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Karine Berger : « Les antiscience ont gagné aux Etats-Unis, et la France prend le même chemin… »

Karine Berger : « Les antiscience ont gagné aux Etats-Unis, et la France prend le même chemin… »

La France pourrait-elle connaître le sort des Etats-Unis, où la science est aujourd’hui bien malmenée par l’administration Trump, entre climatoscepticisme et idéologie antivax ? Dans Quand la France se détourne de la science (Odile Jacob), Karine Berger et Grégoire Biasini alertent sur la multiplication des attaques contre la science dans notre pays, et assurent que « le terreau en France est aujourd’hui le même qu’il était aux Etats-Unis il y a vingt ans ». L’essai analyse les causes du phénomène : scandales sanitaires, rejet du progrès technologique, relativisme dopé par les réseaux sociaux…

A L’Express, Karine Berger, polytechnicienne, ancienne députée socialiste aujourd’hui secrétaire générale à l’Insee, pointe du doigt les responsabilités des politiques comme celles des médias, et avance des solutions pour refaire de la science une vraie culture populaire. Entretien.

L’Express : Vaccins, climatologie, océanographie, santé publique… Les attaques contre la science se sont multipliées depuis le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche. Mais selon vous, ce qui se passe actuellement aux Etats-Unis pourrait aussi bien arriver en France…

Karine Berger : Le terreau en France est aujourd’hui le même qu’il était aux Etats-Unis il y a vingt ans. Les signaux sont là. La science est de plus en plus rejetée dans notre pays. Les attaques prennent plusieurs formes. La plus classique, ce sont celles contre le progrès scientifique. Tout ce qui aujourd’hui relève d’un nouveau progrès, technologique notamment, suscite une opposition immédiate d’une partie de la population. Cela concerne tout particulièrement la médecine : la France est l’un des pays dans lequel la montée du mouvement antivax a été la plus spectaculaire depuis une vingtaine d’années. Mais plus généralement, une large majorité de Français ne croient plus que la science et le progrès technologique apportent du bien-être. C’est un bouleversement dans notre histoire. Il y a encore quarante ans, nous étions un pays fier du progrès comme de nos écoles scientifiques.

L’autre grande attaque contre la science, c’est le relativisme. Selon un baromètre de l’Ipsos de 2022, les Français sont désormais une majorité à penser que leur opinion personnelle sur un sujet scientifique est aussi importante que celle du scientifique spécialiste du sujet. Plus de la moitié de nos compatriotes estiment ainsi que leur point de vue sur la physique quantique, le fonctionnement d’un de nos organes corporels ou la statistique vaut autant que celle du physicien, du médecin ou du mathématicien ! Cette attaque est moins visible, mais mine toute notion de vérité scientifique, et donc d’éléments sur lesquels on peut se mettre d’accord dans le débat public. Les réseaux sociaux et la promotion des opinions personnelles dans les émissions de débat sont de véritables accélérateurs. Or, dans une démocratie, les discussions doivent se fonder sur des faits, notamment scientifiques. Mais désormais, ce débat ne se fait plus qu’en fonction de sa tribu politique. Si mon groupe pense par exemple que les nanotechnologies représentent un danger, alors que je me range à son point de vue.

Il y a donc d’un côté une attaque contre le progrès, et de l’autre une attaque contre la vérité décrite par les sciences. Voilà les deux phénomènes qui nous semblent les plus inquiétants.

Mais ce relativisme, qui voit la subjectivité prendre le dessus sur les autorités scientifiques, est un phénomène mondial…

Cette notion de « vérité alternative » est bien sûr mondiale. Mais il y a des pays dans lesquels la place de la science et la confiance dans les scientifiques sont moins fragilisées. Le Royaume-Uni n’a par exemple pas connu un tel mouvement antivax durant le Covid. Chez nous, des responsables politiques de tout bord ont entretenu ce relativisme par rapport au vaccin à ARN messager, de Jean-Luc Mélenchon (« ce vaccin qui dépend d’une telle chaîne du froid m’inquiète ») à Marine Le Pen (qui préférait « attendre un vaccin traditionnel »), en passant par François Baroin (« je me méfie de tout, y compris des vaccins »). Aux Etats-Unis, les antiscience ont gagné et ont pris le pouvoir, à l’image du secrétaire d’État à la Santé Robert Kennedy Jr. Mais ce phénomène se reproduit aussi en France, et a déjà des conséquences sur les décisions collectives comme le fonctionnement démocratique.

En quoi la réception des OGM en France au début des années 2000 est-elle emblématique de cette hostilité de principe à toute innovation ?

En 1999, il y a eu la destruction d’une serre de confinement du Cirad (Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement), dans laquelle étaient conduits un projet européen de recherche sur les gènes du riz et une étude internationale sur la résistance du riz aux insectes. L’année suivante, c’est un champ de colza transgénique qui a été détruit dans l’Ariège. Il est bien entendu normal et sain que l’utilisation d’une nouvelle technologie comme les OGM fasse l’objet d’un débat démocratique, et qu’on se demande si celle-ci est utile ou non pour l’agriculture. Mais là, on a immédiatement refusé toute recherche en matière d’organismes génétiquement modifiés, et on a laissé faire des « faucheurs volontaires ». Ce n’est même pas le principe de précaution, car une recherche, par définition, ne peut pas porter atteinte aux personnes comme à l’environnement. Rappelons aussi que sur le plan scientifique, aucune étude n’a jamais prouvé une quelconque nocivité des OGM. Ce qui n’a pas empêché une capitulation sur le plan politique avec une interdiction de tout OGM en France.

Une succession de crises mal gérées a laminé la confiance dans le système de gestion des risques et ruiné l’évidence d’une science qui ne serait que positive.

Le même débat ressurgit aujourd’hui avec une nouvelle technologie, CrispR, ou ciseaux moléculaires, qui a valu le prix Nobel de chimie à une Française, Emmanuelle Charpentier. Le débat a été ouvert par la Commission européenne, mais il y a eu une opposition ferme et immédiate en France, comme pour les OGM. L’ironie, c’est que le premier médicament utilisant la technologie CrispR (Casgevy, pour soigner la drépanocytose) vient de bénéficier d’une autorisation précoce en France, mais il a été mis au point aux Etats-Unis.

Vous critiquez un article du Monde qui, en 2024, s’en était violemment pris à l’Académie des sciences françaises pour avoir simplement proposé d’ouvrir le débat sur l’usage de CrispR pour modifier des plantes…

Cette chronique s’en prenait avec une violence inouïe à l’Académie des sciences, lui reprochant notamment ses supposés conflits d’intérêts et mettant en cause la probité de ses membres (« L’Académie des sciences s’inscrit là dans une spécificité très française, qui voit les académies scientifiques nationales se poser bien souvent en relais naturels de l’industrie »). C’est la méthode la plus sûre pour créer la défiance. Si le débat et la critique sont légitimes dans une démocratie, l’instillation du soupçon et le recours à l’injure, jusque dans des médias de référence, montrent que bien des seuils ont été franchis en France. On peut désormais injurier la science sans que cela ne pose un problème particulier.

Mais les débats autour de la loi Duplomb et de l’acétamipride ont illustré à quel point des sujets pouvaient être complexes sur le plan scientifique, avec deux camps farouchement opposés qui se revendiquaient tous deux de la science…

Je n’ai pas d’avis sur le fond de cette loi. Mais historiquement, en France, nous avons un carcan juridique avec l’avis du Conseil d’État. Pourquoi, de la même façon, ne pas imaginer un mécanisme qui permettrait de poser un regard scientifique en amont des textes de lois ? Au Royaume-Uni comme au Canada, il existe un scientifique en chef qui donne des avis totalement indépendants, parfois totalement opposés au gouvernement. En France, on pourrait aussi avoir une institution scientifique, avec garantie absolue d’indépendance, qui mettrait sur la table ce qu’on sait de manière certaine et ce sur quoi on doute, ce qui permettrait de clarifier le débat.

Dans le cas de la loi Duplomb, un conseiller scientifique national aurait par exemple pu rappeler que l’acétamipride a des effets négatifs certains d’un point de vue environnemental, mais qu’à l’heure où l’on vous parle, les scientifiques ne sont pas en mesure de dire s’il y a des conséquences avérées sur la santé.

Tchernobyl et des scandales sanitaires comme celui de la vache folle ont-ils marqué un tournant ?

Pays rationnel, la France a une longue histoire de confiance dans la science depuis le début du XIXe siècle. Mais une succession de crises mal gérées – Tchernobyl, vache folle, sang contaminé, amiante… – a fait que la science n’a plus été vue comme quelque chose de sûr. Il y a eu une bascule dans la perception du risque. Au début des années 1980, il y avait des centrales nucléaires partout en France, mais les craintes étaient faibles. Après Tchernobyl ou Fukushima, le risque reste exactement le même en matière de nucléaire, mais les perceptions ont changé, alors que les personnes ne croient plus en la promesse collective du progrès technologique. Ces crises ont laminé la confiance dans le système de gestion des risques et ruiné l’évidence d’une science qui ne serait que positive. La réponse politique a été le principe de précaution, inscrit dans la Charte de l’environnement intégrée à la Constitution en 2005, qui institutionnalise le doute contre la science.

Quelle est la responsabilité des politiques ? Vous rappelez que pendant le Covid-19, ils ont été nombreux à soutenir Didier Raoult et son remède miracle, l’hydroxychloroquine, alors que les infectiologues ont très vite critiqué leur confrère…

La responsabilité des élus de tous les bords est maximale dans cette dynamique de défiance. J’ai été députée des Hautes-Alpes au moment des oppositions au compteur Linky. Je suis allée dans une réunion, et j’ai vu des salles irrationnelles. Des gens étaient persuadés qu’il s’agissait d’un complot. Non seulement on voulait capter leurs informations personnelles avec ce compteur, mais en plus on les empoisonnait. Pas un seul instant je n’ai pensé que je pouvais convaincre la salle du contraire. Finalement, les oppositions à Linky sont retombées. Mais combien d’élus ont-ils publiquement soutenu Linky et tenter d’appeler à la raison, en faisant savoir que ce compteur ne génère pas plus de champ électromagnétique que les anciens compteurs et bien moins que certains appareils électroniques du quotidien ?

Une courte émission tous les soirs a été proposée à France Télévisions par les scientifiques, avec une fin de non-recevoir…

Il y a des figures politiques qui ont des convictions antiscience, comme c’était le cas de Michèle Rivasi qui a instillé le doute sur les ondes électromagnétiques. Mais quand la majorité des élus, par considérations électoralistes, n’apportent pas leur soutien à la parole scientifique, c’est la meilleure façon de remettre en cause la place de la science dans la société. Le Covid a représenté un moment terrible. Même le président de la République est venu en personne à Marseille pour recueillir le point de vue de Didier Raoult qui, quatre ans plus tard, sera interdit d’exercer pour avoir vanté son traitement en faisant fi de toute rigueur scientifique.

A quel point la question du réchauffement climatique relève-t-elle plus de la polarisation idéologique que du niveau de connaissances scientifiques ?

Dan Kahan de l’université Yale a tordu le cou, dans une étude, à l’idée que la défiance dans la science climatique serait essentiellement fonction du niveau scolaire. En réalité, à la question de savoir si l’activité humaine est responsable du réchauffement climatique, les électeurs démocrates, même non diplômés, répondent par la positive, alors qu’à l’inverse, quand on vote pour le Parti républicain, plus on est diplômés, plus on aura tendance à être climatosceptique.

En France, il n’y a pas le même degré de climatoscepticisme. Mais ce clivage avant tout politique se vérifie également en partie, les sympathisants de gauche comme ceux de Renaissance étant nettement plus convaincus de l’origine humaine du phénomène (à plus de 70 %) que ceux de droite et du RN (moins de 60 %). L’idée qu’on ne doit pas aller à l’encontre de certaines activités humaines au nom de la recherche scientifique est beaucoup plus répandue à droite. Sur la confiance dans les statistiques, Gérald Bronner a réalisé une étude sur les grands indicateurs économiques (PIB, inflation, taux de chômage…). Celle-ci a montré que ce n’est pas la profession ou le lieu géographique, mais bien l’opinion politique qui caractérise les différences de confiance dans ces indicateurs.

Mais ne faut-il pas non plus incriminer la baisse du niveau scientifique des jeunes Français ?

Penser que l’école est la principale responsable de ces attaques contre la science, c’est passer à côté du sujet. D’autant que comme le montre l’enquête PIAAC de l’OCDE, l’innumérisme en France est d’abord un problème d’adultes de plus de 45 ans avant d’être un problème de jeunes, ce qui veut dire que malgré tout, le système éducatif fonctionne encore. Mais, au niveau international, il est clair que les niveaux de connaissances en mathématiques et en sciences sont en France moins bons qu’ailleurs. Nous comptons davantage d’élèves faibles que nos voisins européens, et beaucoup moins d’élèves performants.

Vous déplorez que les grandes découvertes scientifiques récentes – boson de Higgs, CrispR, nouvelles branches Homo…- soient désormais méconnues du grand public.

Ces découvertes n’entrent plus dans une culture commune, et sont encore moins sources de fierté. Une Française, Emmanuelle Charpentier, a inventé CrispR en collaboration avec Jennifer Doudna. Mais, en dehors même de la question de la nationalité, nous pourrions tous être fiers de la première observation d’une onde gravitationnelle, de la première photographie d’un trou noir ou de savoir que Peter Higgs avait raison en prédisant l’existence d’une nouvelle particule, ce qui a été confirmé de manière expérimentale grâce au CERN.

La science se marginalise. On pourrait par exemple diffuser une émission de trois minutes tous les soirs à la télévision, qui évoquerait un savoir scientifique particulier. A ma connaissance, cela a été proposé à France Télévisions par les scientifiques, avec une fin de non-recevoir. Il faut tuer cette idée que la science relèverait d’une élite. Bien sûr que c’est un sujet plus complexe que la cuisine. Mais pourquoi trouve-t-on autant d’émissions sur la cuisine, le bricolage, l’histoire, le sport, et plus que deux programmes hebdomadaires pour parler de sciences, E = M6 et Science grand format sur France 5 ? Pourtant, on se souvient que C’est pas sorcier ou Il était une fois… ont marqué plusieurs générations.

Il y a quinze ans, Chris Mooney et Sheril Kirshenbaum ont bien décrit ce qui allait arriver aux Etats-Unis dans leur essai Unscientific America. Avant, les enfants construisaient des fusées dans leur jardin. Aujourd’hui, seulement la moitié des Américains savent que l’orbite de la Terre autour du soleil est d’une année. Si nous ne voulons pas prendre le chemin de l’antiscience de l’Amérique du président Trump, il est urgent en France de refaire de la science une culture populaire, et ne pas la laisser s’enfermer dans une logique élitiste ! C’est un appel à la mobilisation en soutien de la science par tous que nous lançons dans cet essai.

Quand la France se détourne de la science, par Karine Berger et Grégoire Biasini. Odile Jacob, 224 p., 22,90 €.



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Author : Thomas Mahler

Publish date : 2025-09-14 16:00:00

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