Le titre est évocateur : « L’infiltration en France de la République islamique d’Iran ». Un rapport remis au ministère de l’Intérieur et au Parlement le 29 octobre tente de cartographier l’entrisme du régime de l’ayatollah Khamenei. L’un des chapitres, écrit par Matthieu Ghadiri, se penche sur les méthodes utilisées par les services secrets iraniens pour trouver des relais en France. Le retraité de la direction nationale de la police judiciaire connaît bien le régime. A partir des années 1980, alors simple étudiant iranien à Paris, il est recruté par le contre-espionnage français pour infiltrer les services de renseignement de Téhéran. Bien des années plus tard, il en a tiré un livre : Notre espion iranien (Nouveau Monde).
Aujourd’hui, il a mis son expertise au service du think tank France-2050, dirigé par Gilles Platret, maire (LR) de Châlon-sur-Saône. « Il me semblait légitime de participer à un projet républicain, réunissant essayistes, avocats, journalistes », tient-il à souligner auprès de L’Express. Avec un objectif : décrypter les méthodes des services de renseignement iraniens en Occident. Entretien.
L’Express : Comment les services iraniens recrutent-ils leurs agents à l’étranger ?
Matthieu Ghadiri : Leur méthode a évolué au fil du temps. Après la révolution de 1979, les Iraniens ont créé le ministère du Renseignement – leur service de renseignement – avec l’aide des Soviétiques. Ils étaient confrontés à un problème : ils n’avaient pas de réseau à l’étranger, surtout en Occident. Dans les années 1980, ils sont donc entrés en contact avec des organisations extérieures, notamment des mouvements terroristes. Parmi eux, on comptait par exemple le Front populaire de libération de la Palestine – classé organisation terroriste par l’Union européenne – ou l’Asala, l’armée secrète arménienne de libération de l’Arménie, qui a fait huit morts lors d’un attentat en 1983 en France. Téhéran a parfois eu recours à des membres de l’ETA, les indépendantistes basques, pour qu’ils exécutent des opposants en France ou en Allemagne. A cette époque, beaucoup des attentats ordonnés par la République islamique ont été exécutés par ces organisations terroristes.
En 1985, quand la DST a décidé d’infiltrer le service de renseignement iranien, l’un de nos objectifs était précisément d’identifier leurs différents agents dormants. Nous avons rapidement réalisé qu’ils avaient diversifié leurs contacts. Dix ans au pouvoir leur avaient permis de recruter des agents dans le milieu de la criminalité organisée, et de ne plus seulement s’en remettre aux organisations terroristes. Un grand parrain de la mafia iranienne travaillait par exemple pour eux, les aidant dans les assassinats. A partir de la deuxième moitié des années 2000, les choses ont à nouveau changé. Le pouvoir iranien a considéré qu’il devenait très risqué d’utiliser ses agents dormants à l’étranger. Ils ont choisi de se retourner à nouveau vers des groupes terroristes. Ils se sont rapprochés du Hamas – qui venait de remporter des élections législatives à Gaza – et d’organisations comme le Djihad islamique au Proche-Orient.
En septembre, dans le magazine allemand Der Spiegel, la DGSI soulignait que les services iraniens privilégient désormais le recours à des personnes issues du milieu criminel pour leurs opérations extérieures. Comment expliquez-vous ce choix de proxies criminels ?
A partir des années 2000, Téhéran a réalisé qu’il pouvait sous-traiter ses attaques au milieu étranger de la criminalité organisée. Suivant l’exemple des services de renseignement russes, ou algériens, ils ont utilisé des voyous. Ce mode opératoire est classique pour les anciens de l’Union soviétique. Récemment, à New-York, deux hommes ont par exemple été condamnés à 25 ans de prison pour l’assassinat raté d’une dissidente iranienne, Masih Alinejad. Ces deux hommes sont membres d’une mafia d’Europe de l’Est, et ont tenté de recruter un homme de main après une demande de l’Iran. Cette méthode est très efficace : ils ne mettent pas en danger leurs agents, et la rémunération des malfrats est finalement assez basse pour assurer les assassinats qu’ils leur réclament.
La criminalité organisée est divisée en plusieurs réseaux puissants, souvent communautaires. Il y a le milieu de l’Europe de l’Est, avec les Russes ou les Albanais, par exemple. Mais aussi le milieu maghrébin, très puissant en Espagne, en France, aux Pays-Bas, et un peu en Allemagne et en Italie. Téhéran peut s’appuyer sur des membres de ces réseaux pour mener des actions. L’année dernière, un Franco-Algérien, Abdelkrim S. et sa compagne, ont été arrêtés par la DGSI. Il était connu des services de renseignements pour ses activités dans le grand banditisme. On le soupçonne d’avoir été chargé de tuer des personnes juives ou des Israéliens en France et en Allemagne sur ordre de l’Iran. Ces liens entre Téhéran et les réseaux de criminalité sont très bien structurés. Et il ne faut pas oublier ceux entre l’Iran et un autre pays, qui a aussi modelé son fonctionnement en partie sur les services de renseignement soviétiques : l’Algérie. Côté algérien, la justice française soupçonne par exemple un ancien haut diplomate algérien d’avoir tenté d’enlever en France un opposant au régime de Tebboune, Amir Boukhors. Il aurait été assisté de réseaux criminels.
Vous soulignez que les réseaux al-Qods (les réseaux iraniens, issus de la branche chiite de l’Islam) et les Frères musulmans (la branche sunnite) sont des « frères ennemis ». Comment expliquer leur rapprochement ?
Vous noterez que le Djihad islamique au Proche-Orient se revendique sunnite – même s’il a des liens avec des penseurs chiites. Le Hamas est issu des Frères musulmans. Les Iraniens se sont donc appuyés sur ces organisations pour les mettre en contact avec les Frères. Ils intéressent les Iraniens car cela fait quarante ans qu’ils développent des réseaux dans différentes sphères de la société. Ils ont des ennemis communs – Israël et, plus largement, l’Occident. Les Frères musulmans et la République islamique se retrouvent donc en partie sur des actions de déstabilisation et d’infiltration. En revanche, le régime iranien a une approche différente en ce qui concerne les actions terroristes, en employant des intermédiaires venus du milieu criminel.
Vous évoquez les similarités des modes opératoires avec les services russes. En existe-t-il d’autres ?
Leur fonctionnement en est largement inspiré. Dès le début des années 1980, le renseignement iranien se transforme en service russe, mais adapté à la religion musulmane et au régime iranien. Leurs agents de renseignement se divisent en deux. Il y a d’abord celui dont le travail consiste à trouver des appuis dans le pays. Il peut s’agir de journalistes, de chercheurs, de professeurs, d’avocats, d’étudiants. Ce rôle revient en général au numéro deux de l’ambassade à Paris, qui organise régulièrement des déjeuners dans un restaurant iranien du 15e arrondissement. Il y invite des intellectuels de gauche, réputés sensibles aux arguments du régime, et il distille des éléments de langage. Cet agent est déclaré auprès des autorités nationales. Il ne se cache pas. Ensuite, un deuxième agent de renseignement fait le travail « classique » : il cherche des personnes qui pourraient devenir des espions pour l’Iran. Comme le leur a enseigné le KGB, cet agent-là ne va pas agir en France. Il n’est d’ailleurs pas déclaré, et agit souvent sous couverture du service culturel ou économique de l’ambassade. Cette personne va tenter de recruter dans les pays frontaliers : en Allemagne, en Espagne, pour ne pas attirer l’attention des renseignements locaux. En 1985, j’étais par exemple en contact opérationnel avec un agent du ministère du Renseignement iranien qui était en Allemagne.
Sur quels critères recrutent-ils des agents dormants ?
Cinq prérequis de compatibilité existent pour devenir un agent de la République islamique. D’abord, il faut être anti-impérialiste. Ensuite, anticolonialiste. Il faut vouloir l’anéantissement d’Israël. Quatrièmement, il faut considérer qu’il faut instrumentaliser au maximum la cause palestinienne pour arriver à ses fins. Et enfin, il faut estimer qu’après Israël, le second ennemi à déstabiliser est l’Occident.
Dans votre article, vous écrivez que le service de renseignement iranien a très tôt installé à Paris un centre culturel islamique et une mosquée. En parallèle, ils ont aussi tenté d’infiltrer les mouvements étudiants…
Avant qu’il ne soit assassiné, j’ai discuté avec le dernier Premier ministre du Chah d’Iran, Chapour Bakhtiar. Il m’a dit une phrase qui m’a beaucoup marqué : « Quand on est jeune, on est extrémiste ». Les Gardiens de la révolution l’ont parfaitement compris. L’infiltration des milieux étudiants est cruciale. Dès les années 1980, ils ont créé une association des étudiants musulmans iraniens en France, très active dans les universités. Ils tentent de recruter des étudiants musulmans originaires d’Afrique et du Maghreb – l’Iran a toujours essayé de travailler sur les nationalités et la religion des leaders. Par le passé, le régime a même organisé des séjours en Iran pour découvrir la République islamique. Ils distribuent des bourses, notamment via le centre culturel iranien à Paris. L’association devient visible et se rapproche notamment de mouvements comme l’Unef.
Aujourd’hui encore, ces tentatives d’infiltration existent auprès des étudiants. Mais les agents veillent à ne pas parler de la République islamique. Ils préfèrent d’abord utiliser la cause palestinienne, qui rencontre une oreille attentive au sein de la jeunesse occidentale. Ils n’évoquent la cause iranienne que dans un second temps. L’Ayatollah Khomeyni, dont l’entourage avait séjourné plusieurs fois dans les camps palestiniens, a très tôt compris comment employer la question palestinienne pour capter l’attention de l’Occident.
Source link : https://www.lexpress.fr/societe/la-france-infiltree-par-des-espions-iraniens-le-regime-vise-particulierement-les-milieux-etudiants-IZHG7OQFDNDILIEZFHRXE4KMBI/
Author : Alexandra Saviana
 Publish date : 2025-11-03 16:00:00
Copyright for syndicated content belongs to the linked Source.
