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« Des courants politiques rêvent de guerre civile » : l’alerte de Jean-Christophe Buisson et Jean Sévillia

« Des courants politiques rêvent de guerre civile » : l’alerte de Jean-Christophe Buisson et Jean Sévillia

« La guerre civile est inévitable au Royaume-Uni », prédit Elon Musk sur X, le 29 octobre, suite au meurtre d’un homme à Uxbridge, poignardé à mort par un migrant afghan tandis qu’il promenait son chien dans l’ouest de Londres. Quelques jours plus tôt, dans Le Figaro Magazine, l’ancien directeur général de la DGSE, Pierre Brochand, dépeignait une France au bord de la « confrontation interne », alors qu’il était interrogé à l’occasion du vingtième anniversaire des émeutes de 2005. Le thème de la guerre civile hante notre époque. La série « La fièvre » (Canal +) d’Eric Benzekri en témoigne. Qu’est-ce qu’une guerre civile ? « Un conflit armé entre les membres d’une collectivité jusque-là structurée autour de valeurs communes, mais soudain séparés en raison de divergences sociales, politiques, idéologiques ou religieuses jugées trop fortes pour être résolues par la négociation », selon la définition retenue par les deux directeurs de l’ouvrage collectif « Les guerres civiles » (Perrin/Le Figaro Magazine), Jean-Christophe Buisson et Jean Sévillia, journalistes et auteurs de nombreuses enquêtes historiques. Leur précédent opus en commun, Le dernier carré – Combattants de l’honneur et soldats perdus, de l’Antiquité à nos jours (Perrin) avait rencontré un beau succès. Comment naissent ces conflits intérieurs ? L’Histoire apporte des réponses. Des guerres de religion au génocide rwandais, en passant par la guerre de Sécession, la révolution bolchévique, la Yougoslavie, l’Algérie des années 90 et bien d’autres tragédies, l’équipe de journalistes et d’historiens réunie par Buisson et Sévillia raconte ces affrontements collectifs en étudiant minutieusement leur engrenage. On sait gré aux auteurs de ne pas céder au sensationnalisme tant le sujet prête aux fantasmes. Leur choix de faire figurer au sommaire la guerre d’Algérie (1954-1962) sera toutefois contesté. Ils s’en expliquent dans L’Express. Sur leurs vingt chapitres, cinq concernent la France. Notre pays aurait pu occuper un volume entier tant son « histoire est celle d’une longue guerre civile », écrivait François Mauriac dans son célèbre « Bloc-Notes » de L’Express. On ne souhaite pas que le livre de Buisson et Sévillia rejoigne le rayon « documents d’actualité » des librairies.

L’Express : Quelle est votre définition de la guerre civile ?

Jean-Christophe Buisson et Jean Sévillia : Un conflit armé, d’une durée pouvant aller de quelques semaines à plusieurs années, avec des moments d’accalmie et d’autres d’une intensité effroyable, entre les membres d’une collectivité jusque-là structurée autour de valeurs communes, mais soudain séparés en raison de divergences sociales, politiques, idéologiques ou religieuses jugées trop fortes pour être résolues par la négociation. Les motivations d’au moins un des deux protagonistes le poussent ou les poussent à envisager la destruction totale de l’adversaire pour triompher.

D’où la violence extrême qui caractérise les guerres civiles, en particulier quand il s’agit de fractures ethniques ou religieuses. Il est à noter aussi ce paradoxe apparent que souvent une guerre civile implique à un moment donné, dans son déclenchement ou son déroulement, une intervention étrangère. Soit qu’un des deux camps juge impossible de triompher seul sans aide extérieure soit qu’il soit directement ou indirectement au service d’un Etat étranger ou d’une nation étrangère.

Vous évoquez dans votre préface un livre de Serge July et Alain Geismar, « Vers la guerre civile », paru en 1969, et qui sonnait, dites-vous, « moins comme un avertissement que comme un souhait ». Votre ouvrage doit-il se lire comme une mise en garde ?

La vérité obli e à dire que toutes les familles politiques n’ont pas le même rapport à l’usage de la violence. S’il existe des associations d’ultradroite dont les militants n’hésitent pas à faire le coup de poing, il s’agit d’un phénomène groupusculaire, situé hors du champ parlementaire démocratique. En dépit des imprécations antifascistes contre le Rassemblement national, ce parti, quoi qu’on pense de lui et de son programme, exerce son action dans le cadre des institutions. Tandis qu’à l’extrême gauche, de multiples collectifs plus ou moins informels ont pris l’habitude d’actions illégales et violentes. A l’Assemblée, le groupe des insoumis pratique une stratégie de provocations et d’invectives qui fait régner une tension permanente. La violence est verbale et symbolique, en l’occurrence, mais reste du domaine de la violence. La gauche radicale n’oublie jamais que, selon Marx, la violence est la grande accoucheuse de l’Histoire. Donc oui, certains courants minoritaires mais bien présents en France rêvent de guerre civile. Cela mérite une mise en garde.

Cet été, l’article d’un professeur du King’s College de Londres, David Betz, dans la revue Military Strategy Magazine, sur les risques de guerre civile notamment en Grande-Bretagne et en France, a été beaucoup relayé. Ses détracteurs l’accusent de vouloir « raviver un mythe cher à l’extrême droite ». Ce thème n’est-il pas omniprésent dans l’imaginaire politique de droite aujourd’hui ?

Il est vrai que la crainte d’un conflit intérieur susceptible de dégénérer s’exprime plus à droite qu’à gauche, mais le réel n’est ni de droite, ni de gauche. La violence des émeutes urbaines de 2005 et 2023 n’est pas imaginaire. La violence de la crise des gilets jaunes dans sa phase finale n’est pas une invention. La violence de certaines manifestations dites écologistes où policiers et gendarmes sont des cibles pour les casseurs n’est pas une fiction. La violence des attentats djihadistes n’est pas une « panique morale » de la droite. Il existe aujourd’hui, dans la société française, des lignes de fracture si fortes qu’il n’est pas absurde de redouter l’enclenchement d’une spirale de violence dont nul ne sait où elle s’arrêterait.

« L’histoire de France est celle d’une longue guerre civile », écrivait François Mauriac dans son Bloc-Notes de L’Express. Les luttes franco-françaises n’auraient-elles pas mérité un volume entier ?

Sans doute, mais notre livre ne cible pas seulement des « luttes », mais des guerres civiles, c’est-à-dire, très concrètement, des épisodes où les armes sont sorties et où le sang a coulé. Au XXe siècle, en France, les grèves du Front populaire ou de mai 1968, par exemple, ont été des moments franco-français de lutte sociale, mais les fusils n’ont pas parlé. Lors de l’émeute du 6 février 1934, en revanche, des coups de feu ont été échangés entre forces de l’ordre et manifestants, faisant morts et blessés, mais cela ne s’est pas prolongé le lendemain. Une guerre civile, au contraire, représente un enchaînement que plus personne ne parvient à arrêter.

Vous consacrez cinq chapitres sur vingt à la France. Comment s’est fait votre choix ?

Il a été difficile, ce qui n’est pas bon signe : il y avait l’embarras du choix. Le fait est que l’esprit de division est une des caractéristiques du peuple français, qui fut d’abord gaulois, rappelons-le… Raison pour laquelle l’histoire de notre pays est jalonnée de conflits intérieurs plus ou moins importants. Mais pour obéir à la définition évoquée, nous avons écarté ceux qui relevaient plutôt de l’émeute ou de la révolte et qui, s’ils pouvaient témoigner d’une réelle rupture au sein de la société, avaient fini par s’éteindre ou se canaliser sans basculer dans une réelle guerre. Ainsi des soulèvements d’Etienne Marcel au Moyen-Age, des canuts lyonnais au XIXe ou, on l’a dit, des ligues nationalistes le 6 février 1934, et de la période de l’épuration. Nous avons en revanche retenu les huit guerres de religion qui ensanglantèrent la France, la Fronde, les guerres de Vendée, la Commune et la fin de l’Algérie française, qui virent s’affronter des Français entre eux avec une violence terrifiante.

Rétrospectivement, la Fronde a-t-elle été le prélude à la Révolution de 1789 ?

Non, pas vraiment. Car les Frondeurs, ceux de la première phase, dite Fronde parlementaire, et ceux de la seconde phase, dite Fronde des princes, étaient entrés en guerre contre le pouvoir royal sans remettre en cause la société d’ordres dont ils étaient les archétypes. L’anarchie engendrée par la Fronde, paradoxalement, n’a fait que nourrir un besoin d’autorité que Louis XIV utilisera pour consolider la monarchie absolue. A l’inverse, la révolution de 1789, née d’un blocage de l’Ancien Régime, a été conduite par des bourgeois qui ont joué de la manipulation des foules pour ébranler un système à bout de souffle, système qui a été renversé de fond en comble.

Par quelles guerres civiles notre mémoire nationale est-elle encore le plus marquée ? Vous rangez la guerre d’Algérie que vous rangez dans cette catégorie ?

La guerre d’Algérie n’est probablement pas perçue comme une guerre civile : dès lors qu’elle s’est achevée par l’indépendance des départements d’Afrique du Nord et que le narratif médiatique ne fait que caricaturer l’Algérie française, ce conflit dramatique est sans doute considéré comme une guerre menée contre des étrangers.

Au sens strict, pourtant, sur le plan du droit français, les musulmans d’Algérie étaient tous nationaux et citoyens français depuis le statut de 1947, les dernières différences ayant été abolies en 1958 avec la suppression du double collège électoral. La phase finale de la guerre d’Algérie est donc bien une guerre civile française, mais à entrées multiples : loyalistes contre indépendantistes, indépendantistes du FLN contre indépendantistes du MNA, pieds-noirs contre le gouvernement de Paris, OAS contre gaullistes.

Aux yeux des Français, peut-être est-ce la guerre de Sécession ou la guerre d’Espagne qui symbolisent la guerre civile ? D’autant que la guerre d’Espagne, très relayée par la littérature enseignée dès le collège, est chargée d’un puissant coefficient idéologique dont le mot d’ordre emblématique, « No pasarán », est resservi à toutes les sauces, même quand il n’y a pas de fascistes en vue.

 » La répression de la Commune nourrit le martyrologe de la gauche », écrivez-vous. Quel événement nourrit à ce point celui de la droite ? La Vendée ?

Pour une partie de la droite au XIXe siècle, oui. Mais une partie seulement. Avec l’avènement de Louis-Philippe en 1830, les références au martyre vendéen se cantonnent désormais aux nostalgiques de l’Ancien Régime et de la Restauration. L’échec de la tentative de soulèvement de la Vendée par la duchesse de Berry en 1832 sonne un peu le glas de ce souvenir douloureux comme moteur spirituel et mémoriel d’une pensée politique « de droite ». D’autant que le roi des Français, libéral convaincu et à la tête d’une monarchie constitutionnelle, par ailleurs fils de Philippe-Egalité qui a été un partisan de la Révolution, ne peut, par définition et par conviction, s’associer à ce souvenir contre-révolutionnaire. Dans le siècle et demi suivant, aucun événement ne pourra prétendre donner naissance à un martyrologe de droite : l’épuration est menée par le parti communiste, mais il est associé à un homme marqué à droite, De Gaulle. Et la répression des derniers partisans de l’Algérie française ne se fait pas sur un critère à proprement parler politique ; elle est d’ailleurs menée par les gaullistes, encore une fois.

En revanche, on peut retenir la notion de martyre de droite intellectuel : au prétexte que le régime de Vichy se réclamait de valeurs conservatrices, la droite a été jugée responsable et coupable des horreurs commises entre 1940 et 1944, et elle a été disqualifiée et exclue des cercles de pouvoir éditoriaux, universitaires et médiatiques pendant de longues années. Et elle est loin d’avoir reconquis certaines places confisquées par la gauche depuis 1945, ce qui nourrit chez elle ce sentiment de « martyr ».

Même si l’affaire Dreyfus n’entre pas totalement dans votre définition de la guerre civile, n’a-t-elle pas eu davantage de poids dans notre imaginaire ?

Oui, et non sans raison. L’affaire Dreyfus a vu naître la notion d’intellectuel en France, et avec elle ce qu’on pourrait l’idée de guerre civile intellectuelle. Cela fait nettement moins de victimes physiques car les mots ne tuent pas directement, mais ils sont parfois à l’origine de tensions qui, elles, peuvent provoquer des morts. Les appels au meurtre qu’on a pu lire ou entendre à la fin des années 1890 se multiplieront dans les décennies suivantes (les vers d’Aragon appelant en 1931 à faire « feu sur Léon Blum » dans son texte Front rouge), et feront de vraies victimes comme le camelot du Roi Marius Plateau ou le ministre socialiste Roger Salengro.

L’Amérique raffole des récits apocalyptiques, dont beaucoup mettent en scène des guerres civiles, tant au cinéma que dans la littérature. Comment expliquez-vous l’omniprésence de ce fantasme dans la culture américaine ?

Les Etats-Unis d’Amérique sont une nation jeune, qui s’est forgée dans la violence (entre colons, contre les peuples autochtones, contre les Anglais et les Espagnols), qui a connu un conflit civil épouvantable lors de sa formation (plus de 60 000morts sur 3 millions de combattants !) et qui, dans son fonctionnement y compris institutionnel, via sa structure étatique fédérale faisant se côtoyer des Etats aux législations radicalement distinctes, autorise ou encourage la division. Rien de plus logique que les arts exploitent et cultivent ce thème « familier » !

L’invasion du Capitole en 2021 n’a-t-elle pas ravivé cette peur ?

Le problème de la réalité, c’est qu’elle rattrape souvent la fiction. Et la devance, parfois…

En quoi la guerre civile russe de 1917 est-elle fondatrice ? Comment Lénine l’a-t-il utilisée ?

Elle fait entrer un nouveau moteur dans le processus de déclenchement d’une guerre civile : l’idéologie. En l’occurrence, l’idéologie communiste, qui sera à la base, entièrement ou pour partie, de nombreux conflits « intérieurs » meurtriers au XXe siècle : la Russie, pour commencer, mais aussi plus tard la Chine, la Grèce, la Yougoslavie, le Vietnam, l’Afghanistan, le Yémen, l’Ethiopie, l’Angola, etc. Le communisme est incontestablement un déclencheur ou un accélérateur de guerre civile.

L’historien allemand Ernst Nolte ne fait-il pas de l’expérience bolchévique » la matrice de « La guerre civile européenne » (titre de son ouvrage paru en 1987) jusqu’à la défaite de Hitler en 1945 ?

Oui, mais c’est une thèse contestable, qui laisse entendre que l’Europe ne nourrirait pas en son sein des motifs de conflit entre les nations la composant, et qui nie d’une certaine manière le fait national. Avant 1914, les pays européens ont combattu les uns contre les autres pour constituer leur identité (qui incluait une part religieuse, voire ethnique) ; et depuis 1945, si on veut bien se souvenir de l’existence durant 40 ans d’un Rideau de fer, du soutien direct ou indirect de plusieurs pays européens auprès des protagonistes ennemis des guerres en Yougoslavie et des réticences de certains membres de l’UE à s’engager contre la Russie de Poutine, au risque de se voir de facto assimilés au camp ennemi de l’UE, on voit bien que la notion d’une Europe-nation unie est hasardeuse. Et donc le terme de « guerre civile européenne » impropre.

Avec la vision d’ensemble qui est la vôtre, peut-on dire s’il existe un terreau propice aux conflits fratricides ?

Toute société est conflictuelle, puisque les intérêts privés concordent rarement, et que les ambitions personnelles s’en mêlent. Cependant cette conflictualité, heureusement, ne débouche pas toujours sur la violence. D’abord parce qu’un rapport de force trop défavorable empêche celui qui est en position de faiblesse d’affronter son adversaire. Ensuite parce que les difficultés peuvent être résolues par le compromis mutuel ou l’arbitrage rendu par un acteur dont la légitimité est reconnue par tous les protagonistes en lice. Les conflits fratricides se déclenchent quand, précisément, le sentiment de fraternité, d’appartenance à une même communauté, est battu en brèche par l’impression d’une irréductible différence que rien ne pourra apaiser et que seul l’emploi de la force pourra trancher. A fortiori si aucune autorité extérieure n’est en mesure d’intervenir pour empêcher la confrontation armée entre frères ennemis.

Qu’est-ce qui met fin aux guerres civiles ?

La victoire d’un des deux camps. Ou la lassitude des combattants. Quand trop de sang a coulé, il vient un moment où, si ce n’est la raison, du moins le besoin de vivre normalement, sans risquer sa peau à chaque instant, surpasse la haine de l’autre.



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Author : Sébastien Le Fol

Publish date : 2025-11-02 17:00:00

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