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Jonathan White : « Le trumpisme n’est pas un mouvement nostalgique, il est tourné vers l’avenir »

Jonathan White : « Le trumpisme n’est pas un mouvement nostalgique, il est tourné vers l’avenir »

Longtemps, la croyance en un avenir possiblement différent du présent a été un moteur pour nos démocraties. Une prochaine élection pourrait rebattre les cartes, une loi, être remplacée par une autre… Mais aujourd’hui, la perspective des effets du changement climatique fait craindre un futur incertain. Elle est loin d’être la seule à bouleverser nos espoirs quant à un futur meilleur. Dans In the long run : the future as a political idea, Jonathan White, professeur de sciences politiques et chef adjoint de l’institut européen de la prestigieuse London School of Economics, radiographie la façon dont notre conception de l’avenir peut avoir un impact sur le fonctionnement de nos démocraties.

Auprès de L’Express, l’auteur, dont l’ouvrage a été salué par Foreign Affairs, dresse un état des lieux des causes ayant contribué à ce qu’il qualifie de « crise dans notre relation avec l’avenir ». Jonathan White en profite pour donner son opinion sur le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche. Selon lui, loin d’être un mouvement nostalgique, le trumpisme est en réalité « très tourné vers l’avenir ». Entretien.

L’Express : Vous montrez que la façon dont une société imagine le futur peut soit menacer la démocratie, soit la renforcer. Pourquoi est-il essentiel pour le bon fonctionnement démocratique d’avoir foi en un avenir ouvert et partagé ?

Jonathan White : Nos démocraties modernes sont pour la plupart des démocraties représentatives, et non des systèmes où chacun a son mot à dire directement. Comme les institutions médiatrices y jouent un rôle central, elles sont susceptibles de produire des résultats que les citoyens auront souvent du mal à accepter. En ce sens, ce sont des systèmes frustrants. Ce qui rend ce modèle supportable, cependant, c’est l’idée qu’il existe un avenir ouvert. Par exemple, les prochaines élections pourront rebattre les cartes, une loi être abrogée par la prochaine assemblée parlementaire… Les échecs du présent peuvent toujours être corrigés plus tard.

C’est cet équilibre qui permet ce que les politologues appellent parfois le « consentement des perdants », c’est-à-dire le consentement des citoyens malgré la nature frustrante du régime dans lequel ils vivent. Cependant, si l’on commence à penser que tout est une question de « maintenant ou jamais » – la lutte contre le réchauffement climatique, les excès de l’IA, les inégalités économiques, etc. –, on perd alors cette certitude que tout est possible. L’avenir semble alors moins urgent que le présent, et tout part à vau-l’eau. La politique s’enferme dans une vision à court terme et les projets de long terme perdent de leur attrait. Les défaillances du système et les compromis deviennent plus difficiles à accepter, les réformes structurelles semblent hors de portée et les élections ne sont plus considérées comme des étapes sur le chemin, mais comme une fin en soi…

Vous expliquez que si la croyance en l’avenir a longtemps été un moteur, en particulier dans l’Europe du XVIIIe siècle, cette époque est désormais révolue. Peut-on identifier le moment précis où ce changement s’est produit ?

A chaque fois que des événements ont ébranlé les grandes idéologies fondées sur l’idée de progrès, comme le libéralisme ou le socialisme des XIXe et XXe siècles, la confiance en l’avenir s’est affaiblie. Citons par exemple les guerres mondiales et l’invention de la bombe atomique, qui ont introduit la notion d’arbitraire et de risque incontrôlé dans l’Histoire. Mais d’autres facteurs, plus structurels, ont sans doute encore plus contribué à cette crise dans notre relation avec l’avenir. Il s’agit notamment de la précarité de l’emploi et de l’essor de l’économie des plateformes numériques, qui ont eu pour effet d’individualiser les parcours et les perspectives de carrière. Lorsque vous travailliez dans une usine aux côtés d’autres ouvriers, même si le travail était fastidieux et difficile, vous étiez néanmoins entouré de visages familiers, de personnes avec lesquelles vous pouviez vous organiser et construire un fort sentiment de communauté. Dans une économie de plateforme, les employés restent beaucoup moins longtemps dans une entreprise et les équipes changent constamment.

Un autre facteur à prendre en compte est l’affaiblissement des partis politiques. En principe, un parti se définit par un projet qui s’étend dans le temps. Mais aujourd’hui, ces formations deviennent davantage des outils de gestion que des instruments d’autonomisation collective et populaire. En conséquence, les citoyens ont perdu confiance en leur pouvoir d’influence, pour le présent et dans le futur.

Vous vous intéressez aux effets néfastes de la montée de la pensée technocratique. Mais ne mettez-vous pas tous les experts dans le même sac, alors que certains d’entre eux sont indispensables pour résoudre les crises contemporaines, comme la pandémie de Covid-19 ?

La technocratie vise à résoudre efficacement les problèmes, et pour cela, il faut généralement fixer des objectifs clairs et mesurables. Le risque est que cela limite la portée de la réflexion et restreigne notre conception de l’avenir. Pour ceux qui aspirent à un changement social profond, cela pose problème, car il devient alors difficile de formuler des ambitions à long terme ou de se mobiliser autour d’idéaux plus profonds. Même sur une question telle que le changement climatique, la fixation d’objectifs spécifiques – décarbonisation à une date fixe, seuils de température – tend à restreindre l’imagination.

Dans le même ordre d’idées, la pandémie de Covid-19 aurait pu, sur le papier, susciter une transformation radicale afin de mieux anticiper ce type de crise à l’avenir. Mais nous nous sommes concentrés sur des indicateurs immédiats, tels que les chiffres quotidiens des infections, au détriment d’une réflexion plus large sur les sociétés dans lesquelles nous voulons vivre. De plus, en neutralisant le débat politique, la technocratie risque paradoxalement d’inviter son contraire : des formes irrationnelles de protestation qui exploitent cette focalisation sur des mesures quantifiables pour accroître la méfiance et l’aliénation des individus.

Compte tenu de la perte de confiance en l’avenir que vous décrivez, comment analysez-vous le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche ?

Certaines personnes ont tendance à voir le mouvement Maga et son slogan « Make America Great Again » comme une forme de nostalgie. Mais ce serait une erreur ! Il suffit de voir comment s’est déroulée l’investiture de Donald Trump pour constater que la notion d’avenir est omniprésente dans le discours de son clan, à commencer par Elon Musk, qui était présent ce jour-là et qui a utilisé à plusieurs reprises le mot « avenir » dans son discours. Le trumpisme, obsédé par l’idée d’un effondrement imminent, d’une « guerre civile » à venir, est en fait un mouvement très tourné vers l’avenir. C’est la clé pour comprendre l’ascension de Donald Trump.

Cela étant, cette conception du futur ne correspond pas à un programme politique clair et structuré. Elle s’exprime plutôt à travers une politique centrée sur la personnalité et la diabolisation des adversaires – c’est l’idée sous-jacente au discours d’idéologues tels que Curtis Yarvin, qui voient Trump comme une sorte de proto-monarque capable de s’imposer face à l' »effondrement ». Cela trahit une volonté de défaire le présent plutôt que de mettre en œuvre un plan concret à moyen ou long terme. L’avenir est donc au cœur du trumpisme, mais comme un avenir chaotique, et non comme un horizon d’espoir.

Vous insistez sur la perte de confiance dans l’avenir au sein des démocraties. Mais le même constate s’applique également dans les régimes autoritaires tels que la Russie

Sur ce sujet, les régimes autoritaires ont un avantage sur les démocraties, car ils n’ont pas à se soucier autant de l’opinion publique. Dans une certaine mesure, ils peuvent simplement ignorer le pessimisme populaire, et utiliser leur emprise sur le pouvoir pour réaliser leurs ambitions à long terme. Prenons l’exemple de l’Inde de Narendra Modi, qui a un plan sur vingt-cinq ans pour transformer le pays sur le plan économique et géopolitique. Fixer des objectifs aussi lointains dans le temps, c’est rappeler aux gens que l’on prévoit de rester longtemps au pouvoir – c’est une sorte de démonstration de force. Mais même un régime autoritaire aura du mal à s’imposer si la population n’est pas convaincue. Plus le régime lutte pour rendre ses idées d’avenir convaincantes, plus la population est réticente à faire des sacrifices. C’est le problème auquel la Russie est confrontée en Ukraine : pour quel avenir ses troupes sont-elles censées se battre ? Ainsi, si les démocraties ont besoin de visions convaincantes pour donner un sens aux élections, les régimes autoritaires ne sont pas à l’abri de ce défi.



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Author : Alix L’Hospital

Publish date : 2025-09-19 14:00:00

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