« Les rois ne se confient pas », rappelle Juan Carlos Ier. Seulement le monarque, ayant abdiqué en 2014 et vivant désormais reclus dans l’archipel d’Abou Dhabi, a aujourd’hui le cœur gros et « le sentiment qu’on me vole mon histoire ». Celui qui devint roi d’Espagne en 1975 et transforma son pays en un État moderne et démocratique, livre ici un étonnant recueil, mélange de naïveté décoiffante et d’intelligence politique aiguisée. Pour la naïveté, son plaidoyer bonhomme à propos des cadeaux somptuaires dont, encore en exercice, il fut régalé par les familles régnantes du Golfe.
Deux Ferrari, qu’il s’agace d’avoir dû céder, et de l’argent en pagaille. « Je le reconnais, cent millions de dollars est une somme considérable », dit celui qui se plaint quelques pages auparavant d’être « le seul Espagnol à ne pas toucher de retraites après quarante ans de service ».
Un garçonnet sportif et peu scolaire
Quel drôle de personnage que ce grand d’Espagne, altier et misérable, clairvoyant et aveugle, déballant en cinq cents pages sages sa folle histoire donc, celle d’un prince né en 1938 à Rome, garçonnet sportif et peu scolaire, que le général Franco désigna en secret comme son successeur, quand bien même l’arrière-arrière-petit-fils de la reine Victoria d’Angleterre rechignait alors à parler espagnol. L’autocrate le forme, l’éduque, le prépare au trône, balayant au passage l’ordre dynastique puisque le père de Juan Carlos, Alfonso XIII, réfugié au Portugal, attend de pied ferme son tour. Triangle fascinant que ces trois personnages, imbroglio psycho-historique qu’on aurait apprécié de voir ici fouillé plus avant. Un père, héritier d’une des plus vieilles monarchies d’Europe, offrant son fils aîné à un dictateur.
Un fils se préparant à récupérer une couronne dont il prive son père, et entre les deux, sanglé dans son uniforme, la poitrine écrasée de médailles, le sec Caudillo, parvenu au pouvoir après trois ans d’une guerre féroce déclenchée grâce au soutien de l’Allemagne nazie et de l’Italie fasciste. « J’étais une balle de ping-pong entre mon père et Franco », reconnaît, placide, Juan Carlos. Le général lui organise un internat sur mesure, où le prince, entouré de garçons sélectionnés, est éduqué à la dure. Vacances en famille limitées. Soirées surveillées. Interdiction de garder son animal de compagnie (un singe !). Premiers flirts contrôlés. Formation dans les trois académies militaires, au grand dam de son père qui le voulait universitaire. Convocations régulières dans le bureau du tyran. En guise de cadeau pour ses dix ans, un fusil de chasse.
Le roi Juan Carlos (g) et le prince Felipe, le 3 juin 2014 lors d’une cérémonie militaire à l’Escurial, au nord de Madrid
Et comme il est intrigant de percevoir derrière les soupirs d’un roi noceur les chagrins d’un enfant ballotté, qui prend soin à 88 ans de raconter le jour où ayant refusé de manger sa purée il l’avait cachée dans la gouttière, où cette nuit où dormant dans le palais d’été de Franco il avait dû dormir par terre, la faute à un pied de lit cassé. Anecdotes superfétatoires et troublantes tant elles disent le lien entre le dictateur et le futur roi. « Ai-je entretenu une relation filiale avec Franco ? », se demande l’auteur, reconnaissant au-delà de leurs quarante-six années d’écart « une certaine tendresse », de « la bienveillance », avant de refermer la porte en se croquant comme « son successeur, pas son fossoyeur ». Formule exonérant de tout jugement, de tout bilan l’autocrate terrible auquel il doit le rétablissement de la monarchie espagnole.
Ses guépards dans les allées de la Zarzuela
L’ancien roi, qui promenait autrefois ses guépards dans les allées de la Zarzuela, le palais royal madrilène, a écrit avec l’aide de son amie, l’historienne Laurence Debray. Et leur duo aurait lui aussi mérité d’être raconté plus avant. Voici donc l’enfant de deux révolutionnaires castristes, ayant appris à tirer au fusil dans un camp de pionniers cubains, devenue la confidente exclusive d’un monarque déchu. Silhouette de brindille et regard clair, la fille de l’ancien conseiller de François Mitterrand, Régis Debray, raconte dans un café parisien, le visage encore un peu chiffonné d’être revenue la veille d’Abou Dhabi, leur débonnaire amitié, sa fascination tranquille. Elle dit avoir, toute petite, appris les duretés de la cour, celle bien républicaine et française des courtisans – dont son père – papillonnant autour du président socialiste, les déménagements familiaux à répétition, une bombe ayant ravagé leur appartement l’obligeant à dormir quelque temps à l’Élysée.
Elle sait depuis lors combien la corrosion du pouvoir, l’ingratitude de l’Histoire, et par-dessus tout elle souhaite que les Espagnols jamais n’oublient ce qu’ils doivent, malgré tout, à leur ancien roi. Qu’elle connaît depuis douze ans, lui ayant consacré une biographie. En 2022, elle apprend qu’il a pris la poudre d’escampette, les Espagnols étant furieux qu’il ait chassé l’éléphant aux côtés d’une sulfureuse maîtresse lors d’un safari au Botswana, tandis que la justice enquête sur le versement de commissions occultes (enquête qui sera classée sans suite). La biographe publie une lettre ouverte, il l’appelle, lui propose de l’aider à rédiger ses mémoires. Elle décline, se ravise, le retrouve sur son île de Nurai, puis, quelques mois plus tard, s’y installe en famille, ses deux enfants scolarisés au lycée français d’Abou Dhabi, tandis que son mari, Émile, fils de Jean-Louis Servan-Schreiber fondateur de L’Express, chercheur en sciences cognitives accepte de voyager beaucoup. Tous les après-midi, la fille du compagnon de lutte armée du Che Guevara et le cousin éloigné du roi d’Angleterre bûchent dans la villa blanche, séances d’écriture à la table du salon, cuisine ouverte, écran géant pour les matchs de foot, trois gardes, un majordome, et le téléphone atrocement silencieux. Rédaction difficile, aucune archive à leur disposition, mais Juan Carlos n’a rien oublié de minutes de ce mois de février 1981, où les putschistes prirent d’assaut le Congrès, ni des flatteries hautaines de Valéry Giscard d’Estaing, qui aurait bien aimé être décoré de l’ordre de la Toison d’Or.
Pas un mot contre son fils
En revanche, pas un mot contre son fils, Felipe VI, « qui m’a tourné le dos par devoir », et qui le condamne, surveillé de près par le gouvernement, à cet exil. L’ancien roi mourra sur son île de sable, loin de l’Espagne et des siens. Elle assure avoir travaillé sans pression de Madrid, brossant son détachement royal, insensibilité farouche aux exigences de l’époque, lui qui fut programmé pour l’Histoire éternelle. Ils se sont chamaillés, elle adore les éléphants qu’il aime tuer lui expliquant que ses ancêtres ont toujours chassé les pachydermes avec les monarques britanniques, elle n’a pas trouvé malin qu’il encaisse les millions émiratis, et là encore il ne la comprend pas, où est le problème, sa famille a toujours reçu des dons, comment imagine-t-elle qu’ils aient survécu durant leur exil ? Elle raconte la discipline de l’ancien militaire, sa gymnastique de fer et sa solitude. Aucune visite de sa femme, la reine Sofia, pas un appel de son fils. À sa mort, il lui a raconté que son corps reposerait vingt-cinq ans dans un « pudridero », un pourrissoir, puis des moines du monastère de l’Escurial viendraient casser en petits morceaux sa dépouille, ses os réduits ensuite rangés dans une urne scellée. Ainsi meurent les rois d’Espagne. Juan Carlos a fait poster son livre à son fils. En français, langue que celui-ci ne parle, ni ne lit.
Source link : https://www.lexpress.fr/culture/livre/juan-carlos-ier-les-memoires-dun-roi-noceur-de-son-enfance-avec-franco-aux-millions-emiratis-2KHZRCXEEBGVDP3G7DQYHHSRVI/
Author : Emilie Lanez
 Publish date : 2025-10-31 15:00:00
Copyright for syndicated content belongs to the linked Source.
