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« L’Europe et la Chine vont s’opposer aux Etats-Unis et à la Russie » : la nouvelle « guerre froide écologique » selon Nils Gilman

« L’Europe et la Chine vont s’opposer aux Etats-Unis et à la Russie » : la nouvelle « guerre froide écologique » selon Nils Gilman

Presque devenu un cliché, le constat n’en était pas moins vrai : au XXe siècle, le principal conflit idéologique opposait les démocraties libérales, principalement capitalistes, aux régimes autoritaires, de droite comme de gauche. Et si cette époque avait pris fin ? C’est la thèse de Nils Gilman, historien spécialiste de la Guerre froide et conseiller principal de l’Institut Berggruen qui, dans les colonnes du magazine Foreign Policy, s’est essayé au périlleux exercice de la prospective.

Pour L’Express, le futurologue explique à quoi pourrait ressembler cet « ordre post-libéral » qui se scindera selon « des nouvelles lignes de faille », avec une recomposition des alliances mondiales en fonction de la transition énergétique. D’un côté, les pays engagés à opérer une transition vers les énergies vertes, en têtes desquels la Chine et le Vieux Continent – « l’Europe fournirait un marché, tandis que Pékin apporterait sa force de frappe industrielle ». De l’autre, les pays producteurs et extracteurs de pétrole et de gaz que sont la Russie, les Etats-Unis et l’Arabie saoudite, réunis autour de leur « rejet partagé de la transition verte », jusqu’à amplifier la désinformation climatique. La recette d’une « guerre froide écologique » qui, comme celle du siècle dernier, devrait selon lui mêler frictions au sein de chaque bloc… Entretien.

L’Express : Selon vous, le monde se trouve à l’aube d’un grand chamboulement géopolitique à une échelle jamais vue depuis au moins 1989. Expliquez-nous…

Nils Gilman : Dans les années 1990, Francis Fukuyama avait annoncé la « fin de l’histoire », c’est-à-dire le triomphe de la démocratie libérale et du capitalisme à échelle mondiale. C’était la fin du communisme européen. Nous entrions dans l’ère de la mondialisation, du néolibéralisme… On pouvait contester la thèse de Fukuyama, il y avait d’ailleurs des pays dissidents tels la Chine – même si elle a tout de même participé à ce grand mouvement en adhérant à l’OMC. Reste que le principal conflit idéologique du XXe siècle opposait bel et bien, sur le plan géopolitique, les régimes libéraux, principalement capitalistes, aux régimes autoritaires, qu’ils soient de droite ou de gauche. Ma thèse est que cette époque a pris fin. D’abord, avec la crise financière de 2008, qui a porté un sérieux coup à l’un des principes fondamentaux de cette ère, à savoir que grâce à la mondialisation de l’industrie et au libre-échange, les démocraties éradiqueraient la pauvreté. Ensuite – ce fut le coup de grâce – avec le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche.

Nous sommes manifestement entrés dans une ère de guerres commerciales, de transactionalisme et de protectionnisme jamais vue depuis au moins 1989. De même que bon nombre des systèmes d’alliances qui ont défini l’après-guerre sont remis en question. Car Donald Trump n’a pas seulement imposé des droits de douane à des adversaires de longue date des États-Unis, comme la Russie, la Chine ou l’Iran. Il le fait aussi avec ses alliés les plus proches, comme l’Europe ou les pays d’Asie du Sud-Est… En parallèle, de nombreux pays lorgnent désormais sur la Chine qui, à bien des égards, est en quelque sorte devenue le modèle à suivre depuis qu’elle a mis en place une solide stratégie industrielle et s’est hissée au rang de puissance industrielle mondiale. Tous ces éléments indiquent, selon moi, que l’époque régie par le libre-échange et la mondialisation néolibérale, ainsi que l’ancien système d’alliances qui y était associé sont révolus. Et dans cet ordre post-libéral qui s’annonce, le monde ne se scindera plus entre démocraties et autocraties, mais selon de nouvelles lignes de faille…

Quelles seraient-elles ?

La ligne de démarcation centrale portera vraisemblablement sur la manière de faire face aux crises planétaires, et en particulier aux conséquences écologiques de l’industrialisation basée sur les combustibles fossiles, qui a été le fondement de l’économie mondiale au cours des derniers siècles. Ainsi, nous allons probablement assister à une remodélisation des alliances mondiales selon différentes approches concernant la transition énergétique. D’un côté, les pays qui s’engagent à opérer une transition vers les énergies vertes, principalement les États importateurs de pétrole, qui ne disposent pas de réserves d’hydrocarbures exploitables et sont donc fortement incités à tendre vers l’indépendance énergétique dans ce monde hautement concurrentiel. En tête desquels la Chine, qui domine actuellement les technologies vertes, mais aussi les Européens qui, tant idéologiquement que politiquement, sont plus engagés en faveur de l’écologie que n’importe quelle autre région du monde.

De l’autre côté, nous assisterons sans doute à un regroupement des pays producteurs et extracteurs de pétrole et de gaz que sont la Russie, les Etats-Unis et l’Arabie saoudite, soit l’axe des « pétro-États ». Mais comprenez-moi bien : si, à première vue, ces pays sont des régimes plus ou moins autoritaires – les Etats-Unis en prenant dangereusement le chemin avec Donald Trump – ça n’est pas cela qui les unira, mais un rejet partagé de la transition verte. Car eux ne voient pas la décarbonisation comme un défi majeur du siècle, mais comme une menace existentielle pour la survie de leur souveraineté nationale et de leur économie. De fait, la transition verte est une menace pour les actifs russes, de même que l’Arabie saoudite dépend des exportations fossiles. Pour Donald Trump, qui fait tout pour retarder cette transition, travailler avec ces pays sera tout simplement une question d’intérêt national. A terme, on peut par exemple s’attendre à ce que cet axe mène des cyberattaques contre des infrastructures vertes, amplifie la désinformation climatique voire, qu’ils arment les marchés de l’énergie…

Dans cette « guerre froide écologique » que vous décrivez, on peine tout de même à imaginer une alliance entre la Chine et l’Europe…

Il est vrai que les systèmes politiques chinois et européens sont très différents, notamment dans leur rapport aux droits de l’homme. Mais cela ne rend pas une alliance impossible pour autant. Si la Chine n’aime pas que les gouvernements étrangers s’immiscent dans ses affaires intérieures, l’inverse est vrai aussi : Pékin n’a pas pour habitude de se mêler de la façon dont les autres États fonctionnent. Il est donc tout à fait envisageable, côté chinois, qu’une alliance de ce type voie le jour. Côté européen, si une telle idée pourrait sembler difficile à imaginer pour le moment, rappelons que ceux-ci sont aujourd’hui régulièrement victimes de chantage de la part des Etats-Unis, leur principal partenaire commercial historique. Aussi, la question des alternatives pour atteindre l’autonomie énergétique commence à se poser. Il y a six mois, un haut responsable du Quai d’Orsay me confiait : « si nous devions choisir entre une base technique ancrée dans la technologie chinoise et une autre gérée par des Américains comme Elon Musk, Donald Trump et J.D. Vance, nous préférerions sans doute travailler avec Pékin, car au moins la Chine n’essaierait pas d’interférer avec notre gouvernance ». De fait, le leadership incontesté de la Chine dans la production d’énergies vertes constitue un solide argument en faveur d’une alliance sino-européenne. L’Europe fournirait un marché, tandis que Pékin apporterait sa force de frappe industrielle. Il est donc tout à fait possible d’imaginer que l’Europe mette de côté la question des droits de l’homme en Chine pour se concentrer sur l’enjeu du changement climatique et autres perturbations planétaires. Car il faut bien le dire : si des catastrophes commencent à frapper les gouvernements du monde entier, la distinction entre autocraties et démocraties n’aura tout simplement plus d’importance.

Les investissements massifs de la Chine dans les technologies vertes ont plus fait pour la décarbonisation que toutes les réunions que la COP n’a jamais organisées.

Ne sous-estimez-vous pas la part de « greenwashing » dans l’industrie chinoise ?

Ces dernières décennies, la Chine a véritablement mis en œuvre ce que les analystes énergétiques appellent une stratégie « tout compris ». Elle a non seulement investi dans les énergies renouvelables comme le solaire et l’éolien – dont elle domine complètement la production, avec 80 % des panneaux solaires dans le monde – mais elle est aussi devenue le premier producteur de véhicules électriques – avec une production de plus de 70 % des batteries lithium-ion. A l’heure actuelle, c’est un fait : Pékin domine complètement tous ces secteurs. Sans même parler du nucléaire. C’est vrai, elle continue aussi à investir dans des centrales à charbon, car elle n’est pas prête à compromettre sa croissance économique en renonçant aux énergies fossiles. Reste que le mix énergétique vers lequel s’oriente la Chine s’éloigne de plus en plus des énergies fossiles pour aller vers davantage de renouvelable.

Quant à l’axe des « pétro-États », ne surestimez-vous pas l’empreinte que laissera Donald Trump sur le long terme concernant le positionnement des Etats-Unis en matière de questions énergétiques ?

Personne ne sait à quoi ressemblera la démocratie américaine à l’ère post-Trump. D’autant que le plan de succession au sein du parti républicain est totalement opaque. Il est donc impossible de savoir si les politiques voulues ou menées par le président américain et ses alliés seront encore d’actualité dans cinq ou dix ans. Cela étant, les Etats-Unis sont tout de même le plus grand producteur de pétrole et de gaz au monde, et ils ont donc d’énormes intérêts économiques dans ces secteurs. Même si l’on constate une demande croissante, en particulier de la part de la Silicon Valley, pour disposer d’une capacité électrique toujours plus importante afin de pouvoir investir dans l’intelligence artificielle, il s’agit peut-être là d’une bulle qui finira par éclater avec le temps.

Les États-Unis s’orientent vers des investissements toujours plus importants dans l’extraction d’hydrocarbures. Certaines des déclarations de Donald Trump, notamment sa volonté de conquérir le Canada et de s’emparer du pétrole dans d’autres parties du monde, sont l’expression de cette stratégie. Au fond, cette politique remonte à Jimmy Carter, dans les années 1970 ! Garantir l’accès au pétrole a toujours été un pilier central de la stratégie américaine. Donald Trump a même déclaré que la principale erreur commise en envahissant l’Irak il y a vingt ans était de ne pas avoir pris tout le pétrole… Il me semble donc très improbable que les Etats-Unis changent brusquement de stratégie, quand bien même Trump ne serait plus au pouvoir.

Ne faut-il pas s’attendre, précisément parce que ces alliances ne se fonderont pas sur la forme de leur régime, à l’émergence de tensions au sein de chaque bloc ?

Tout à fait. Dire qu’il existe deux blocs distincts ne signifie pas pour autant qu’il y aura une conformité absolue au sein de chacun d’eux. Cela s’est d’ailleurs vérifié au cours de la Guerre froide. La Chine et l’Union soviétique, initialement très proches pendant les quatre années qui ont suivi la révolution chinoise, ont connu une période de rupture idéologique profonde avec la déstalinisation de l’URSS. Ce qui a même conduit à de brefs combats entre celle-ci et Pékin à la fin des années 1960. De même, il y a eu de nombreuses divisions au sein du bloc occidental. De Gaulle ayant notamment retiré les forces nucléaires françaises de la chaîne de commandement de l’Otan en 1966, ce qui a créé des tensions tout au long de cette période.

A l’heure de la guerre froide écologique que je décris, il est probable que nous assistions à des frictions similaires. Par exemple, la Chine et la Russie sont pour l’heure étroitement alignées en raison de leurs antagonismes historiques envers les Etats-Unis et le reste de l’alliance occidentale. Mais à mesure que cette dernière se désagrège, notamment sous la houlette des Etats-Unis, la logique qui sous-tend la connexion Moscou-Pékin commencera sans doute à s’affaiblir. De même, si l’Iran est aujourd’hui complètement mis à l’écart, il est tout à fait envisageable que le pays vienne bouleverser ces deux blocs – surtout le bloc des pétro-États – en cas de chute du régime des mollahs et de remplacement par une gouvernance moins hostile aux intérêts occidentaux… Tout comme la rivalité géopolitique russo-américaine se poursuivra malgré leur alignement de circonstance. Et comme pour la guerre froide du XXe siècle, une grande question sera de savoir comment le Sud mondial s’aligne.

Quel est votre pronostic pour le « Sud global »?

La Chine a de sérieux arguments. Elle pourrait par exemple proposer aux pays de cette région de leur fournir des véhicules électriques, des éoliennes, des panneaux solaires, ainsi que des technologies de pointe pour construire des réseaux 5G. Du côté des « pétro-États », il y aura aussi des incitations. Mais, de mon point de vue, la Chine a vraiment pris le dessus sur l’Occident dans une grande partie du Sud depuis quinze ou vingt ans. D’autant qu’elle pourrait aussi garantir de ne pas faire pression sur de nombreux pays au sujet de leur bilan en matière de droits de l’homme… Ce serait une offre assez attrayante pour de nombreux pays du Sud.

Dans la configuration que vous annoncez, quelle place restera-t-il pour le multilatéralisme climatique ?

Je suis pour le moins sceptique quant aux effets réels du multilatéralisme climatique. Il y a eu beaucoup de réunions, mais peu de progrès. Pour être franc, les investissements massifs de la Chine dans les technologies vertes et la réduction des coûts de production des énergies renouvelables ont plus fait pour la décarbonisation que toutes les réunions que la COP n’a jamais organisées. Cela dit, il serait bon que les institutions comme la COP et même l’ONU considèrent les questions énergétiques comme des missions particulièrement importantes, plutôt que de se contenter d’exiger que le monde entier s’engage à essayer d’atteindre certains objectifs climatiques. Je veux parler d’efforts de négociations multilatérales en vue de conclure des accords de partage de technologies, de réflexions quant à la meilleure façon de déployer rapidement celles qui peuvent faciliter la transition vers les énergies vertes… Cela me semblerait être beaucoup plus utile, de la part de ce type d’organisation, que ce à quoi nous assistons jusqu’ici.



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Author : Alix L’Hospital

Publish date : 2025-09-15 16:00:00

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