En l’espace d’un an, Jim Farley s’est rendu à six reprises en Chine pour s’imprégner du savoir-faire local en matière de véhicule électrique. Le patron de Ford en est ressorti à chaque fois ébahi et inquiet : « Nous sommes en concurrence mondiale avec ce pays, et pas seulement dans ce domaine. Si nous perdons cette bataille, notre entreprise n’aura plus d’avenir », déclarait-il à l’occasion d’une intervention à l’Aspen Ideas Festival dans le Colorado, en juillet dernier. Le dirigeant américain en sait quelque chose. Il n’est pas revenu les mains vides de ses premières virées du côté de Shanghai. Ses équipes ont sélectionné cinq voitures locales pour les étudier aux Etats-Unis. Ingénieurs, designers et commerciaux ont alors pu mesurer le chemin qu’il leur restait à parcourir pour rattraper la concurrence féroce des constructeurs chinois.
Parmi les modèles qui ont fait le voyage : le SU7 de Xiaomi, une berline électrique écoulée à plus de 130 000 exemplaires entre mars et décembre 2024. Design façon Porsche et concentré de technologies à l’intérieur. Invité du podcast spécialisé Fully Charged en octobre dernier, Jim Farley, petit-fils d’un ouvrier ayant travaillé aux côtés d’Henry Ford, a fait ce terrible aveu : depuis six mois, lui-même conduit cette voiture conçue par l’un des leaders mondiaux des smartphones. Il ne peut plus s’en passer. Pour Xiaomi, le coup de projecteur est spectaculaire. De l’avis de nombreux experts, il est surtout mérité.
Des smartphones à la voiture électrique
Rien n’était pourtant acquis pour ce géant de l’électronique qui, avant 2024, n’avait encore jamais produit de voiture électrique. « Les fabricants chinois peuvent développer un modèle en 20 mois environ, alors que les cycles classiques pour un constructeur occidental étaient de 36 à 48 mois », assure Matthias Schmidt, analyste indépendant au sein du cabinet Schmidt Automotive Research. Novice dans l’automobile, Xiaomi ne partait pas pour autant d’une page blanche. « Le groupe savait déjà négocier et gérer des volumes importants. Il a su reproduire sa capacité à proposer des produits compétitifs et abordables dans le domaine électronique. Son entrée dans le secteur a aussi coïncidé avec la maturité de la chaîne d’approvisionnement des véhicules électriques », souligne Bill Russo, ancien de Daimler et Chrysler et fondateur de la société de conseil Automobility Ltd à Shanghai.
En nouant un partenariat avec le champion national des batteries CATL, le néoconstructeur a pu rapidement monter en cadence. Le tout en bénéficiant d’un écosystème en pleine effervescence. « Le marché est en transition vers les véhicules à énergie propre, fait remarquer Tu Le, fondateur et directeur général du cabinet de conseil Sino Auto Insights. L’avantage des entreprises chinoises est qu’elles ne sont pas freinées par l’héritage des véhicules thermiques. » En 2024, un quart des nouvelles immatriculations en Chine concernait des voitures électriques, contre 5 % en 2020.
Mais la concurrence est rude. L’année dernière, 129 marques se sont disputé le marché chinois. « Cependant, le taux d’utilisation des capacités de production reste relativement faible, ce qui a provoqué, depuis un an et demi, une guerre des prix, relate Stephen Dyer, responsable du département conseil automobile et industriel pour l’Asie au sein d’Alix Partners à Shanghai. À long terme, ce phénomène éliminera les acteurs incapables de rivaliser et exigeant trop de liquidités ». Le cabinet de conseil a calculé que seules 15 marques sur 129 devraient être profitables d’ici 2030. Xiaomi en fera-t-elle partie ? Probablement : sa division automobile serait déjà proche de l’équilibre. « Le gouvernement observe les entreprises s’affronter sans intervenir, laissant certaines croître naturellement. C’est un marché à la fois très particulier et très stimulant, largement porté par l’innovation, ce qui explique en partie le succès de Xiaomi », selon Jean-Pierre Corniou, ancien directeur général adjoint de Sia Partners et auteur en 2019 de Et la voiture du XXIe siècle sera… chinoise (Editions Marie B). Contrairement à ses concurrents, le nouvel entrant jouit d’une très forte réputation dans le pays. « En Chine, les consommateurs sont très attirés par la technologie et font confiance aux marques locales, ajoute le consultant. La part de marché des constructeurs étrangers diminue fortement : Tesla peine à s’imposer, Mercedes est loin derrière et les autres sont quasi absents des ventes de véhicules électriques ».
Une marque omniprésente en Chine
C’est simple, Xiaomi est partout dans les foyers chinois. Téléviseur, aspirateur, montre connectée, cuiseur à riz… En tout, la marque vend plus de 2000 produits compatibles avec son application d’objets connectés Xiaomi Home. « Tout l’écosystème de la marque est désormais pensé pour être piloté depuis le smartphone, mais aussi depuis la voiture », explique Guillaume Berlemont, directeur marketing de Xiaomi France. Pour essayer l’un de ses deux modèles de voiture, il suffit d’aller… dans les magasins où se vendent habituellement ses téléphones mobiles. Cockpit connecté, conduite autonome partielle, reconnaissance vocale, personnalisation selon le siège occupé… Ce concentré d’outils nourris à l’intelligence artificielle sur quatre roues a tout pour séduire les consommateurs chinois qui baignent dans la technologie depuis leur naissance. « En France, en Allemagne ou aux États-Unis, une grande partie de la population a dû opérer une transition vers le numérique. En Chine, la plupart des habitants en âge d’acheter n’ont connu que le mobile et la vie digitale », rappelle Tu Le, de Sino Auto Insights. Le prix de vente de la voiture Xiaomi explique aussi son succès : son modèle standard, le YU7, est vendu autour de 30 000 euros. « Ce n’est pas donné, mais le rapport qualité-prix est excellent, juge Bill Russo. C’est la moitié du prix des voitures européennes comparables, qui ne sont souvent même pas aussi bien équipées. »
Le tour de force du chinois impressionne. Surtout si l’on se souvient qu’Apple, avec un projet similaire, s’y était cassé les dents. L’entreprise dirigée par Tim Cook a pendant longtemps préparé son incursion dans l’automobile avec son Apple Car, avant de jeter l’éponge. « La stratégie m’avait paru curieuse. Apple avait toutes les ressources nécessaires pour réaliser ce que Xiaomi fait maintenant, mais le groupe a visé trop haut dès le départ en tentant de créer une voiture entièrement autonome dès le début. Ce n’était pas réaliste à court terme », affirme Bill Russo. En une décennie, la marque à la pomme a dépensé plusieurs dizaines de milliards de dollars. L’échec de l’américain « renforce l’image de Xiaomi et le consacre comme un acteur technologique capable d’entreprendre et de pénétrer un marché difficile », estime Jacques Roizen, directeur au sein du Digital Luxury Group. Le parallèle avec le fabricant de l’iPhone ne s’arrête pas là. Le patron et fondateur de Xiaomi, Lei Jun, est souvent comparé à Steve Jobs dans son pays. Ce quinquagénaire, dont les prises de parole sont aussi scrutées qu’une keynote, est l’artisan de ce virage majeur. Pour Guillaume Berlemont, de Xiaomi France, ce choix stratégique s’est imposé après que Huawei, placé sur liste noire, a « révélé les risques d’une activité reposant sur une seule verticale ».
A vouloir aller trop vite, Xiaomi prend le risque de l’excès de vitesse. En avril dernier, trois étudiants ont perdu la vie au volant d’une SU7 alors que la conductrice avait activé la conduite autonome. Quelques semaines plus tôt, l’entreprise avait été contrainte de rappeler plus de 30 000 véhicules en raison d’un dysfonctionnement du système d’aide au stationnement. « Même lorsqu’ils commettent des erreurs, ils savent s’adapter, relativise un expert en Chine. L’objectif premier est de mettre rapidement le produit sur le marché, puis d’améliorer ou de corriger par la suite. Le timing prime sur la perfection : tout ce qui est prêt au moment prévu est lancé, ensuite on procède à des mises à jour et des ajustements. » « Ils savent habilement faire taire les critiques sur la qualité, qui reste un facteur crucial : si l’on ne la maîtrise pas, on disparaît », ajoute Jean-Pierre Corniou.
Cap sur l’Europe
A peine engagé sur les routes chinoises, Xiaomi a déjà des envies d’ailleurs. Fin août, l’entreprise a annoncé son intention de s’attaquer au marché européen en 2027, là où ses homologues chinois BYD et Xpeng ont déjà mis un pied. Un pari ambitieux car même si Xiaomi s’est hissé en août à la deuxième place des plus gros vendeurs de smartphones en Europe, son image de marque est loin d’être aussi forte que dans sa terre natale. « Et il y a une différence majeure : investir 300 euros dans un téléphone et accorder sa confiance au fabricant n’a rien à voir avec dépenser 30 000 euros pour une voiture et lui confier la sécurité de ses enfants. C’est un tout autre niveau de défi », considère Tu Le.
Quant aux consommateurs français, allemands ou anglais, leur fibre technologique reste moins développée que celle des Chinois. « Les fonctionnalités digitales seront-elles pertinentes alors qu’ils sont moins dépendants de leur téléphone ou des applications pour gérer leur vie ? s’interroge Tu Le. L’acheteur moyen d’une BMW, d’une Mercedes ou d’une Renault en Europe est beaucoup plus âgé que le consommateur chinois typique. »
Pour convaincre, il lui faudra aussi construire un réseau de distribution et de maintenance solide. « Les clients ne seront pas satisfaits si leur voiture reste immobilisée deux ou trois semaines en cas de pépin. C’est un obstacle à surmonter », note Matthias Schmidt. Si Xiaomi parvient à s’imposer auprès des conducteurs européens, se posera aussi la question de produire sur le continent. Le leader chinois du véhicule électrique BYD ouvrira pour sa part une usine en Hongrie d’ici la fin de l’année. Dans son sillage, d’autres prévoient de sauter le pas. Après tout, dans les années soixante-dix, les constructeurs asiatiques avaient suivi le même schéma : « Les marques exportent d’abord vers leurs marchés cibles avant de produire localement, détaille Stephen Dyer d’Alix Partners. Les Japonais l’ont fait en Amérique du Nord et en Europe, puis les Coréens dix ans plus tard. Dans l’automobile, la règle générale est d’assembler les véhicules là où on les vend, ce qui réduit le risque lié aux fluctuations monétaires, aux droits de douane et aux coûts logistiques. »
Là encore, Xiaomi pourra s’appuyer sur son réseau de distributeurs de produits électroniques. La clé du succès en Europe sera surtout de faire la démonstration de sa qualité. « La raison pour laquelle l’iPhone a cartonné est qu’une fois en main, on se rendait compte que c’était le meilleur produit du monde », se souvient Jacques Roizen. L’essayer c’est l’adopter, à en croire l’expérience du patron de Ford. Le constructeur pressé semble prêt à relever le défi.
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Author : Thibault Marotte
Publish date : 2025-09-14 15:00:00
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