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« Le Mossad a des années-lumière d’avance… » : entretien décapant avec l’ex-espion de la CIA Robert Baer

« Le Mossad a des années-lumière d’avance… » : entretien décapant avec l’ex-espion de la CIA Robert Baer

Ancien chef de la section Moyen-Orient de la CIA, l’Américain Robert Baer* revient sur l’efficacité des agents du Mossad. Leur patience et leur méthode leur a permis de mener des opérations spectaculaires contre le Hezbollah, en septembre 2024, ou plus récemment contre les installations nucléaires iraniennes et les cadres du régime. Mais certaines zones demeurent inaccessibles, même pour l’un des services de renseignement les plus efficaces au monde. Gaza et ses souterrains en font partie. Ce qui a amené le pouvoir politique à ne pas prendre au sérieux les indices signalant l’imminence d’une attaque avant le 7 octobre 2023…

L’Express : Vous avez été en poste au Moyen-Orient pour la CIA pendant plusieurs années. Comment décririez-vous vos relations avec le Mossad à l’époque ?

Robert Baer : Mon premier contact date d’une évacuation conjointe avec les États-Unis, lorsque j’étais en poste à Khartoum (Soudan) après le putsch de 1985. Après le coup d’Etat contre le président Gafaar Nimeiry, la dizaine d’agents du Mossad stationnés dans la capitale ont été évacués. La nationalité américaine leur a été donnée, accompagnée d’une couverture – ils se sont fait passer pour des humanitaires. Mais je les ai surtout croisés quand j’ai travaillé sur le Liban, et que l’armée israélienne occupait le sud du pays. Quand ils en sont partis en 2000, il était clair pour moi qu’ils continueraient de suivre les gens qu’ils surveillaient à cette époque.

Cela n’a pas manqué, comme l’a montrée l’opération menée par le Mossad du 17 ou 18 septembre 2024, qui a débouché sur l’explosion des bipeurs et des talkies-walkies des responsables du Hezbollah. Pendant vingt ans, le Mossad a remonté l’entourage des cibles jusqu’aux responsables. Cette opération illustre le savoir-faire israélien : patience, moyens financiers et ingéniosité. Une recette similaire a été appliquée en juin 2025 lors de l’opération Rising Lion, en Iran. Là encore, ils n’ont pas suivi les Gardiens de la Révolution eux-mêmes, mais leurs proches. Dans chaque cas, le Mossad est parvenu à espionner via sa maîtrise de la technologie, et sa capacité à envoyer des agents là où peu vont. Ils ont exploité des réseaux que la CIA ne pouvait pas approcher, pour des raisons juridiques et politiques comme les Mujahadeen-e-Khalq (MEK) en Iran – une organisation classée terroriste par Washington. Ce sont ces réseaux, patiemment tissés depuis des années, qui leur ont en partie permis de mener les opérations au Liban et en Iran que nous avons vues ces derniers mois. Il s’agit de capacités qu’aucun allié européen, ni la CIA, ne peuvent maîtriser. Le renseignement israélien a des années-lumière d’avance au Moyen-Orient.

Leur renseignement humain fait donc toute la différence ?

Ils hésitent moins que nous — reprenons l’exemple des MEK. Quand j’étais en poste en Irak, je me souviens d’avoir aperçu certains de leurs membres, en exil, se promener dans le pays. On m’a dissuadé de les recruter parce qu’ils avaient tué des Américains par le passé. Quand j’étais à la CIA, il était impossible de leur parler – autant vous dire que nous n’avions absolument pas la possibilité de construire des réseaux en Iran. Dans les années 1990, même chose : les Etats-Unis ne trouvaient aucun intérêt à construire des réseaux de sources dans le pays. Le sujet nous était trop éloigné. Ce n’est évidemment pas le cas des Israéliens, qui passent beaucoup de temps à chercher des sources, les sélectionner et simplement… leur parler.

J’ai passé beaucoup de temps dans les prisons israéliennes, à échanger avec des prisonniers. J’ai remarqué que leurs geôliers israéliens leur parlaient aussi énormément. Ils connaissaient parfaitement leurs plaintes et leurs aspirations… Cela paraît être du détail, mais c’est en soi un travail de renseignement, qui leur a permis de parfaire leur connaissance du Hezbollah.

Dans ce cas, comment expliquer qu’un événement comme le 7-Octobre n’ait pas été détecté par les services secrets israéliens ?

Là n’est pas la question. Il y avait des indices que le Hamas préparait une attaque. Mais le pouvoir politique a choisi d’ignorer ces signaux. Le pouvoir a préféré fortifier la frontière plutôt que d’interroger les remontées de terrain. C’est un problème conceptuel. Pourtant, un dispositif de renseignement colossal avait été mis en place. Dans ma seconde carrière, quand j’étais journaliste pour Channel 4, au Royaume-Uni, j’ai passé beaucoup de temps avec le responsable du Shin-Bet dans un centre d’écoutes téléphoniques. C’est là qu’il avait son bureau. Ils y surveillaient le Hamas, en s’appuyant sur les interceptions téléphoniques. Ils savaient que ces téléphones étaient la clé de la surveillance car à l’époque, les Palestiniens de Gaza et de Cisjordanie ne pouvaient pas s’en passer.

Mais le 7-Octobre a montré que le Hamas avait appris sa leçon en communiquant autrement. Cette information était manquante, et a donc rendu la surveillance du Shin-Bet plus difficile. Avec le Hezbollah, le Mossad a manifestement pu anticiper, et s’appuyer sur des bipeurs. Mais il s’agit moins d’une question de performance de services que de différence d’adversaires : quand le Hamas a été très précautionneux, le Hezbollah a arrêté d’être une organisation clandestine. Il est devenu une armée régulière, corrompue à certains égards, trop confiante. Ses leaders donnaient des interviews, étaient devenus arrogants et négligents.

De la même manière, le corps des Gardiens de la Révolution islamique, en Iran, n’est plus depuis longtemps une organisation souterraine. Une fois que ces structures mutent en organisations « classiques », évoluant à l’air libre, elles deviennent vulnérables face aux Israéliens.

Mais le Hamas est un tout autre sujet. Ils sont trop bien enterrés, trop dispersés, trop précautionneux dans leur communication. Le Hamas occupait une sorte de « zone interdite ». Quand j’allais à Gaza en tant que journaliste, les Israéliens ne pouvaient tout simplement pas y entrer ! Y envoyer un officier du Mossad aurait été suicidaire. Il leur était aussi impossible de s’appuyer sur des sources palestiniennes, à qui ils pensent ne pas pouvoir faire confiance.

Autrement dit : chacun des leviers ayant permis au renseignement israélien de mener les opérations contre le Hezbollah ou les Gardiens de la Révolution iranienne leur a fait défaut. Ajoutez à cela une sous-estimation : les dirigeants politiques israéliens étaient convaincus que les Palestiniens ne seraient pas capables de lancer une attaque contre la frontière. Ils avaient déplacé beaucoup de leurs troupes en Cisjordanie pour y maintenir leur contrôle, plutôt que de les garder proches de la clôture. L’attaque du 7-Octobre a été particulièrement brutale pour les soldats israéliens qui s’y trouvaient. Beaucoup n’étaient que de jeunes réservistes, envoyés là pour surveiller la frontière.

Quel souvenir gardez-vous de vos interactions avec le renseignement israélien ?

Ils n’ont jamais rien partagé avec moi. Quand j’étais aux responsabilités, je ne les ai jamais vu donner des rapports tactiques sur le Hezbollah, les mouvements palestiniens, ou ce qu’ils pouvaient récolter en Syrie. Voilà bien un grand mythe qui refuse de mourir : celui selon lequel les Etats-Unis seraient aveugles sans Israël au Moyen-Orient. C’est stupide. Des informations sont probablement échangées entre des représentants israéliens et le président des Etats-Unis, ou le directeur de la CIA, mais elles n’atteignent jamais le stade opérationnel ou analytique. J’ai été assigné à la zone du Levant pendant des années sans voir le moindre début de trace d’une note de renseignement israélienne. Les Israéliens se méfient des agents américains : ils savent que les fuites existent, et ils ne nous font pas confiance à cause de cela.

Quelle est la principale différence entre la manière de récolter du renseignement des Israéliens et des Américains ?

Les agents américains peinent à garder un intérêt continu pour une zone. Quand on vous envoie à Beyrouth, vous y allez pour deux ans, et vous passez ensuite à autre chose. Vous ne gardez pas des dossiers sur des individus pendant des années. Ce n’est pas propre au Moyen-Orient. Quand un agent de la CIA doit aller en Russie, il apprend la langue pendant un an, assure son poste là-bas, et songe ensuite à sa prochaine tâche, à sa promotion. Le suivi de long terme n’est pas du tout le même. C’est la différence entre un pays qui utilise du renseignement pour sa survie, sur le long terme, et le système américain : une bureaucratie pure. Nous avons deux cultures différentes.

En quoi ce fonctionnement « de survie » influe-t-il à long terme ?

Ils prennent plus de risques. Dans les années 1980, le renseignement militaire israélien se rendait en Syrie, alors un pays puissant, et installait des écoutes sur leurs lignes de communication. Ils ont aussi pris le risque d’envoyer des gens au Soudan alors qu’ils n’avaient aucune couverture diplomatique et qu’ils auraient facilement pu être arrêtés. Ce sont des choses que les Etats-Unis ne feront pas. Israël est beaucoup plus susceptible que Washington d’envoyer des espions infiltrés en Iran. Pour eux, Téhéran représente une menace existentielle. Ils savent que si les Iraniens développent une petite ogive nucléaire, ils seront capables de détruire Tel-Aviv. C’est une chose qu’ils ont constamment à l’esprit. Je pense que les Etats-Unis utilisent le renseignement pour justifier des décisions déjà prises, comme nous l’avons fait en 2003 en envahissant l’Irak. Les Israéliens n’ont ni le temps, ni l’intérêt d’envahir le mauvais pays.

Vous évoquiez le fait que le Mossad était « à des années-lumière » des autres services de renseignements occidentaux au Moyen-Orient. Sont-ils aussi puissants ailleurs dans le monde ?

Le Mossad n’est pas un service mondial, leur compétence est avant tout régionale. Ils fonctionnent autour de menaces très ciblées, existentielles. Ils ne font pas grand cas de la Chine, par exemple. Ils sont beaucoup plus intéressés par les pays limitrophes, les voisins de leurs voisins. Un peu l’Afrique, mais uniquement en raison des ramifications du Hezbollah sur le continent. L’Europe, évidemment, à cause des diasporas palestinienne et libanaise. Ils suivent de près les Arabes qui s’installent en Allemagne et à Paris, par exemple.

Ils n’étaient pas les seuls. Quand je collectais des sources pour la CIA, j’essayais de comprendre les activités des Palestiniens dans votre capitale. A l’époque, Paris était un centre de transit pour beaucoup de gens. Les services français partageaient d’ailleurs beaucoup plus avec nous que le Mossad. Les Allemands et les Français nous ont beaucoup plus aidés dans l’enquête sur l’attentat de Lockerbie, en 1988, que le Mossad. Ils étaient bien plus coopératifs.

*Le quatrième homme, éditions Saint-Simon, 2023.



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Author : Alexandra Saviana

Publish date : 2025-10-02 16:00:00

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