Très vite, on touche un point sensible : à sa nomination comme directeur de l’Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique (Inria), en 2018, Bruno Sportisse a été épinglé comme Monsieur « start-up nation ». Lui est alors reproché sa stratégie d’ouverture et de transfert vers les jeunes pousses, son profil d’architecte politique de la « French Tech »… En somme, une orientation très macronienne, éloignée des canons de la recherche publique. Une fronde interne, très relayée – y compris dans L’Express – a quelque peu terni son image et celle de l’Inria. De l’histoire ancienne ? Au printemps 2024, un rapport du Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (Hcéres) a conforté le chemin pris par Bruno Sportisse. Puis l’Inria et ses 3 400 chercheurs se sont retrouvés en première ligne de sujets stratégiques : la course à l’IA et la souveraineté numérique. Le PDG assume aujourd’hui pleinement le virage « public-privé » pris par l’institut. « Compter les brevets je n’y crois pas beaucoup. Je crois aux réalisations, à l’impact. Qu’un Mistral AI arrive à émerger en France, ça vaut toutes les publications du monde ». Entretien revanchard.
L’Express : Comment l’Inria s’adapte aux progrès rapides de l’intelligence artificielle (IA) ?
Bruno Sportisse : Jusqu’en 2022-2023, l’offre en solutions d’intelligence artificielle était surtout issue des laboratoires et des instituts de recherche. Maintenant, elle vient en priorité des entreprises, qui construisent par ailleurs leurs propres infrastructures de calcul, quand elles profitaient avant de celles financées par l’argent public. C’est un nouveau paradigme : l’IA est sortie des cercles des sachants et le nouveau sujet prioritaire est celui de l’adoption généralisée. Cela nous oblige à travailler différemment.
C’est-à-dire ?
D’abord, en accompagnant bien plus d’entreprises. Le numérique, et plus particulièrement l’IA, se propage dans toutes les filières industrielles. Une partie de la compétition internationale se joue aujourd’hui là-dessus : comment monter en gamme, comment utiliser l’IA pour accélérer le cycle de conception d’un produit, pour la maintenance, pour les jumeaux numériques… Ce n’est plus la cerise sur le gâteau, c’est indispensable pour rester dans la course. En ce moment, on travaille avec les filières de l’industrie mécanique – à travers leur centre technique (le Cetim) – qui emploient plus de 600 000 personnes. Historiquement, nous avions plutôt des liens avec des départements de recherche et développement (R&D) de grands groupes. Mais pas des départements de recherche dans les petites et moyennes entreprises (PME) et les entreprises de taille intermédiaire (ETI). C’est totalement inédit pour nous.
Au niveau scientifique, on doit penser le coup d’après. La sécurité reste par exemple un sujet de frontière technologique. On doit se doter d’algorithmes qui évaluent d’autres algorithmes, d’outils de marquage des contenus de manière très précise ; le service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum) a notamment besoin d’algorithmes d’IA pour traiter et qualifier leur masse d’informations. On se penche sur l’utilisation des données de santé à travers une IA dite « fédérée », plus décentralisée. Il s’agit, pour entraîner des modèles spécialisés, de laisser les données où elles sont – par exemple réparties entre plusieurs hôpitaux avec leurs propres règles de gouvernance, de sécurité. La prévision météo et l’agriculture sont aussi des enjeux importants bouleversés par l’IA. Nous rencontrons des spécialistes de l’environnement, de la sphère écologique, du développement durable : des personnes d’univers auxquels on ne parlait pas avant. On a également multiplié nos projets avec le ministère de la Défense.
Des nouveaux terrains de jeux s’ouvrent à nous. Comme dans les sciences humaines et sociales. Pour la première fois, nous recrutons des permanents spécialistes de la manipulation de l’information ou encore dans la régulation européenne. L’un de nos projets phares est l’étude de l’IA au travail grâce à notre laboratoire spécialisé « LaborIA », commun avec le ministère du Travail. Cela nous ouvre aux questions sur les outils que l’on utilise, des questions cognitives, de responsabilité sociétale…
Vous coopérez avec une typologie d’acteurs très diversifiée, autant des ministères, que des laboratoires privés, publics, des petites et grandes entreprises, des start-up… Êtes-vous garant de la recherche publique ou un moteur de l’innovation technologique privée ?
L’un n’empêche pas l’autre ! C’est typiquement le référentiel de pensée qu’il faut dépasser. On doit arriver à comprendre les besoins de chacun. La devise de l’Inria, je le rappelle, c’est « excellence scientifique et transfert ». Personne ne peut avancer seul. Je ne crois pas au monde scientifique capable d’être la vigie qui voit plus loin que les autres. Encore plus dans le numérique. On forme aujourd’hui aux techniques qui étaient encore dans les laboratoires il y a seulement deux ans. Il faut donc des allers-retours permanents entre des cas pratiques et le monde de la recherche qui va trouver des solutions. Un système public-privé sans couture. Or, historiquement, nous sommes un pays de couloirs et de petites cases…
Votre penchant pour le second volet de cette devise – les partenariats industriels, les créations de start-up – a été très critiqué…
On doit être redevable à la France des investissements publics significatifs consentis chez nous, notamment avec l’accélérateur qu’est France 2030. Notre budget a augmenté de 40 % en cinq ans [NDLR : 323,2M€ en 2024, dont 204,7M€ de subventions publiques]. Et je pense qu’un bon moyen est d’avoir de l’impact. Je le mesure à des cas comme Pulse Audition : c’est une start-up qui intègre des solutions d’audition dans des lunettes, avec de l’IA pour s’adapter à l’environnement (filtrage de bruits ambiant, orientation…). A l’origine, il s’agit de recherches de haut niveau menées à l’Inria et à l’Université de Lorraine. Pulse Audition a finalement été acquise en janvier par le géant européen Essilor-Luxxotica. La technologie reste en Europe, et on est compétitifs par rapport aux Américains ou aux Chinois.
Un autre type d’impact : Mia Seconde, qui donne aujourd’hui à des élèves de lycée un accès à des énormes banques d’exercices en mathématiques et français personnalisés grâce à l’IA. L’outil a été conçu par une edtech [NDLR : une start-up spécialisée dans l’éducation] qui travaille avec l’Inria. Elle planche sur le renforcement par curiosité, soit la manière de répliquer l’apprentissage naturel par la curiosité et le fait de poser des questions. Je peux aussi vous citer le succès de la bibliothèque d’outils open source et d’algorithmes pour le machine learning [NDLR : un fondement technique de l’IA], Scikit-learn, pensée chez l’Inria et dont dépendent de millions de projets logiciels dans le monde. La start-up Probabl, dirigée par Yann Lechelle, va accélérer son déploiement.
Au-delà de l’IA, un des sujets du moment est le cloud, fortement dépendant en Europe de solutions américaines. Avec Policloud et Hivenet, l’Inria travaille sur la décentralisation et l’écoresponsabilité des unités de calcul. Il s’agit du plus gros partenariat de l’institut : sur 230 projets de recherche au total, 15 sont impliqués. Car il faut maîtriser du cyber, de l’IA, des systèmes distribués… Alors, on n’est pas « start-up nation », mais toutes ces jeunes pousses sont un excellent moyen de faire sortir nos compétences des laboratoires. Et au fond, compter les brevets ou les publications ne veulent pas dire grand-chose. Je crois vraiment aux réalisations pour bâtir des solutions utiles. De futurs champions industriels de demain. Que la France ait vu émerger Mistral AI, dont le fondateur Arthur Mensch a fait sa thèse à l’Inria, cela vaut à mes yeux toutes les publications du monde.
Reste le manque de moyens de la tech française et européenne pour vraiment rivaliser au niveau mondial…
Bien sûr, il faut des investissements massifs pour remédier à ce funding gap, mais on ne peut pas tout ramener à la question des moyens. On doit faire naître beaucoup plus de projets tech « pré-kbis », avant la création d’entreprise. Cette question du nombre est importante. Google, il faut s’en souvenir, était loin d’être le premier moteur de recherche de la Silicon Valley. Si vous ne portez pas 50 projets, il n’y a pas de mystère, il n’y aura pas de champion. Il faut du nombre. Actuellement, on a un biais très cartésien en France : on finance cinq acteurs et on se dit qu’on arrivera forcément à trouver le bon car nous sommes doués pour l’évaluation. C’est faux, il faut prendre plus de risques et être humble sur qui va gagner. Il n’y a que le retour de la confrontation à un marché, de la capacité à construire une équipe, de l’internationalisation que personne ne sait prévoir, qui comptent.
Ensuite, on doit mieux accompagner, pour que les projets deviennent des start-up technologiques et non pas des SSII (des entreprises de services du numérique) ou des bureaux d’études. On va parfois chercher à l’international des gens qui portent ces projets. Et on collabore avec des groupes industriels pour avoir des sorties, des exits, comme dans le cas Pulse Audition. On est ainsi devenu la première structure accompagnante du concours i-PhD, qui distingue des start-up issues de la recherche publique, avec jusqu’à 45 % des projets sur le numérique. Nous verrons si ça marche dans la durée. Mais on en est déjà à une soixantaine de start-up créées en quatre ans. C’est très marqué IA, mais aussi santé numérique, avec en particulier le projet MediTwin. Un des plus gros mené par l’Inria en termes de financement et d’ambition, avec France 2030. Celui-ci vise à simuler le jumeau numérique d’un organe, d’une maladie, d’un patient. Cela pourrait doper la médecine personnalisée, la conception de médicaments. Dassault Systèmes joue un rôle majeur dans ce projet.
Quels sont vos angles morts ?
Nous manquons de projets en cybersécurité. Et de projets à compétences croisées, entre disciplines (IA, quantique, cloud…) ou entre logiciel et matériel. On essaye d’y remédier, avec le CEA (Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives), avec qui l’Inria collabore sur les composants futurs nécessaires à l’IA. C’est typiquement la vision que l’on entend porter avec l’agence de programmes dans le numérique.
Pouvez-vous nous en dire plus sur l’objectif de cette agence ?
Je la vois comme l’équivalent des Arpa thématiques aux Etats-Unis – Advanced research projects agency. Le grand public connaît la Darpa, spécialisée défense, à l’origine d’innovations de rupture comme Internet ou encore le GPS. Mais il y en a d’autres en santé, dans l’énergie… C’est notre modèle. Celui de travailler ensemble avec des universités, des instituts de recherche, des entreprises, des ministères, sur des projets long terme qui nécessitent de l’agilité. En vérité, personne ne peut prédire ce qu’il va se passer dans deux ans. Quand on utilise l’expression « long terme », l’idée est de se doter des moyens d’avoir un écosystème public-privé qui bosse ensemble en confiance. Qui sait résister aux modes – est-que vous nous avez vus en faire beaucoup sur le métavers ? – ou accélérer au besoin. C’est ce qu’on a su faire sur l’IA notamment.
Est-ce que cette politique bouleverse votre politique de recrutement ?
Non, le but est toujours de recruter les meilleurs talents possible. On recrute deux fois et demie plus qu’il y a dix ans, et partout. Les étrangers représentent presque un recrutement sur deux cette année. La « guerre des talents », je pense qu’on la gagne. De nombreux scientifiques souhaitent venir travailler dans un contexte public ouvert, qui planche sur des grands défis comme la santé, la transformation de l’industrie, la défense… Et où on peut, éventuellement, y créer sa propre entreprise.
Souffrez-vous de la concurrence des Big Tech à ce sujet ?
En vérité, on essaye en ce moment de faire du brain drain inversé avec les Gafam. J’y crois beaucoup car il y a le contexte géopolitique, des questions de sens : OK ils ont des moyens et des laboratoires académiques de premier plan. C’est le miel de ces entreprises pour attirer les compétences. Mais comme je l’ai dit, beaucoup de ces scientifiques veulent consacrer plus de temps à la recherche publique.
Vous évoquez le « contexte géopolitique ». Les tensions avec les Etats-Unis et leur président Donald Trump remettent au premier plan la question de la souveraineté numérique. Qu’est-ce que ça change pour l’Inria ?
C’est une forme de retour aux sources. L’Inria a été créé par De Gaulle en 1967 afin de renforcer la souveraineté numérique de la France par la recherche et l’innovation. On a réaffirmé ce positionnement stratégique à ma prise de fonction en 2018. Cela signifie être capable d’avoir des priorités, de bosser avec le tissu national et pas nécessairement Google, Facebook, Huawei… Mais oui, l’offensive de Trump sur l’Europe est un coup d’accélérateur sur les sujets de la sécurité des bases de données, des alliances industrielles, sur la construction d’infrastructures critiques, entre autres.
Est-que l’Inria doit assumer un rôle plus géopolitique ?
Si la question est : est-ce que l’évolution des relations transatlantiques vous impacte ? Oui. La plupart des projets logiciels se font sur un site américain appelé GitHub. Si un jour, dans le cadre d’évolutions de relations transatlantiques cet accès est coupé, il nous faut des solutions alternatives. Cela pose plus largement plein de questions sur des dépendances critiques. On est obligé de comprendre ce qu’il se passe pour définir notre jeu d’acteur, définir les projets prioritaires. Etre capable d’anticiper, ne pas être surpris… On l’est encore beaucoup malheureusement. Alors, on ouvre nos chakras. L’Inria est cofondateur d’une chaire de l’Ifri avec quelques acteurs industriels français, qui s’appelle Géopolitique des technologies. Et comme la souveraineté n’est pas qu’une affaire nationale, on renforce nos liens à l’international. Sur l’IA, le quantique ou le cyber, nous travaillons étroitement avec l’Allemagne : le DFKI, le CISPA, la Fraunhofer Gesellschaft. Nous avons aussi des partenariats stratégiques avec la Corée, le Japon, le Canada ou encore le Royaume-Uni. Tous ces partenariats ont été grandement renforcés lors du Sommet mondial de l’IA, en février.
Vous semblez confiant…
Je suis hyper confiant, quelles que soient les circonstances du moment. La France a tiré son épingle du jeu avec le numérique, parce qu’il y a de la vision long terme. On a aujourd’hui des éléments de preuve d’impact. L’écosystème public-privé est solide. La structuration en agence de programme donne un bras armé à l’Etat sur la souveraineté numérique. Il faut ensuite être capable de faire des choix dans la durée, d’arbitrer. En ce moment, avec la situation budgétaire publique… C’est le moment des choix.
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Author : Maxime Recoquillé
Publish date : 2025-09-20 14:00:00
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