L’interdiction de TikTok n’est pas une solution magique »

Séverine Erhel : « L’interdiction de TikTok n’est pas une solution magique »

La commission d’enquête parlementaire sur les effets psychologiques de TikTok sur les mineurs a rendu ce jeudi 11 septembre un rapport accablant. Après six mois de travaux, 178 auditions d’experts et plus de 30 000 réponses citoyennes, les députés concluent aux effets « dévastateurs » de la plateforme chinoise sur la santé mentale et qualifient TikTok « d’un des pires réseaux sociaux à l’assaut de notre jeunesse ». Face à ce constat, la rapporteuse Laure Miller (Ensemble pour la République) formule 43 recommandations, dont la plus marquante est l’interdiction des réseaux sociaux aux moins de 15 ans.

Séverine Erhel, professeure en psychologie du numérique à l’université Rennes 2, estime que plusieurs mesures du rapport sont salutaires. Mais la chercheuse, qui a été auditionnée par la commission d’enquête, s’interroge sur la faisabilité, voire l’incohérence d’autres propositions. Prudente sur le constat parfois « catastrophiste » dressé par de nombreux observateurs, elle estime néanmoins que TikTok est un « Far West » du numérique, où la modération des contenus parfois ultra-violents est quasi inexistante. Une violation du règlement européen Digital Services Act (DSA), qui pourrait être opposée à TikTok pour le mettre en demeure, voire l’interdire sur le territoire européen.

L’Express : Ce rapport parlementaire présente 43 recommandations après avoir auditionné 178 experts. Quelle est votre analyse générale de ces conclusions ?

Séverine Erhel : Il s’agit d’un rapport très dense et très exhaustif. Il y a 230 pages avant d’en arriver aux recommandations, et j’ai l’impression que ça part un peu dans tous les sens… Il y a, aussi, des contradictions. Par exemple, les auteurs proposent de réguler les réseaux sociaux et de promouvoir l’éducation à ce type de média et ses dangers. C’est très bien.

Mais en parallèle, ils recommandent d’interdire TikTok au moins de 15 ans, voire au moins de 18 ans. Or, si on régule et qu’on éduque, pourquoi interdire les réseaux sociaux et les téléphones portables ? Il y a de bonnes choses dans ce rapport, mais d’autres me posent question…

Commençons par les bonnes choses. Quelles sont les recommandations qui semblent techniquement réalisables et efficaces ?

Il y en a beaucoup, comme la recommandation numéro 12, qui vise à obliger les plateformes à proposer plusieurs algorithmes de recommandation au choix. Cela pourrait redonner du pouvoir aux utilisateurs afin qu’ils puissent choisir leur expérience numérique au lieu de la subir. L’algorithme de TikTok est particulièrement retors. La moindre attention que vous accordez à un contenu le pousse à mettre en avant des vidéos du même type. Cela peut alimenter l’effet spiral : si un utilisateur a des difficultés – psychologiques par exemple – l’algorithme va rapidement le voir, et lui proposer des vidéos qui peuvent entrer en résonance.

La recommandation 13, qui vise à soutenir les plateformes européennes, est également très pertinente. Aujourd’hui, il y a un vrai problème autour des conglomérats que sont Meta (Instagram, Facebook, WhatsApp), X ou TikTok. Il s’agit de gigantesques entreprises tentaculaires qui n’ont aucun intérêt à aider les petites plateformes – qui pourraient être plus éthiques – à émerger. La recommandation 20, qui vise à faire intervenir systématiquement des intervenants extérieurs dans les cours d’éducation aux médias pour que les élèves puissent parler plus librement, est très bien également. D’autant que la question de l’éducation aux réseaux sociaux est peu abordée dans ce débat, alors qu’il s’agit d’un sujet central.

La mesure phare est l’interdiction aux moins de 15 ans. Est-elle réalisable techniquement ?

C’est toujours le même problème : l’interdiction n’est pas une solution magique et ça ne réglera pas tous les problèmes. Et surtout, est-ce possible, et à quel coût ? Récemment, la question s’est posée avec AgeGo, un outil de vérification de l’âge utilisé par les sites pornographiques en Angleterre et aux États-Unis. Des analyses ont montré que bien qu’il prétende offrir des options de « double anonymat », il collecte l’adresse web de la vidéo que les utilisateurs tentent de regarder. Et le flux de leur webcam est transmis directement à Amazon Web Services lorsqu’ils utilisent l’option « selfie ». S’assurer que les méthodes de vérification d’âge fonctionnent correctement et protègent les données des individus est loin d’être aisé !

Je redoute également que les réseaux sociaux puissent se cacher derrière une telle mesure en se lavant les mains de tous les autres problèmes ; ou encore que les parents se disent qu’après 15 ans, il n’y a plus de problème.

Et que pensez-vous du couvre-feu numérique pour les réseaux sociaux de 22 heures à 8 heures pour les 15-18 ans ?

Le monde numérique est un prolongement du monde réel. Si on mettait un couvre-feu dans la vraie vie pour les 15-18 ans, on dirait – à raison – que c’est coercitif et liberticide. Cette mesure est également stigmatisante. C’est un déni de l’autonomisation des adolescents. À 15 ans, ce ne sont plus des bébés. Ils doivent apprendre à évoluer de manière autonome. Donc il faut les éduquer à ces outils.

La faisabilité d’un tel processus m’interroge également. Là encore, il faudrait un système de vérification qui les empêche de se connecter à 22 heures. Mais que se passe-t-il s’ils sont déjà en ligne à 21 h 59 ? La plateforme pourrait-elle, techniquement, les expulser ?

Le rapport recommande également d’introduire, d’ici trois ans, un « délit de négligence numérique » pour les parents qui n’encadrent pas suffisamment leurs enfants. Est-ce une bonne idée ?

D’abord, je doute que d’ici trois ans tous les parents soient correctement formés à l’usage du numérique et en capacité de transmettre correctement leurs connaissances à leur enfant. Et considérera-t-on que les parents en difficulté – par exemple ceux souffrant de dépression – sont en délit ? Et si leur enfant a des difficultés et se réfugie dans le monde numérique, je ne suis pas sûre que condamner les parents les aide… Ce serait plutôt une double peine.

Les potentielles dérives sur la mise en œuvre de ce délit m’inquiètent. Un parent divorcé mal intentionné pourrait tenter de l’instrumentaliser afin de récupérer la garde de ses enfants par exemple.

Plutôt qu’une interdiction, ne vaudrait-il pas mieux imposer des règles strictes aux plateformes et les rendre inaccessibles en France si elles ne les respectent pas ?

C’est l’esprit du Digital Services Act (DSA), le règlement européen qui impose aux grandes plateformes numériques des obligations de modération, de transparence et de protection des utilisateurs, notamment les mineurs. Le rapport a d’ailleurs raison de dire qu’il faut mettre en œuvre ce texte.

Sur TikTok, il y a de nombreux contenus violents, sexuels, sexistes et une absence totale de modération. Cela suffit à invoquer le DSA pour mettre TikTok en demeure et, s’ils ne respectent pas leurs obligations, à les suspendre sur tout le territoire européen. D’ailleurs, dans ce cas, il ne devrait pas être interdit juste aux moins de 15 ans, mais à tout le monde.

De nombreux chercheurs, dont vous, sont prudents sur les critiques des réseaux sociaux et dénoncent parfois une « panique morale », soit le fait de faire peur en leur prêtant tous les maux du monde. Face aux sévères conclusions de ce rapport, n’est-il pas temps de revoir cette prudence méthodologique ?

Mon sujet de travail est surtout la question de la santé mentale. Sur TikTok, ma vision est au prisme de la littérature scientifique. Et pour le moment, cette littérature parle d’association entre l’usage de TikTok et des problèmes de santé mentale, elle n’établit pas de lien de cause à effet. Les auteurs du rapport le reconnaissent : nous manquons de données sur ce sujet.

Lorsque je dis « Attention aux paniques morales », je ne donne pas mon opinion, je me fonde sur les études. Aujourd’hui, le catastrophisme semble l’emporter. On parle beaucoup d’une jeunesse sacrifiée. Mais ce n’est pas ce que les données montrent. Néanmoins, ma position concernant Tiktok est en faveur du principe de précaution. Si la plateforme laisse diffuser des contenus ultra-violents ou en faveur de la maigreur extrême, elle doit être régulée. Car en l’absence de modération, TikTok est un Far West numérique.

Les données scientifiques manquent, mais de plus en plus d’experts, et même d’utilisateurs, sont de plus en plus hostiles à TikTok ou Instagram. Prenons l’exemple du « doomscrolling » (faire défiler des vidéos à l’infini) : même les personnes éduquées aux médias et aux réseaux sociaux peuvent se faire « happer » par ce phénomène tout en détestant ça. A-t-on vraiment besoin d’études supplémentaires pour agir ?

Oui, mais il ne s’agit pas d’une question de santé mentale selon moi, mais plutôt de la problématique autour des modèles d’économie de l’attention qui essorent les gens. Moi aussi, je peux scroller pendant 30 minutes, voire une heure, et m’en vouloir et culpabiliser. Ce n’est pas pour autant que j’ai un problème de santé mentale. En revanche, on peut constater que les systèmes des réseaux sociaux sont conçus avec ce défilement infini qui, d’une certaine manière, se joue de notre fonctionnement cognitif puisqu’il faut une action plus volontaire pour s’arrêter que celle qui consiste à faire défiler par automatisme les contenus.

Il s’agit d’un système de prédation de l’attention. Il nous épuise et nous conduit à une forme de fatigue cognitive qui peut amener à une forme de détresse psychologique. D’ailleurs, de plus en plus d’utilisateurs, dont de nombreux jeunes, ne supportent plus ce système qui n’a aucune limite. Pas forcément parce qu’ils se sentent mal, mais parce que ça leur « mange » leur temps. Certains prennent d’ailleurs la décision de quitter les réseaux sociaux comme TikTok, parce que tout est construit pour monétiser l’attention et les maintenir le plus longtemps dans le système.



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Author : Victor Garcia

Publish date : 2025-09-11 18:03:00

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