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Panthéonisation de Robert Badinter : « La justice comme passion », son plaidoyer dans L’Express en 1958

Panthéonisation de Robert Badinter : « La justice comme passion », son plaidoyer dans L’Express en 1958


L’Express du 31 juillet 1958

La justice comme passion

Michel Debré, nouveau Garde des Sceaux, n’a pas failli à la tradition. Après MM. Lecourt, Martinaud – Deplat, Edgar Faure et d’autres encore, il a fait connaître sa volonté de réformer nos institutions judiciaires. Les projets évoqués sont devenus classiques : regroupement des tribunaux, limitation des juridictions d’exception, modification de la procédure et surtout amélioration de la condition des magistrats.

Programme satisfaisant qui peut tout permettre, mais à condition de le vouloir. Il ne s’agit plus, en effet, de réformer le système judiciaire, comme on radoube un vieux vaisseau. C’est l’idée même de la justice qu’il faut restaurer en France.

L’éloquence en motif décoratif

Les Français ne respectent plus ni ne croient en leur justice. La conception insensée d’une justice « personnalisée » s’est instaurée en France. Le justiciable, croit moins à son bon droit qu’à l’efficacité d’un certain jeu de rapports personnels qui gouvernerait l’exercice judiciaire. Ainsi l’avocat, n’est plus choisi en fonction de son savoir ou de son talent. Ses mérites importent peu. Ce que d’abord l’on espère de lui, c’est qu’il dispose de « relations », qu’il soit « bien placé » ou qu’il jouisse — pour des raisons diverses — d’un crédit personnel qu’il détournera de son objet pour fausser l’entreprise de justice. Quant à la science et à l’éloquence, qu’elles survivent, mais en motifs décoratifs ! Aucune réforme ne pourra aboutir qui ne tendra d’abord à restaurer l’idée de justice en son principe, et à ranimer en elle la foi altérée du justiciable.

Certes des réformes techniques s’imposent. La justice doit d’abord retrouver l’efficacité de sa démarche. Son action doit être, rapide, et la sanction pénale ou civile promptement suivre l’offense, de même que l’exécution des décisions doit être assurée et non plus entravée par des exigences périmées de forme.

Selon Robert Badinter, dans L’Express du 31 juillet 1958, « Les Français ne respectent plus et ne croient plus en leur justice. »

Parallèlement, la justice ainsi rendue à son efficacité première doit être, intellectuellement accessible à tous. L’allégement de la procédure s’accompagnera de l’abolition d’un formalisme et d’un verbalisme volontairement hermétiques. Le justiciable, doit pouvoir comprendre et suivre son procès en toutes ses phases.

Reste l’essentiel : les hommes qui font oeuvre de justice. Leur condition illustre tristement la dégradation survenue. La mission du juge est, dans la cité, la plus riche de pouvoirs réels et la plus lourde de responsabilités. Lui seul décide directement des biens, de la sûreté, voire de la vie d’autrui. Or son état est en France déconsidéré. Nous avons encore de « grands magistrats » alliant le savoir à l’humanité. C’est presque un miracle qu’il en soit ainsi, en un temps où l’état judiciaire n’apporte d’autre satisfaction à ceux qui l’exercent que son exercice même. On a souvent dénoncé la grande misère de la magistrature. Cette humiliation nous atteint tous. La condition matérielle des magistrats devrait être exemplaire. La sérénité de la justice l’exige. On doit leur demander d’être des hommes, non des saints.

Limiter le nombre des juges

Mais assurer la sécurité matérielle ne suffit pas. Qui soutiendrait que, mieux payés, les magistrats rendraient meilleure justice, comme si leur conscience s’équilibrait au niveau exact de leurs traitements ? Le mal est plus profond. Parce qu’ils y participent le plus directement, les magistrats sont les premiers atteints par la déconsidération qui frappe la justice en France.

Un fait établit sûrement ce discrédit. Un conseiller d’Etat ne perçoit guère plus qu’un président du tribunal. Or parmi les étudiants en droit, les meilleurs tendent à l’agrégation ou aux hautes fonctions administratives, en particulier au Conseil d’Etat.

Tout doit être mis en oeuvre pour rendre aux magistrats leur considération première. Les lois, comme les Constitutions, valent par la qualité de ceux qui les appliquent. Les magistrats doivent donc représenter à nouveau aux yeux de tous une élite pour que les meilleurs de nos jeunes hommes retrouvent la vocation de la justice. Or, une condition prestigieuse ne peut être que rare et difficile d’accès. Le nombre des juges doit être limité. Leur autorité ne sera accrue sans que l’administration de la justice en souffre. La collégialité doit donc être supprimée hors des cours d’appel et de cassation. Que des juges, à la condition matérielle assurée, au savoir éprouvé, prennent seuls leurs décisions : dans la solitude se fortifiera le sens des responsabilités indispensable à qui doit décider du sort d’autrui.

L’amour fanatique de la justice

Peu nombreux, les magistrats devront être assistés par des auxiliaires indispensables. Il faut plus de fonctionnaires de justice et moins de juges. La nécessité, pour tous ceux qui participent à la vie judiciaire, d’une formation commune, éprouvant cette réalité dans tous ses aspects, permettra d’y suppléer.

Aux côtés des magistrats, effectuant pour eux les recherches juridiques, dépouillant les dossiers, en conférant avec eux avant que les décisions soient prises, tous les jeunes gens, qu’ils se vouent au Parquet, au Siège ou à la Barre, devront effectuer un stage assez long pour éprouver leur savoir et leur vocation. Bien d’autres mesures devront suivre. Nos lois doivent être rénovées et adaptées aux conflits d’une société bouleversée. Mais en justice, en définitive, rien ne vaut hors les hommes. Eux seuls peuvent tout. Einstein évoquait cet amour presque fanatique de la justice qui sommeille au coeur des hommes. La justice est une passion. Ressuscitons-la.



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Publish date : 2025-10-09 04:30:00

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